La Presse Anarchiste

Côté des dames

Donc, allons‑y. Écri­vons pour les femmes, encore que ce qui va suivre traite de sujets émi­nem­ment « masculins ».

Deux d’entre elles : Madame Per­rin et Madame Guillot — cette der­nière morte à pré­sent — avaient, l’une un mari, l’autre un fils.

Ce fils et ce mari sont en ce moment au Cherche-Midi.

Il n’est guère de pri­son qui soit sou­riante, aimable, atti­rante. Mais le Cherche-Midi est remar­qua­ble­ment rébar­ba­tif. J’y suis allée, un jour, voir un détenu…

Comme à Saint-Lazare (Saint-Lazare : encore un « Côté des Dames » devant lequel la vieille galan­te­rie fran­çaise s’ef­face un peu!) un arse­nal de ver­rous et de ser­rures hyper­tro­phiés, de for­mi­dables portes bar­dées et clou­tées de fer, de voûtes obs­cures et mys­té­rieuses, est le sym­bole si exa­gé­ré de l’au­to­ri­té et de la force, qu’il don­ne­rait presque à ce lieu un air de pri­son d’o­pé­rette, si la vue des déte­nus, enca­gés dans des niches grillées, accro­chées aux bar­reaux pour se rap­pro­cher un peu de la pauvre femme, de l’en­fant apeu­ré, des vieux trem­blants, qu’ils entre­voient mal dans la pénombre d’une autre niche ne rap­pe­lait trop une sinistre réalité… 

Guillot et Per­rin sont donc là.

Ils n’ont, pour­tant ni assas­si­né, ni volé, ni vio­lé, ni com­mis aucun des « crimes » et « délits » énu­mé­rés par le Code Pénal, Leur délit, leur crime, les voici :

Ils ont tra­ver­sé, encore enfants tous deux, je crois, le cata­clysme de 1914. Peut-être en ont-ils été frap­pés direc­te­ment peut-être ont-ils été écla­bous­sés du sang d’un des leurs : je l’ignore. 

En tout cas, si leur jeune conscience effa­rée a failli cha­vi­rer pen­dant cin­quante, et un mois d’hor­reur, ils ont eu, pour les sou­te­nir (comme nous tous) une pro­messe solen­nelle, un grand espoir : 

C’est la der­nière des guerres.

Ils l’ont cru.

Ils l’ont cru, un peu moins sans doute, lors­qu’ils furent ado­les­cents. Mais ils l’ont cru encore, mais ils sont encore en droit de le croire aujourd’­hui, en jan­vier 1930, puisque Mon­sieur Aris­tide Briand s’en va par­tout chan­tant de sa belle voix per­sua­sive, tel un pâtre de Vir­gile, les délices de la paix.

C’est là que Guillot, que Per­rin, com­mencent à se mal conduire. Ils croient, comme on dit vul­gai­re­ment, que c’est arri­vé. Il n’y aura plus de guerre ; en tout cas la France, quoi qu’il advienne, n’y pren­dra pas part. C’est bien com­pris, bien entendu.

Donc, il est inutile, mieux ! il est immo­ral, il est cri­mi­nel de se pré­pa­rer aux combats.

Et Guillot refuse de faire son ser­vice mili­taire, et Per­rin, qui a fait le sien, songe qu’il a mal agi, et refuse d’ac­com­plir une période.

Voi­là pour­quoi ils sont en pri­son, voi­la pour­quoi ils sont der­rière ces pesants, ces invrai­sem­blables verrous.

L’ob­jec­tion de conscience est un crime.

En France.

Car en d’autres pays, et même en des pays de régime monar­chiste, comme cette extra­or­di­naire Angle­terre, cita­delle à la fois des tra­di­tions d’hier et des liber­tés de demain, il est per­mis, selon des moda­li­tés diverses, de pré­tendre se confor­mer à la loi des hommes et à la loi du nom­mé Dieu : Tu ne tue­ras point.

Pauvres niais ! Esprits obtus, lourdes cer­velles, pour qui ne point tuer c’est ne point tuer !

Peut-on, à pareil degré, n’a­voir point le sens des nuances ? Ces gens-là, sont presque aus­si bêtes que Vic­tor Hugo, avec son Pape et son Der­nier jour d’un condam­né. Ces gens-là sont presque aus­si épais que Pas­cal, avec ses deux bons­hommes sépa­rés par un fleuve.

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J’ai par­lé de la vieille mère d’Eu­gène Guillot.

Ce mau­vais gar­çon, qui pousse la per­ver­si­té jus­qu’à ne pas vou­loir assas­si­ner des gens qui ne lui ont per­son­nel­le­ment rien fait, ce triste sire, s’est caché, tant que sa mère, gra­ve­ment malade, vécut.

Puis, elle morte, il a vou­lu ôter à son abs­ten­tion tout carac­tère d’u­ti­li­té per­son­nelle, et il s’est montré.

Il a même écrit, tout naï­ve­ment, tout poli­ment, au Pré­sident de la Répu­blique, pour lui don­ner son adresse.

Je cueille une phrase dans sa lettre :

« Tous les gou­ver­ne­ments veulent, disent-ils, sup­pri­mer la guerre : eh bien, la guerre ne dis­pa­raî­tra que lorsque les hommes, quels qu’ils soient, com­pren­dront la néces­si­té de ne pas la faire. »

Peut-on être d’une logique plus simple, plus lumi­neuse, plus écrasante ?

