La Presse Anarchiste

L’Anarchie marque-t-elle le dernier stade de l’Évolution rationnelle ?

En admet­tant que l’in­di­vi­du soit par­ve­nu à faire table rase, dans une socié­té future, de toutes les végé­ta­tions véné­neuses qu’ont intro­duites en son cer­veau les morales accep­tées ; en admet­tant qu’il ait sup­pri­mé toutes les contraintes qui s’op­posent à la libre expan­sion de son déter­mi­nisme psy­chique et phy­sio­lo­gique, peut-on assu­rer qu’il aurait, par cela même, atteint dans toute sa plé­ni­tude, à « la joie de vivre » ?

Au-des­sus des maîtres actuels de son corps et de son esprit, dont il se sera déli­vré, il se heur­te­ra, hélas ! à un maître plus des­po­tique encore que tous ceux dont il aura fait jus­tice, car il se bute­ra contre le dyna­misme uni­ver­sel, contre ce qu’il faut bien appe­ler la Nature, et il conti­nue­ra fata­le­ment à en être le jouet.

S’il ne se trou­ve­ra plus jeté dans la vie comme un esclave, au hasard de la condi­tion sociale de ses pro­créa­teurs ; s’il ne sera plus astreint au tra­vail abê­tis­sant impo­sé par les stu­pides besoins d’une pseu­do­ci­vi­li­sa­tion en folie, il conti­nue­ra à rece­voir des forces aveugles de la Matière une enve­loppe cor­po­relle et une sen­si­bi­li­té qu’il n’au­ra pu choi­sir, accep­ter ou repous­ser. En effet, il lui sera impos­sible de remon­ter les cou­rants d’hé­ré­di­té qui ont adul­té­ré l’es­pèce et plongent au plus loin­tain des âges. Il se trou­ve­ra donc, par cela même, régi dans sa per­sonne et sa men­ta­li­té par une impul­sion créa­trice que la science ne pour­ra jamais domes­ti­quer, ni faire concou­rir aux buts humains.

Le chaos des actuels grou­pe­ments sociaux étant, pour un temps, rame­né à une approxi­ma­tive har­mo­nie, la Nature réta­bli­ra ce chaos dans la minute qui sui­vra, en refu­sant de faire naître les hommes égaux phy­sio­lo­gi­que­ment et intel­lec­tuel­le­ment, et aptes, par consé­quent, dans une égale mesure à ce que d’au­cuns nomment : le bonheur.

Les uns ver­ront le jour, rachi­tiques de corps ou d’es­prit ; cer­tains seront avan­ta­gés de forces mus­cu­laires ou intel­lec­tuelles refu­sées à leurs sem­blables. Ain­si, la notion d’é­qui­té inté­grale ne sera point réa­li­sée. Car la nature humaine étant pour ain­si dire « typée », c’est-à-dire ayant reçu dès l’o­ri­gine une unique adap­ta­tion aux buts natu­rels qui sont iné­luc­ta­ble­ment anti-indi­vi­dua­listes, le « Moi », qui aura été affran­chi de la ser­vi­tude sociale, retom­be­ra ipso fac­to dans la grande ser­vi­tude cos­mique qui asser­vit les pla­nètes à des fins baroques, comme elle y asser­vit les simples individus.

Au regard du sage, l’U­ni­vers n’est qu’une for­mi­dable mystification.

De la ser­vi­tude abo­lie des socié­tés, l’être culti­vé retom­be­ra inévi­ta­ble­ment sous la ser­vi­tude de la grande force « qui crée et n’est pas créée », comme dit le Bagha­va-Gita, le grand livre hin­dou, dont s’ins­pi­rèrent sans doute les phi­lo­sophes maté­ria­listes de la Grèce antique.

Contre cette force, suprême domi­na­trice de l’es­pèce répu­tée pen­sante, et que celle-ci, croyant s’af­fran­chir du spi­ri­tua­lisme, a en quelque sorte divi­ni­sée sous le nom de Nature, quelle est la révolte effi­cace ? Aucune.

Sa puis­sance sans conscience domine l’homme, quelque lucide et clair­voyant soit-il. Par elle, il est entraî­né comme un atome, un atome sen­sible et dou­lou­reux, dans l’im­mense confla­gra­tion des éner­gies, cela pour des des­truc­tions et des créa­tions, des ago­nies et des nais­sances, sans qu’au­cune logique puisse être attri­buée au Grand Tout, qui paraît rou­ler sur les vagues de l’ab­surde comme la Terre sur les vagues de l’é­ther sidéral.

Nous avons dit qu’au­cune ten­ta­tive de redres­se­ment du monde odieux que nous subis­sons et subi­rons jus­qu’à la fin des temps n’é­tait à envi­sa­ger. Nous avons peut-être été trop caté­go­rique, car il en est une au demeu­rant. C’est l’Inertie.

