La Presse Anarchiste

Les prisonniers rentrent

Voi­ci que viennent de s’ou­vrir, grâce aux for­mi­dables avances russes et amé­ri­caines, les portes de quelques camps. Voi­ci que, par terre, par mer ou par avion, les pri­son­niers rentrent à un rythme impré­vu. Ils arrivent en masses si impor­tantes que les centres d’ac­cueil fron­ta­liers ont été dans l’in­ca­pa­ci­té, à cause de l’in­suf­fi­sance des moyens de trans­port fer­ro­viaires, de les répar­tir en convois par dis­tinc­tion d’o­ri­gine et que les rapa­triés sont presque tous diri­gés sur Paris, deve­nu ain­si centre de tran­sit. Le pro­blème de l’ac­cueil des pri­son­niers, de leur nour­ri­ture, de leur héber­ge­ment a donc pris, subi­te­ment, une impor­tance for­mi­dable et ce n’est pas médire que d’af­fir­mer à quel point les ser­vices pré­vus se sont trou­vés débordés.

Dans la séance de l’As­sem­blée muni­ci­pale de la Ville de Paris, du 29 mars 1945, Ray­mond Bos­sus, rap­por­teur d’une pro­po­si­tion de la Com­mis­sion mixte des pri­son­niers, se plaint de la carence du Minis­tère des Pri­son­niers et des auto­ri­tés offi­cielles dépar­te­men­tales qui devaient prendre en charge la récep­tion des rapa­triés. Il sou­ligne le fait que le Minis­tère incri­mi­né dis­pose de fonds – 24 mil­liards – mais que « pas un sou » n’a été alloué aux muni­ci­pa­li­tés de Paris et de ban­lieue. Il trouve cet état de choses d’au­tant plus scan­da­leux que ce sont des orga­ni­sa­tions pri­vées, la plu­part issue de la géné­ro­si­té du peuple de Paris, des « per­sonnes béné­voles », des « tra­vailleurs qui prennent sur leur repos le temps néces­saire », qui assurent en par­tie les col­lectes d’argent, de vivres, de den­rées dis­tri­bués aux arri­vants (dans le 20e arron­dis­se­ment, des pâtes, des pommes de terre, du vin, 199.605 F., ont été recueillis, témoi­gnant de la soli­da­ri­té popu­laire) et l’or­ga­ni­sa­tion de nom­breux centres d’ac­cueil. Depuis, la situa­tion s’est amé­lio­rée, avec l’a­mé­na­ge­ment du grand hall de la gare d’Or­say ; mais sou­li­gnons que c’est sous la plus pres­sante néces­si­té, dans une atmo­sphère d’ex­trême urgence, grâce au dévoue­ment de 400 ouvriers dont cer­tains ont accom­pli des jour­nées de tra­vail de 15 heures consé­cu­tives. (Mme Lefau­cheux, Assem­blée dépar­te­men­tale du 10 avril 1945.)

Le direc­teur dépar­te­men­tal des pri­son­niers et dépor­tés, allé­guant que les orga­ni­sa­tions pri­vées sont « les plus capables de créer l’am­biance de cama­ra­de­rie néces­saire », essaie bien de se dis­cul­per ; l’im­por­tance de l’ac­cueil réser­vé à ceux qu’il nomme « nos chers absents ne lui échappe pas ; c’est, dit-il, une ques­tion de confiance ou de méfiance à l’é­gard du gou­ver­ne­ment de la Répu­blique fran­çaise et une ques­tion d’im­por­tance sociale et nationale.

Et qu’ap­pelle-t-il créer un « cli­mat de confiance » ? C’est la pré­sence du ministre ou de son repré­sen­tant à l’ar­ri­vée du train (il ne nous dit pas que le train sta­tionne par­fois à quelques cen­taines de mètre de la gare jus­qu’à l’ar­ri­vée de la voi­ture offi­cielle!). Ce sont les hon­neurs ren­dus (quelle que soit l’heure, de jour et de la nuit, quel que soit le retard impré­vu du train) et codi­fiés, s’il vous plaît : un piquet de troupe pour 50 rapa­triés, « Mar­seillaise » pour plus de 100 hommes, trans­port aux centres d’ac­cueil et la triple for­ma­li­té des contrôles d’i­den­ti­té, médi­cal et finan­cier, puis remise à cha­cun de tabac, ciga­rettes, 1.000 F., et colis de 3 kgs.

