La situation
Filiale française d’un des plus importants trusts de matériel de manutention et de travaux publics, l’entreprise compte environ 400 ouvriers (en deux postes de travail) et une centaine d’employés, techniciens et cadres. Ancienne entreprise d’entretien de matériel ferroviaire, la boîte a d’abord construit sous licence des chariots élévateurs puis, rachetée par les Américains, connaît actuellement une expansion considérable ; mais comme partout, cette expansion se fait sur le dos des travailleurs (travail au rendement, heures supplémentaires, le tout dans de vieux ateliers passablement cradingues, un désordre gigantesque, et de vieilles méthodes d’organisation et d’encadrement).
Le salaire ouvrier comprend une partie fixe (relativement) : le salaire horaire de base, et une partie mobile : le boni (rendement), prime de production excessivement variable puisque la production dépend d’un programme mensuel variant suivant les types et quantités de matériels à construire.
Les faits
Jeudi 3 juin. Les ouvriers horaires reçoivent leur paie hebdomadaire et constatent la faible part du boni, un mouvement se déclenche dans les ateliers où l’ambiance se détériorait depuis plusieurs semaines, entraînant la quasi-totalité des travailleurs sauf cinq et les apprentis, et plaçant les sections syndicales CGT et CFDT (cette dernière très minoritaire) devant le fait accompli… et leurs responsabilités. La grève illimitée est décidée par les travailleurs qui avancent les revendications suivantes : suppression du boni et remplacement de celui-ci par une prime mensuelle fixe de 150 F (à noter que dans certaines sections, le boni — suivant les époques — pouvait rapporter plus de 150 F). C’est donc le principe même du travail au rendement qui était remis en question. La section syndicale CGT est dans l’embarras, ayant signé au début de l’année un accord sur les salaires (contrat de progrès). La section CFDT était aussi signataire, mais ses délégués, jeunes élus de quelques mois, passent au dessus et foncent avec les travailleurs. Les élus CGT passeront aussi assez vite sur leur embarras, mais leur préoccupation constante sera de n’agir qu’en accord avec l’Union Locale Métallurgie, où le permanent, brave type connaissant bien (trop bien) son boulot, et passablement démagogue, s’efforcera de contenir le mouvement dans des limites « raisonnables ».
Vendredi 4 juin. La situation est bloquée, dans certains bureaux, curieusement aux bureaux de méthodes et planning-ordonnancement, les mensuels s’interrogent pour participer à la grève.
Lundi 7. Les mensuels des méthodes et de l’ordonnancement, dans leur large majorité, se joignent au mouvement, entendant ainsi que la prime de 150 F pour tous s’étende aussi aux mensuels, qui ne touchent pas non plus des salaires mirobolants mais pour qui les heures supplémentaires sont monnaie courante. Quelques agents participeront à la grève le lundi au titre « solidarité », mais reprendront le travail le lendemain.
Du lundi 6 au vendredi 10. La situation restera stationnaire, les grévistes restant fermes sur leurs revendications, et le patron ne voulant pas entendre parler de suppression du travail au boni. Le représentant-permanent de la CGT tentera tout au long de la semaine de joindre à la revendication d’autres demandes de caractère plus général, bref des perches aux patrons pour les amener à discuter et à céder sur d’autres points, de manière à pouvoir faire terminer la grève sur d’apparentes victoires secondaires. Mais les travailleurs n’en démordent plus : « On peut tout revoir, bien sûr, mais avant tout : suppression du boni. »
Vendredi 10. L’énervement gagne les grévistes, aux piquets de grève on parle de plus en plus d’occupation, mais la CGT réussit une diversion : on fait défiler les gars en ville sur l’air de « Pompidou, des sous. »
Lundi 13. Aucun changement, mais dans l’après-midi, à l’assemblée générale des travailleurs en grève, l’occupation des locaux pour le lendemain matin est décidée malgré tous les efforts déployés par la CGT pour l’empêcher.