Du cer­veau de l’homme est sor­tie, en effet, une concep­tion qui brise net l’ef­fort démen­tiel de toute la méca­nique sub­lu­naire. Nous avons nom­mé le nihi­lisme phi­lo­so­phique. C’est sur cette cime plus haute et qui plonge en plein dans la séré­ni­té de l’es­prit qu’il convient de s’o­rien­ter, une fois atteint le palier de l’anarchisme.

Là se trouve la source impol­luée de toutes les certitudes.

Bien plus que le contrat social, c’est donc le contrat natu­rel qu’il faut dis­cu­ter, ana­ly­ser et par­tant condamner.

Cha­teau­briand, grand lyrique chré­tien, n’a­vait-il pas condam­né son Dieu, c’est-à-dire sa créa­tion, lors­qu’il écri­vait : « La pre­mière vio­lence dont l’homme est en droit de se plaindre est celle d’a­voir été engendré » ?

Un pen­seur de l’é­cole phi­lo­so­phique anglaise dite « radi­cale », un dis­ciple de Stuart Mill, lequel ne pou­vait pas voir sans un sen­ti­ment d’hor­reur un père de famille tenant par la main avec une expres­sion de béa­ti­tude l’en­fant à qui il avait infli­gé la vie, a dres­sé, in ani­ma vili, si l’on peut dire, une sug­ges­tive statistique.

Il a cal­cu­lé la durée de toutes les sen­sa­tions heu­reuses, d’ordre esthé­tique, moral ou amou­reux, y com­pris le spasme sexuel — la plus grande des volup­tés humaines — qu’il avait éprou­vées au cours de son exis­tence. En regard, il a tota­li­sé de même les sen­sa­tions dou­lou­reuses, c’est-à-dire les affres de la mala­die, l’an­goisse intel­lec­tuelle, la peur de la mort, sans oublier les rages de dents qui dépassent de beau­coup en vio­lence la délec­ta­tion géné­sique, dont il avait souf­fert. Il est arri­vé à ce résul­tat que la dou­leur l’emportait envi­ron deux mil­lions de fois sur le bon­heur, dans le cours de la vie d’un homme nor­ma­le­ment consti­tué et à l’a­bri des besoins matériels.

Il ajou­tait, il est vrai, que la suprême défense de la plu­part des mor­tels contre la dou­leur était l’in­cons­cience de leur condi­tion réelle, à laquelle venait s’a­jou­ter l’a­bu­sive espé­rance, qui leur fai­sait croire que demain serait meilleur qu’aujourd’hui.

Nous savons bien que le fait expé­ri­men­tal ne compte pas au regard de la phi­lo­so­phie qui, elle, ne retient que l’in­duc­tion. Mais cette sta­tis­tique ne nous en paraît pas moins démonstrative.

C’est donc contre l’ins­tinct qu’il faut tout d’a­bord s’in­sur­ger, car l’ins­tinct est l’im­pul­sion la plus tan­gible qui entraîne l’hu­ma­ni­té dans l’as­ser­vis­se­ment uni­ver­sel, où les soleils eux-mêmes sont cap­tifs d’autres soleils, et où les sys­tèmes stel­laires tournent en rond dans une sara­bande, démen­tielle puis­qu’elle est sans but défi­ni. Les myriades d’é­toiles ne dansent-elles pas dans le caba­non de l’u­ni­vers, comme des éphé­mères dans un rai de lumière, sans que nous puis­sions four­nir une expli­ca­tion plau­sible à cette ronde hys­té­rique dont le seul résul­tat est de fomen­ter la peine de vivre.

La nature, la nature natu­rante, ain­si que disait Kant, celle que n’ont vue ni Rous­seau ni les roman­tiques, la grande nature ne consiste point en des clairs de lune ou en des chants d’oi­seau. Elle nous a ten­du le piège du plai­sir sexuel pour conti­nuer l’es­pèce, et elle appa­raît au juste qui rêve d’é­qui­libre, comme aus­si féroce qu’aberrée.

Elle ne connaît et ne connaî­tra jamais l’in­di­vi­du. Or, la seule conscience qui existe en ce monde est celle de l’in­di­vi­du. De cette conscience éri­gée au-des­sus de tout ce qui est, celui-ci a reçu mis­sion de juger sou­ve­rai­ne­ment les êtres et les choses : les dieux dont il a fait jus­tice, les maîtres dont il s’af­fran­chi­ra un jour et l’éner­gie dif­fuse qui le tor­ture, car elle l’a gra­ti­fié de filets ner­veux qui sont comme la harpe dou­lou­reuse, dont la nature se plaît à jouer dans son har­mo­nie mys­té­rieuse et maléfique.

À son tour, il doit la faire com­pa­raître devant la facul­té cri­tique issue de sa rai­son domi­na­trice. Alors, en cette minute, il pour­ra s’é­crier, dans une légère variante de Louise Ackerman :

Si je me plains par­fois d’exis­ter en ce monde,
C’est moins d’a­voir souf­fert que de n’a­voir rien su.

Fer­nand Kolney

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