La Presse Anarchiste

Nos enquêtes : L’idéal anarchiste est-il réalisable ?

[( Dans son pre­mier numé­ro, la « Revue Anar­chiste » avait annon­cé l’ou­ver­ture d’une enquête sur le sujet sui­vant : L’i­déal anar­chiste est-il réa­li­sable ? L’homme peut-il vivre sans auto­ri­té, à pré­sent on dans l’a­ve­nir ? La sup­pres­sion de toute contrainte ne sera-t-elle jamais que l’a­pa­nage d’in­fimes minorités ?

Il fut fait appel à des indi­vi­dua­li­tés ayant des concep­tions phi­lo­so­phiques ou des opi­nions poli­tiques assez dif­fé­rentes. Aujourd’­hui, nous repro­dui­sons les réponses, dans l’ordre où elles nous sont par­ve­nues, en nous gar­dant — comme conve­nu — de tout com­men­taire, nous per­met­tant seule­ment d’en remer­cier les auteurs.

La Rédac­tion.)]

Barbusse.

Chers camarades,

C’est très volon­tiers que je défère à l’a­mi­cale invi­ta­tion de la Revue Anar­chiste, en répon­dant à. l’en­quête qu’elle a suscitée.

L’i­déal anar­chiste est-il réa­li­sable ? En prin­cipe, sans aucun doute, il est réa­li­sable. On peut, en effet, par­fai­te­ment conce­voir sans sor­tir des vrai­sem­blances pra­tiques qu’à un moment don­né, chaque homme deve­nu suf­fi­sam­ment conscient de son rôle social, y conforme son acti­vi­té indi­vi­duelle, de lui-même, de sa propre volon­té pous­sée par sa propre rai­son. Mais d’autre part, je pense que nous ne sommes pas arri­vés encore à cette géné­ra­li­sa­tion de la conscience sociale, géné­ra­li­sa­tion qui demande une longue tâche de pré­pa­ra­tion dans l’ordre de la com­pré­hen­sion et dans l’ordre de l’action.

Les élé­ments qu’il faut pos­sé­der pour s’a­dap­ter spon­ta­né­ment, dans sa sphère per­son­nelle, aux besoins et aux dési­rs de la col­lec­ti­vi­té, sont encore l’a­pa­nage de per­son­na­li­tés intel­lec­tuel­le­ment et sur­tout mora­le­ment très supé­rieures à la moyenne et dont l’exemple ne peut être sui­vi qu’a­vec une cer­taine len­teur par tout l’en­semble humain. C’est pour­quoi, en ren­dant hom­mage à la beau­té de l’i­déal anar­chiste et en recon­nais­sant volon­tiers qu’il consti­tue un stade par­ti­cu­liè­re­ment éle­vé de la réa­li­sa­tion sociale, je pense que cette théo­rie n’est pas actuel­le­ment viable. Il en résulte que ceux qui prennent l’i­ni­tia­tive de la dif­fu­ser ne doivent jamais la consi­dé­rer autre­ment que comme une for­mule à laquelle on ne peut que pré­pa­rer, dans les cir­cons­tances pré­sentes, les masses humaines, sans essayer de la réa­li­ser d’une façon posi­tive et concrète dans la socié­té contem­po­raine. Il est à noter, en effet, que cette for­mule d’une sim­pli­ci­té suprême, cou­ron­ne­ment de la vie com­mune des foules sur la terre, ne peut exis­ter que si elle est una­ni­me­ment accep­tée. L’ab­sence abso­lue de contrainte inter­dit la pos­si­bi­li­té de scis­sions et d’ex­cep­tions dans l’or­ga­nisme social.

Voi­là, chers cama­rades, ce que je pense en bloc de la théo­rie anar­chiste. Je vous adresse ce résu­mé avec mes fra­ter­nelles amitiés.

Hen­ri Barbusse

Han Ryner

Un idéal est un abso­lu et seul le rela­tif peut vivre. Mais on ne vit que dans la mesure où l’on se rap­proche d’un absolu. 

Il y a peu de vivants. Connais­sez-vous des anar­chistes pra­tiques qui n’im­posent jamais d’exi­gences et qui méprisent en riant toutes celles qu’ils doivent subir ? Je le crois aus­si rares que les vrais chré­tiens ou les vrais stoïciens.