Mardi 14. L’occupation est effective, sans incidents, mais la CGT a réussi à imposer une occupation « militaire » : nombre d’occupants limité, avec laissez-passer, service d’ordre (et de filtrage) avec brassards rouges, le truc pas très excitant quoi.
Entre-temps, chaque gréviste a reçu chez lui, par la poste, une lettre de la direction lui demandant la reprise du travail étant donné que la grève met en cause l’existence même de l’entreprise, etc.
Mercredi 15. L’occupation se poursuit sans incidents, les non-grévistes rentrant simplement chez eux.
Jeudi 16. Idem, mais dans l’après-midi, la direction entreprend des poursuites judiciaires contre les occupants (atteinte au droit de propriété, occupation illégale, etc.). La CGT s’affole et fait sortir le piquet d’occupation lorsque la convocation au tribunal sera remise à chacun des inculpés (les 16 délégués du personnel, du comité d’entreprise, du comité d’hygiène et de sécurité). Devant le juge du tribunal des référés, les inculpés feront tous la même déclaration : « Je n’occupais pas l’usine, d’ailleurs étant ici au tribunal, je ne puis pas “occuper”. » Le procès pouvait se retourner contre le patron, et les avocats semblaient satisfaits, lorsque le camarade-permanent-bureaucrate CGT, cité comme témoin annonce tout benoîtement « Monsieur le juge, je puis vous assurer que depuis telle heure, nous n’occupons plus l’usine. »
(Le jugement sera rendu le lendemain, les deux parties étant renvoyées dos à dos, le juge se déclarant incompétent.)
Sur le terrain, les cadres ont repris le travail, cependant qu’un tract attaquant les patrons sur les 16 inculpations est diffusé par les travailleurs. Ce tract, bien que signé par les délégués CGT de l’usine, sera désapprouvé par la direction CGT qui le trouvera « gauchiste ». Un deuxième tract est préparé, demandant aux employés et techniciens de se joindre totalement à la grève.
Vendredi 17. Les employés et techniciens prennent leur travail normalement ; l’appel ne sera pas suivi. Dans l’après-midi, réunion délégués et patronat, il en sortira un projet de protocole d’accord accordant aux grévistes quelques aménagements dérisoires, une seule concession relativement importante : la direction accepte d’accorder une prime fixe pour certains horaires non productifs (magasiniers, manutentionnaires, contrôleurs ; prime de 60 F par mois, soit inférieure de la moitié à la revendication). Il s’agit ni plus ni moins d’une manœuvre de diversion ; quant au grand problème : le travail au rendement, il n’est pas question d’y toucher. D’autre part, il est apparu au cours des discussions que la direction française n’a strictement aucun pouvoir, le directeur américain est seul habilité à prendre des décisions (à noter l’attitude de ce personnage, comprenant très bien le français, mais se faisant traduire les propos des délégués ouvriers pour ne pas avoir à leur parler directement).
Les concessions sont si minimes que tout le monde gueule au piquet de grève, une équipe de copains est désignée pour préparer un tract sur les propositions patronales, il se trouve qu’il s’agit des militants CFDT et disons les « gauchistes », les mêmes qui avaient préparé le tract de l’avant-veille.
Dans l’après-midi, des équipes de collectes s’étaient déjà constituées et organisaient la solidarité auprès des autres entreprises et des commerçants. Jusqu’à présent, aucun faiblissement dans la détermination des travailleurs.
Lundi 21. La consultation des travailleurs, annoncée dans le tract établi le samedi comme devant avoir lieu dans une salle extérieure à l’usine, est décommandée par le permanent de l’union locale CGT qui impose une consultation dans l’usine, dans la cantine ! et en passant qui dénonce le tract en question comme ayant été fait par des syndiqués non mandatés par l’organisation. En clair, il est évident que la CGT entend faire reprendre le travail immédiatement sur les minimes concessions du patron. La manœuvre est d’autant plus claire que ce permanent-bureaucrate a emporté avec lui tous les accessoires pour une consultation à bulletins secrets ! Sûrs de leur fait, les bureaucrates font un méchant discours sur la « grande victoire » que viennent de remporter dans l’unité les travailleurs de Clark, etc. « Qu’il faut comprendre, qu’on doit savoir terminer une grève », que les « camarades » sont à bout, que « l’argent va manquer », etc. Arguments valables mais qu’il aurait fallu compléter en précisant que la solidarité commençait à porter ses fruits, si cela fut dit, ce le fut par d’autres que les bureaucrates. Bref, la situation semblait perdue aux camarades qui penchaient pour un durcissement de la lutte ; grands seigneurs, au nom de la démocratie ouvrière, les bureaucrates acceptent de faire une préconsultation pour décider de la forme du vote, main levée ou bulletins secrets.