L’aide maté­rielle, immé­diate, est une face impor­tante de la ques­tion, mais ce n’est pas le côté essentiel.

Nous voyons déjà (et d’a­veu offi­ciel!) qu’elle n’est pas exempte de cal­cul poli­tique. Outre que les mesures prises sont de réa­li­sa­tion impar­faite, qu’elles ont été et sont encore, dans cer­tains cas, une charge et un effort pour une frac­tion géné­reuse, mais pauvre et dépri­mée, de la popu­la­tion, elles sont des mesures de sagesse méfiante, de pru­dence, de pré­ser­va­tion patrio­tique, sani­taire, finan­cière, et ne sau­raient donc enga­ger l’at­ti­tude à venir, ni la recon­nais­sance des rapa­triés. Ce n’est pas être cynique que de le sou­li­gner au pas­sage et de repla­cer les faits et gestes du gou­ver­ne­ment et des admi­nis­tra­tions sur leur vrai ter­rain, qui n’est pas celui du sentiment.

M. Bos­sus réclame « quelque chose de plus sub­stan­tiel, de plus réel, de plus pra­tique, que les céré­mo­nies d’ac­cueil ». Les nom­mer ain­si, c’est dire assez qu’elles n’ac­com­pagnent pas bien loin le rapa­trié sur le che­min de son retour à la vie nor­male. C’est appro­cher du fond de cette ques­tion, qui est avant tout d’ordre psy­cho­lo­gique et humain. M. Tur­pin de Morel, lui aus­si, fait allu­sion à sa por­tée morale quand il rap­pelle à l’As­sem­blée muni­ci­pale sa res­pon­sa­bi­li­té enga­gée, non seule­ment devant la nation, mais devant l’his­toire. « Nous sommes comp­tables, dit-il, vis-à-vis de nos consciences. »

Les pri­son­niers rentrent, après avoir souf­fert phy­si­que­ment et mora­le­ment, après avoir vécu sous le signe de l’at­tente, avec une psy­cho­lo­gie par­ti­cu­lière aux camps, à mi-che­min entre le pas­sé et l’a­ve­nir. Nous, liber­taires, pas­sion­nés de notre idéal, qui lut­tons, souf­frons pour que l’hu­ma­ni­té soit libé­rée de toutes les pri­sons, nous com­pa­tis­sons aux souf­frances qu’ils ont endu­rées der­rière les bar­be­lés et vou­drions les voir s’en­ga­ger dans la voie d’une libé­ra­tion plus totale. Or, de cruelles dés­illu­sions les attendent dans ce domaine. Ils ont d’a­vance idéa­li­sé leur retour et, pour­tant, ils vont se trou­ver aux prises avec une réa­li­té qui ne fut jamais si dure : des morts, des ruines, des vieillis­se­ments, des chan­ge­ments dans les situa­tions, les idées, les sen­ti­ments. Au lieu de reprendre une ancienne place dans un monde fami­lier, ils devront s’a­dap­ter à un monde qui les étonne, s’y inté­grer éco­no­mi­que­ment, poli­ti­que­ment, socia­le­ment, Dès la fron­tière, ils s’é­tonnent des prix du vin, des vête­ments, des tarifs de che­min de fer, des des­truc­tions, du ration­ne­ment. Ils apprennent déjà qu’ils ne seront rem­bour­sés de leurs marks que jus­qu’à concur­rence de 2.000 fr. Sans doute l’in­quié­tude les sai­si­ra-t-elle bien­tôt, et c’est alors que, dépri­més, ils pour­ront deve­nir la proie des pro­pa­gandes poli­ti­ciennes. Puissent-ils alors se rap­pe­ler que, s’ils sont aujourd’­hui à l’hon­neur, ils furent en juin 40 une masse ber­née, insul­tée pour sa lâche­té, bien qu’elle fut offerte avec ses vieux fusils aux tanks et aux avions d’Hitler.

Puissent-ils avoir l’hor­reur des trou­peaux humains et de la guerre.

Puissent-ils avoir com­pris l’o­ri­gine de leurs souf­frances, com­pris qu’­Hit­ler ne fut qu’un épou­van­tail épi­so­dique, que le vrai fléau est le capi­ta­lisme mondial.

Puissent-ils se rendre compte que mal­gré les atten­tions dont ils sont l’ob­jet, ils reprennent leur place dans une classe encore asser­vie et que, seule, la révolte cou­ra­geuse des oppri­més du monde entier évi­te­ra à leurs enfants la tra­gé­die qui a broyé leur vie.

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