La Presse Anarchiste

À la recherche du syndicalisme révolutionnaire

Le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire ne peut s’ex­pli­quer que comme une réac­tion vio­lente contre l’u­to­pie socia­liste (de laquelle le mar­xisme s’est fina­le­ment mon­tré inca­pable de se sépa­rer, mal­gré ses pré­ten­tions); contre le blan­quisme, révolte d’in­tel­lec­tuels aspi­rant à s’emparer de l’É­tat ; contre la démo­cra­tie bour­geoise ; enfin contre sa morale hypo­cri­te­ment dou­ce­reuse et son inson­dable cor­rup­tion. Bref, cotre la socié­té bour­geoise tout entière, laquelle est fon­dée essen­tiel­le­ment sur la double hégé­mo­nie du négrier et de l’intellectuel.

Dans les der­nières années du dix-neu­vième siècle, la France bour­geoise se débat au sein d’une suc­ces­sion de crises qui la secouent rude­ment : crise du bou­lan­gime (1889); scan­dale de Pana­ma qui voit s’é­ta­ler la mons­trueuse véna­li­té des par­le­men­taires oppor­tu­nistes ; affaire Drey­fus, enfin, que les contem­po­rains se repré­sentent volon­tiers comme un conflit gran­diose entre la monar­chie et la répu­blique, mais que le recul du temps fera appa­raître plus modes­te­ment comme la ten­ta­tive ultime et sans espoir de la caste clé­ri­ca­lo-mili­ta­riste de dis­pu­ter le pou­voir à la finance judéo-pro­tes­tante, la vic­toire ne pou­vant échap­per à cette der­nière en rai­son des moyens puis­sants dont elle dis­pose pour agir sur l’o­pi­nion du pays.

Le mar­xisme, que Guesde et Lafargue ont intro­duit en France, est en pleine décom­po­si­tion, affai­bli par la dévia­tion blan­quiste dont Marx, aux dires de Bern­stein, a lui-même pro­fes­sé quelques-unes des plus gros­sières erreurs. L’u­ni­té socia­liste voit s’es­tom­per l’in­fluence de Guesde et s’af­fir­mer, en même temps, la pré­pon­dé­rance des oppor­tu­nistes Jau­rès, Sem­bat. etc. Mil­le­rand, qui cou­rait après un minis­tère, est bien par­ti, néan­moins : c’est sa poli­tique qui l’emportera de plus en plus, mal­gré les apparences.

L’é­cra­se­ment de la Com­mune, cepen­dant, n’a pro­cu­ré à la bour­geoi­sie qu’une vic­toire pas­sa­gère. Les ouvriers, dès 1875, recons­ti­tuent des syn­di­cats. Au congrès de Lyon (1878), un délé­gué se pro­nonce avec élo­quence contre la repré­sen­ta­tion ouvrière au Par­le­ment. Les ren­contres sui­vantes voient s’af­fir­mer avec de plus en plus de force cette ten­dance et se creu­ser le fos­sé entre syn­di­ca­listes et socia­listes. Un mou­ve­ment est en train de naître, qui se dres­se­ra bien­tôt avec vigueur et entrain comme néga­tion vio­lente de la bour­geoi­sie, de sa démo­cra­tie immo­rale et de ses socia­listes impuissants.