Surprise générale, les travailleurs dans leur grande majorité optent pour un vote à main levée, les bureaucrates en sont restés sur le cul ! Mais à force d’arguties, de pleurs… ils finissent, deux heures après à imposer le vote secret. Deuxième surprise, les travailleurs demandent la prolongation de la grève ; alors la colère bureaucratique éclate dans toute sa splendeur, dans les discours qui suivent, les « camarades » irresponsables et aventuristes sont dénoncés publiquement aux travailleurs… Qui d’ailleurs n’en ont rien à foutre… Néanmoins les caciques cégétistes doivent s’incliner et accepter la continuation de la lutte. Aussitôt les équipes de solidarité se reconstituent et repartent en chasse, cependant que l’argent des précédentes collectes est distribué aux plus nécessiteux. Décision est prise d’envoyer une lettre au consul des États-Unis à Strasbourg et au préfet du Bas-Rhin pour une éventuelle pression sur les patrons. Des délégations sont constituées, qui vont d’abord à l’UL-CGT pour faire taper les lettres dont des doubles seront remis à la presse. Bien que ces textes aient reçu l’accord des délégués CGT de l’entreprise, la « camarade-permanente-secrétaire » de l’UL-CGT se refuse absolument à les taper s’il n’y a pas l’accord personnel du bureaucrate syndical ; celui qui s’était si bien « occupé » de la grève étant absent, elle fait appel au super-bonze, qui tergiverse, ne fait rien pour discuter avec les travailleurs, traite leur combat de « grève lamentable », dissuade la fille de taper quoi que ce soit et laisse les travailleurs tomber ; ceux-ci foncent à la « fédé des métaux CFDT » qui leur fait leurs lettres sans aucun problème. La remise de ces lettres n’a par la suite rien donné, les « personnalités » se refusant à toute intervention dans le secteur « privé ».
Pendant ce temps, au piquet de grève, la température est assez élevée et les discussions vont bon train ; une minorité de jeunes travailleurs voudraient reprendre l’occupation, mais les cégétistes font tout pour les en dissuader, entre-temps, on s’est aperçu qu’au poste de l’après-midi, les ouvriers touchés par la concession patronale ont repris le travail, le travail de sape de la CGT et la division occasionnée chez les ouvriers par les offres patronales ont fait leur œuvre, le découragement gagne tout le monde.
Entre-temps, chaque travailleur a reçu chez lui une seconde lettre de la direction avec un exemplaire des propositions patronales.
Mercredi 23. Tandis que les ouvriers reprennent le travail, les mensuels distribuent leurs tracts et restent devant la porte de la boite ; à 9 heures, leur délégué remet leur cahier de revendications au patron qui lui donne cinq minutes pour faire rentrer ses camarades. Cet ultimatum est repoussé, les gars s’en vont et se retrouvent à la fédé-CFDT, préparent une demande de réunion extraordinaire des délégués du personnel (convention collective), les délégués CGT, contactés, refusent de contresigner cette demande qui est néanmoins transmise à la direction.
Jeudi 24. Le patron répond aux mensuels en grève :
- Refuse la réunion extraordinaire de délégués « parce que la CGT a refusé en bloc de s’y associer » ;
- Accepte néanmoins le principe d’une discussion sur les revendications.
Après mûre réflexion, les mensuels décident à leur tour de reprendre le travail.
