La Presse Anarchiste

La ville immortelle

 — Pauvres hommes ! je suis la grande bien-aimée,
La maî­tresse hon­nie et qu’on aime en pleurant,
Et votre haine a fait vibrer d’un spasme lent
Ma croupe lumi­neuse et ma tête squamée.

Hommes des bouges noirs et des murs lamés d’or,
Je guette votre espoir de mes yeux innombrables ;
Je semble reflé­ter le ciel ruis­se­lant d’astres.
Et je m’en­dor­mi­rai quand vous serez tous morts.

Mon âme four­millante est faite de vos âmes,
Âmes des hommes, âmes confuses des machines,
Ron­fle­ments de moteurs, pul­sa­tions d’usines :
Des mil­lions de coeurs battent ma vie éparse.

Mal­gré mes soirs de spleen, de pluie et de charbon,
Vous res­te­rez cap­tifs dans mes rues enchantées,
Au long de mes vieux ponts, de mes berges hantées
Où comme des chiens fous pleurent mes vagabonds.

Oui, je suis la mau­dite et la prostituée,
Et mon ventre gla­cé s’ouvre à tous les désirs ;
Je m’in­fuse le sang des chi­mères tuées.
Et je garde, à jamais, ceux que j’ai pu saisir…

Rêveuse légen­daire au bord des plaines mortes
Je fas­cine les cœurs de mes mil­lions d’yeux.
Enten­dez-vous vibrer les che­mins hasardeux
Sous l’in­nom­brable flot qui monte vers mes portes ?

Ha ! Les hommes de proie et les hommes de rêve,
Les Don-Qui­chotte avec des bombes sous le bras,
Les pieds-ter­reux, et les Jésus-portant-leur-croix,
Accourent fécon­der ma sève de leur sève…

Des pro­phètes vien­dront, aux angles de mes places
Vati­ci­ner ma mort, avec des gestes durs ;
Des filles, aux lilas piqués dans le corsage,
Feront cercle en riant de leurs yeux pleins d’azur ;

Des gueux, aux pieds pesants, leur feront un chemin ;
Des ouvriers, aux yeux fixes d’alcooliques,
Pen­sifs, écou­te­ront les paroles magiques.
Et des hommes hagards leur ser­re­ront la main…

Mais ils crie­ront long­temps. Moi, je veux vivre encore.
Et le four­mille­ment des hommes passera. —
Les lampes pique­ront pen­dant de longues lieues
Les cubes tré­pi­dants des hautes mai­sons bleues…
Et moi j’en­glou­ti­rai dans mon ventre sonore
Les hur­le­ments de rage et les bai­sers ingrats…

Moi, je suis la mau­dite et la prostituée !
Les pro­phètes hagards hantent mes carrefours.
Jus­qu’au jour jour où leur main, dans l’ombre épouvantée,
Fera sau­ter la ville et dan­ser les faubourgs !

Moi, je suis la mau­dite et la prostituée,
Et mon ventre gla­cé s’ouvre à tous les désirs ;
Je m’in­fuse le sang des chi­mères tuées,
Et je garde, à jamais, ceux que j’ai pu saisir !

Roger Devigne (Les Bâtis­seurs-de-Villes. Paris. 1910).

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