Or, c’est cette phrase que je vou­drais voir aller droit au cœur des femmes. En la for­mu­lant, j’au­rais sou­hai­té que Guillot écri­vît, pour être plus lim­pide encore, non pas « les hommes quels qu’ils soient », mais « les êtres humains quels qu’ils soient ».

Par consé­quent, les femmes aussi.

Les femmes surtout.

Dans l’af­faire Per­rin qui sera jugée lorsque ceci paraî­tra — divers témoins à décharge sont cités : Vic­tor Méric, Fer­nand Cor­cos, Armand Char­pen­tier, Sébas­tien Faure, etc, qui vien­dront, dire, avec l’au­to­ri­té de leur culture et de leur noto­rié­té, en quelle hor­reur ils tiennent la guerre…[[Depuis la récep­tion de cet article, Jean Per­rin — plus connu dans les milieux pari­siens sous le nom d’O­déon — a com­pa­ru devant le tri­bu­nal mili­taire de Paris. On sait avec quelle désin­vol­ture le pré­sident reti­ra la parole aux témoins, pour condam­ner ensuite Odéon, comme l’a­vait été Guillot pré­cé­dem­ment, au maxi­mum de la peine. (La Rédaction.)]]

Pour­quoi n’a-t-on pas cité la cré­mière, la chif­fon­nière, la concierge du coin, cette femme-ci ou cette femme-là, qui ont au cha­pitre la voix pré­pon­dé­rante de celles dont le fils de vingt ans n’est plus là-bas qu’un sque­lette gri­ma­çant, dont le frère est deve­nu fou, dont le père gazé crève de tuber­cu­lose, dont le mari, aveugle ou cul-de-jatte, ago­nise lentement ?

Pour­quoi, si on ne les a pas citées, ne viennent-elles pas, celles-là, ne viennent-elles pas par cen­taines et par mil­liers, comme jadis les braves femmes de Paris s’en furent à Versailles ?

Pour­quoi ne viennent-elles pas, les vieilles comme la vieille mère Guillot, celles dont le fils a vingt-cinq ans ? Pour­quoi ne viennent-elles pas, les jeunes, comme la jeune femme de Per­rin, por­tant comme elle sur les bras, un petit enfant ?

Les ver­rez-vous, le jour où l’on juge­ra Guillot, le jour, où l’on juge­ra Per­rin, mas­sées auprès du tribunal ?

Pas une.

Les ver­rez-vous anxieuses, du moins, chez elles, par­lant d’eux, atten­dant le ver­dict qui déter­mi­ne­ra, pour sa faible part, le sort futur de leurs fils ?

Si peu !

Les femmes aiment la guerre.

Les femmes aiment le mâle vigou­reux, qui déchire et qui tue son antagoniste.

Les femmes aiment les uni­formes, le tin­ta­marre des musiques, le cha­toie­ment des drapeaux…

Il n’est que de les voir, toutes, ave­nue des Champs-Ely­sées, lorsque quelque céré­mo­nie patrio­tique se déroule majes­tueu­se­ment jus­qu’à l’Arc de Triomphe.

Ah. cette psy­chose col­lec­tive, qui les sou­lève d’on ne sait quel ignoble éré­thisme, déjà ten­dues. déjà offertes, les yeux brillants, la bouche ouverte, la croupe frissonnante…

Et puis, il faut avoir le cou­rage de tout dire.

Les femmes aiment la guerre qui met dans leur vie le bou­le­ver­se­ment subit de toutes les libertés.

Et leur rési­gna­tion, leur incon­ce­vable rési­gna­tion, n’est peut-être bien que l’af­freuse ven­geance incons­ciente de la serve millénaire…

—Tu veux mou­rir, mon sei­gneur et maître ? Tu veux pour­rir quelque part, au soleil, sous un essaim de mouches, toi qui sais tout, qui peux tout, qui pos­sèdes tout ? Tu veux t’en aller et, pour une fois, tu ne m’or­donnes pas de te suivre aveuglément ?

Com­ment t’en empê­che­rais-je, moi, la faible, moi, l’i­diote, moi, qui ne suis que ta ser­vante, que ton ani­mal domes­tique ? Ah, si j’é­tais ta sœur, ta, com­pagne, ton égale Comme je me lie­rais à toi de toute la force que tu m’au­rais don­née ! Comme j’au­rais les qua­li­tés néces­saires pour te défendre, pour nous défendre !

Mais… tu sais ce que tu m’as faite.

Que puis-je, étant telle, sinon me tenir en dehors de tes aven­tures, gar­der le foyer — comme tu me l’as appris — sui­vant bon­ne­ment l’ins­tinct que tu as lais­sé, que tu as déve­lop­pé en moi — m’en aller vers un autre, mâle en ce moment plus accessible ?

[|§ § § § §|]

Il est temps que les femmes s’en mêlent, pourtant. 

Et, puisque les hommes sont inca­pables de savoir ce qu’ils veulent, puisque les hommes sont inca­pables de tenir leurs pro­messes, de mar­cher vers leur but, puis­qu’ils punissent ceux d’entre eux qui pré­tendent appli­quer leurs prin­cipes, la parole est aux femmes…

Maxi­mi­lienne

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