L’ambiance dans l’usine après les journées de grève
Dans les ateliers. Les travailleurs, bien que leurs revendications n’aient pas été satisfaites, ne se sentent pas battus, le travail se fait au ralenti et les discussions continuent, la CGT s’est déconsidérée surtout parmi les jeunes, plusieurs travailleurs ne reprendront plus leurs timbres. D’autres demandent leur compte et quittent l’usine.
Dans les bureaux les ex-grévistes font peur, très peu de questions leur seront posées, les cadres ne font aucune allusion à la grève.
Au niveau cadres-supérieurs/direction, il y a ceux qu’une grève aussi longue a écrasés et qui se sont senti vieillir, il y a ceux qui ont perçu la lettre des mensuels comme une attaque personnelle et sont fous furieux ; il y a aussi ceux qui connaissaient les problèmes soulevés par la lettre en question et qui sont relativement satisfaits de voir étaler au grand jour de merdes que l’on cachaient savamment. Mais aucun ne formulera publiquement d’opinion sur ce qui vient de se passer.
Quant à la CGT, elle vient de prendre rapidement un grand virage à gauche et décide le 28 juin soit cinq jours après la reprise, de ne pas signer le protocole d’accord soumis par la direction, rejoignant en cela la CFDT, récupération tardive qui ne changera en rien l’opinion que les travailleurs ont pu se faire de leurs représentants.
Les enseignements de la lutte
La victoire n’a pas été remportée, la prolongation de la grève par les mensuels n’a été qu’un combat d’arrière-garde, mais sur le plan moral, la section CFDT, qui a bataillé jusqu’au bout pour une grève longue et dure, a retiré un énorme bénéfice et verra son influence croître sur les travailleurs ; parmi ceux-ci, les plus durs quittent la CGT et viennent renforcer la CFDT où une équipe de militants intransigeants est née : Pendant la grève, il est apparu aux yeux de tous qu’un travail de sape, un sabotage méthodique de la lutte était mené par les bureaucrates de l’UL-CGT,ceci, parfois même contre les délégués CGT de l’entreprise. Alors que la situation était extrêmement favorable sur le plan local et sur le plan de l’entreprise pour élargir la lutte, l’organisation syndicale CGT s’est toujours refusée à lier les luttes, chacune est restée isolée.
Ce qui paraît important, c’est que les travailleurs tout en sachant qui les trahissait à tour de bras, n’ont jamais remis le syndicalisme en cause ; la nécessité, le besoin de l’organisation syndicale ne sont pas du tout contestés, mais pour les travailleurs, cette organisation n’a pas à se mêler de diriger les luttes et d’y imposer son point de vue tactique. Pour les travailleurs, il aurait suffi que l’organisation syndicale soit un support logistique, un moyen à leur disposition, une arme de résistance, un outil pour la solidarité.
C’est dans cet esprit que la section syndicale CFDT de Clark va continuer son action avec les forces neuves qui l’ont rejointe, c’est aussi une base de travail suffisante pour y faire revivre l’anarcho-syndicalisme.
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Information :
Le personnel en grève décide à l’unanimité de faire chaque mois une réunion d’information pendant les heures de travail et sur le lieu de travail, au cours d’une grève de protestation contre le refus d’accorder une heure d’information payée par mois.
Rappelons qu’en Alsace, pendant que se déroulait la grève Clark, il y avait aussi :
– Grève du 21 mai au 9 juin à Steinlen Dieterlen/Rothau.
– Grève du 26 mai au 7 juin à Controls France/Schirmeck.
– Première quinzaine de juin : grève intermittente au moulage à Baco/Strasbourg ; à General-Motors/Strasbourg, à Bugatti/ Molsheim.
– Menace de grève, contenue, à Telic/ Strasbourg, jusqu’au 23 juin, date de la reprise à Clark.
– Grève dure, avec occupation et intervention des CRS à la SNCF/Strasbourg.
D’autre part : Clark/Mulheim en Allemagne était également en grève ; et enfin, Clark/ Buchanan aux USA était et est toujours en grève.