Non, ô mon maitre, tu ne t’es pas laissé surprendre à leur ruse grossière. Et leurs paroles mielleuses — paroles de pharisiens — paroles de cléricaux, paroles d’opportunistes hérodiens — n’ont point eu d’influence sur ton jugement. D’un mot tu as remis toutes choses en place.
« Rendez à César ce qui est à César » — Qu’est-ce que César ? César, c’est l’argent, c’est cette puissance vénale qui achète les consciences, qui trafique des corps, ruine les âmes. César c’est l’esprit d’oppression, c’est l’injustice, la domination, les taxes iniques, le militarisme, les conquêtes. les tributs, l’autorité malsaine, César, c’est tout ce qu’on achète, tout ce qui se vend. Les pauvres filles qui livrent leurs corps pour quelques sous, les malheureux qui pour quelques pièces blanches par semaine vont à l’église pour plaire au patron bien pensant, les journalistes qui mettent leur plume à l’encan, tout cela c’est la faute de César — le dictateur — le Prince de ce monde de péché et d’égoïsme.
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Non, non, César, le Christ n’a rien à faire avec toi. Reprends vite ce qui t’appartient, ton denier. Dans le royaume de Dieu, on ignore ce que c’est que l’argent, on ne saurait thésauriser ni prélever d’intérêts. On n’y connait point l’affreux régime du salariat, puisque le travail est un service mutuel. Tous pour un, un pour tous. Chacun y aime son prochain comme soi-même. On n’y connais ni tribut ni impôt, parce qu’on n’a pas à entretenir ni armée ni fonctionnaires. La seule Loi en vigueur, c’est l’amour.
Dans ton Empire, ô César, c’est le contraire. Là, le denier règne en maitre. On amasse, on accapare, on accumule. Le travail est une peine qu’on subit et qu’une minorité règle et paie comme elle veut, traitant comme peuple conquis les misérables que la naissance a mis en demeure de gagner leur pitance à la force de leurs bras. On n’est point frères dans ton empire, ô César, et il te faut, pour maintenir ton autorité, des soldats, des gendarmes, des douaniers, des fonctionnaires de tous genres… et pour payer tout cela, tes sujets laissent tomber de leurs mains calleuses denier après denier, les deniers qui portent ton effigie.
Qu’on te les rende, car c’est bien le signe de ta puissance d’oppression et d’injustice, puisque les unes peuvent en posséder en masse, tandis que d’autres, faute d’un de ces deniers, peuvent mourir de faim.
Dans le vrai royaume de Dieu, on ne meurt pas de faim (Matth. IV).
Ah ne demandez pas pourquoi le christianisme a perdu son influence sur les masses ? Pourquoi les foules ne se pressent plus autour des disciples du Maitre ? Pouruoi la multitude hoche la tête et hausse les épaules lorsqu’elle voit passer les chrétiens ? Tant que ceux-ci rendront à César ce qui est à Dieu, tant qu’ils aimeront l’argent comme les autres, tant qu’ils exploiteront leur prochain comme les autres, qu’ils seront soldats ou fonctionnaires, c’est en vain qu’ils s’agiteront, se démèneront, subventionneront des œuvres d’évangélisation, de philanthropie ou même d’éducation. La foule passera insouciante, moqueuse et son attitude nous rappelle, à nous tous qui faisons profession de servir le Christ, qu’à moins de rendre à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à Cesar, on ne saurait nous prendre au sérieux.
Jacques Le Peager