Action directe et violence prolétarienne

Au socia­lisme théo­rique et uto­pique il oppose un prag­ma­tisme fon­cier qui le fait, ain­si que la bour­geoi­sie conqué­rante elle-même, se jeter indis­tinc­te­ment « sur tous les débou­chés qui s’offrent à lui » (G. Sorel); à la morale d’une classe diri­geante déjà repue, fati­guée et gagnée par le désir de jouir en paix, il répond par des coups ; à toutes les ten­ta­tives du pou­voir pour séduire, éblouir et cor­rompre les mili­tants, il répond par l’ac­tion directe, le sabo­tage, la grève ; aux anciens mythes reli­gieux et à l’u­ni­ver­sa­lisme tant chré­tien que démo­cra­tique vont, main­te­nant, s’op­po­ser les mythes puis­sants de la grève géné­rale et de la révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne et un nou­veau par­ti­cu­la­risme ; le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire, bar­bare bri­seur d’i­doles, se moque cyni­que­ment de l’homme abs­trait de la civi­li­sa­tion chis­tia­no-bour­geoise (que celle-ci réduit à n’être rien d’autre qu’une « âme » gra­ti­fiée d’un « bul­le­tin de vote »); il ne veut connaître que le pro­lé­taire en lutte pour son éman­ci­pa­tion. Par-delà la Com­mune et l’In­ter­na­tio­nale, il rejoint le Prou­dhon anti-intel­lec­tua­liste de « La guerre et la paix » ce chant à la gloire de la force et de l’hé­roïsme, et de « La jus­tice dans la Révo­lu­tion et dans l’É­glise », consi­dé­rée comme phi­lo­so­phie du tra­vail manuel ; le Prou­dhon qui affirme que « toute pen­sée vient de l’ac­tion et doit retour­ner à l’ac­tion»… C’est à celui-ci qu’il doit sa morale virile et son anti-éta­tisme intran­si­geant, tan­dis que Pel­lou­tier lui don­ne­ra ses cadres et son orga­ni­sa­tion défi­ni­tive. Le suf­frage de la masse est le mode d’ex­pres­sion nor­mal de la démo­cra­tie. Mais la masse, du vote de laquelle on pré­tend faire sur­gir la rai­son poli­tique, se com­pose avant tout d’in­di­vi­dus médiocres, aux vues étroites et aux appé­tits vul­gaires, que les élus de la démo­cra­tie ont inté­rêt à ména­ger ou à exploi­ter, et l’ex­pé­rience démontre aisé­ment que ces élus ne font rien pour mora­li­ser ni ins­truire le peuple ; rien ne les dis­tingue mora­le­ment du plus médiocre de leurs élec­teurs, et le suf­frage uni­ver­sel abou­tit à la cor­rup­tion uni­ver­selle. Le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire dénie toute valeur morale à la démo­cra­tie ; son orga­ni­sa­tion est toute fédé­ra­liste. Par le fédé­ra­lisme, la direc­tion de l’ac­tion reste aux mains des mino­ri­tés agis­santes, c’est-à-dire d’une sélec­tion de mili­tants for­més au cours d’un dur et périlleux com­bat. Avec lui, les petits syn­di­cats, grou­pant presque uni­que­ment les hommes d’ac­tion sont favo­ri­sés au détri­ment des gros syn­di­cats qui attirent la masse par tous les moyens et que leurs grosses coti­sa­tions, leur mutua­lisme vul­gaire et leur bud­get copieux inclinent vers l’i­nac­tion bureaucratique.

Le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire appa­raît bien comme une créa­tion unique, un phé­no­mène inat­ten­du, un bou­le­ver­se­ment de toutes les valeurs dans une France qui passe pour être le cham­pion de la démo­cra­tie dans le monde. Contra­dic­tion tout appa­rente pour­tant. La démo­cra­tie poli­tique est l’œuvre de la bour­geoi­sie. Mais les condi­tions de la pro­duc­tion capi­ta­liste ont pro­vo­qué la for­ma­tion d’une classe nou­velle, le pro­lé­ta­riat, lequel s’est recru­té prin­ci­pa­le­ment dans la pay­san­ne­rie et l’ar­ti­sa­nat expro­priés par la bour­geoi­sie. Or, si les classes popu­laires ont pris une part active à la révo­lu­tion de 89, elles n’y ont vu que le moyen de bri­ser les anciennes ser­vi­tudes et de sai­sir la pro­prié­té. Née dans les salons lit­té­raires et aris­to­cra­tiques, la démo­cra­tie est res­tée fon­ciè­re­ment étran­gère au peuple. Si para­doxal que cela paraisse, le peuple fran­çais n’a pas de tra­di­tion démo­cra­tique. Et alors il devient clair que si une classe popu­laire, le pro­lé­ta­riat, se donne une orga­ni­sa­tion auto­nome et renonce au secours des intel­lec­tuels bour­geois et des poli­ti­ciens de la démo­cra­tie, la base de l’or­ga­ni­sa­tion pro­lé­ta­rienne sera tout autre chose que la démo­cra­tie : comme le pro­lé­ta­riat s’op­pose à la bour­geoi­sie le fédé­ra­lisme pro­lé­ta­rien va se dres­ser comme la néga­tion vio­lente et abso­lue de la démo­cra­tie bour­geoise. Ce fait capi­tal va peser lour­de­ment sur la vie de la France et de l’Eu­rope entière et sans lui, il est dif­fi­cile de four­nir une expli­ca­tion satis­fai­sante aux bou­le­ver­se­ments poli­tiques, sociaux, et même mili­taires, qui sui­vront l’ex­plo­sion du syn­di­ca­lisme révolutionnaire.

(à suivre).

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