L’a­nar­chie sans anar­chistes a fait écla­ter jadis quelques bombes, comme le chris­tia­nisme sans chré­tiens a allu­mé d’in­nom­brables bûchers, comme le stoï­cisme pro­fes­sé para­doxa­le­ment par un empe­reur s’est com­pro­mis à des per­sé­cu­tions et à des guerres.

D’ailleurs, que nous importe un loin­tain ave­nir ? C’est aujourd’­hui qui t’in­té­resse, cama­rade d’au­jourd’­hui. Et aujourd’­hui, tu le vois trop, ne peut être beau qu’en toi. Sois donc chré­tien jus­qu’à mépri­ser le prêtre, stoï­cien jus­qu’à mépri­ser les crimes de Marc-Aurèle et les âne­ries de Loi­sel, anar­chiste jus­qu’à t’é­car­ter en sou­riant de tous les groupes.

Han Ryner

Georges Pioch

On peut dire de l’i­dée, ou plu­tôt, des idées anar­chistes, ce que Buf­fon a écrit du génie : qu’il est une longue patience.

Faire des­cendre ces idées de la conscience où elles planent pour leur don­ner, dans notre socié­té, la vie du sen­ti­ment, cela, non seule­ment est pos­sible, mais, pour l’hon­neur de l’es­prit humain, cela se voit tous les jours.

Leur don­ner dans cette même socié­té la vie de l’ac­tion, cela ne peut être encore que spo­ra­dique, si je puis aus­si vilai­ne­ment m’ex­pri­mer…, ce qui revient à dire qu’il est pos­sible, et mieux : sou­hai­table, que des groupes se forment où ces idées seront, non seule­ment culti­vées, mais ras­sé­ré­nées par ceux-là mêmes qui les ont élues.

Je vou­drais que ces groupes eussent le sou­ci d’ac­cor­der ce que leur effort a de juste et de noble­ment viril avec ce que Bee­tho­ven appe­lait « l’u­nique signe de supé­rio­ri­té » : la bonté.

Voi­là, cer­tai­ne­ment, une des tâches les plus dif­fi­ciles, mais, aus­si, les plus belles, qui puissent se pro­po­ser à l’ac­ti­vi­té et à la pas­sion d’un groupe de jeunes hommes, ou d’un jeune homme seul.

Il faut que ceux-là se fassent dès l’a­bord une rai­son ; et cette rai­son, je la vois pré­ci­sée dans cette for­mule bien connue, qui est de Guillaume d’O­range et de Nas­sau dit le Taciturne :

« Il n’est pas néces­saire d’es­pé­rer pour entre­prendre, ni de réus­sir pour per­sé­vé­rer.»

Faut-il donc déses­pé­rer ? Non, je vous l’ai dit en com­men­çant : les idées anar­chistes sont une longue patience.

Les socié­tés évo­luent et, par cela même, elles pro­gressent… Mal­gré elles, presque tou­jours… mais c’est un fait : qu’elles évo­luent et progressent…

Il arrive ain­si qu’elles s’as­si­milent, oh ! sans y prendre garde, un peu ou beau­coup, selon les indi­vi­dus ou les grou­pe­ments d’hommes, des idées anar­chistes qu’elles ont tenues pour folles et dont elles ont, incom­pré­hen­sives et absurdes, per­sé­cu­té les propagateurs.

Je ne vais pas jurer hélas ! que les idées anar­chistes se réa­li­se­ront toutes, et plei­ne­ment dans une socié­té d’hommes.

Mais je dis, et ce m’est ici une convic­tion pro­fonde, que ceux qui tra­vaillent, peinent et souffrent, pour ces idées, ne perdent pas leur temps, et que leur œuvre est bonne, belle, grande, nécessaire.

Mon bon maître et ami Ana­tole France pro­fes­sait que l’ef­fort des hommes rai­son­nables, ou qui, du moins, se targuent d’être tels, n’a­bou­tit, socia­le­ment, qu’à don­ner la vie du réel aux uto­pies de quelques sages méconnus.

Que mes cama­rades de la Revue Anar­chiste, qui sont plus vieux, ou plus jeunes que moi, — sait-on jamais ? — reçoivent, en manière de salu­ta­tion, le vœu que forme pour eux une telle espérance.

Qu’ils aident à faire réus­sir dans le temps les nobles uto­pies dont ils sont les gardiens.

Georges Pioch

E. Armand.

Je suis embar­ras­sé pour répondre comme il le fau­drait à l’en­quête de « La Revue Anar­chiste ». Y a‑t-il un idéal anar­chiste ? L’a­nar­chisme est-il un idéal ? S’il y a un idéal anar­chiste, lequel est-ce, puis­qu’il y a plu­sieurs ten­dances ou cou­rants dans l’anarchisme ?

Il est vrai que la suite de la ques­tion posée par « La Revue Anar­chiste » semble déli­mi­ter ou défi­nir l’i­déal anar­chiste : « sans auto­ri­té » — « sup­pres­sion de tonte contrainte ».

Il faut lire sans doute : « de toute auto­ri­té poli­tique » — de « toute contrainte d’ordre éta­tiste, gou­ver­ne­men­tal et tout ce qui s’y rap­porte », car nous savons que l’homme « n’est pas libre », bio­lo­gi­que­ment par­lant : il est sou­mis aux indi­ca­tions de son déterminisme.

Être anar­chiste, c’est nier, reje­ter l’ar­ché, la domi­na­tion poli­tique, légale ; l’ap­pa­reil du pou­voir. C’est plus encore, c’est nier, reje­ter l’u­ti­li­té de l’É­tat pour ordon­ner les rap­ports entre les hommes. Mieux : c’est se pas­ser, pour s’en­tendre avec autrui, de l’in­ter­ven­tion et de la pro­tec­tion des ins­ti­tu­tions archistes.

Com­ment puis-je savoir si dans l’a­ve­nir « l’homme » pour­ra se pas­ser de l’au­to­ri­té poli­tique, de toute auto­ri­té impo­sée ? Com­ment puis-je savoir si la « sup­pres­sion de toute contrainte » ne sera jamais que l’a­pa­nage d’in­fimes mino­ri­tés ? À en juger par l’ap­pa­rence, je ne vois aucun homme se pas­ser d’au­to­ri­té — je n’a­per­çois aucune mino­ri­té sous­traite à « toute » contrainte.

Au fait, je m’en insoucie.

Je me sens anar­chiste et cela me suf­fit. Je me sens gêné, entra­vé, emmaillo­té, limi­té, res­treint par les mul­tiples liens for­gés par les ins­ti­tu­tions de l’É­tat. Je m’in­surge contre ces contraintes, je m’en évade aus­si­tôt que je puis en trou­ver l’oc­ca­sion. Chaque fois que je veux trai­ter avec un être humain ordi­naire (?) — je le découvre imbu de conven­tions, de pré­ju­gés, de croyances, de par­ti-pris, de points de vue à lui incul­qués par les agents de l’ar­chisme. J’es­saie de libé­rer ceux que je ren­contre de ces sug­ges­tions étrangères.

Je ne vis pas « sans auto­ri­té », hélas ! À chaque coin de rue, à chaque car­re­four, je dois subir sa repré­sen­ta­tion visible. Et si ce n’é­tait que cela ! Cepen­dant, dans mes rela­tions quo­ti­diennes avec les anti­éta­tistes de mon bord, je fais de mon mieux peur m’en­tendre avec autrui en ne tenant pas compte du jeu des ins­ti­tu­tions gou­ver­ne­men­tales. Cela me réus­sit plus ou moins, mais je per­sé­vère. Et je ne me pré­oc­cupe guère si les rap­ports que j’en­tre­tiens avec « les miens » cadrent ou non avec l’é­du­ca­tion, la mora­li­té éco­no­mique ou sexuelle, l’en­sei­gne­ment de l’É­tat ou de l’É­glise (aspect spi­ri­tuel, dou­blure de l’État).

Si nous en venions à l’in­di­vi­dua­lisme anarchiste ?

L’in­di­vi­dua­lisme anar­chiste est non pas un idéal, mais une acti­vi­té, un état de lutte ouverte ou occulte, mais conti­nuel, contre toute concep­tion de vie qui subor­donne l’in­di­vi­du à l’au­to­ri­té gou­ver­ne­men­tale, qui le consi­dère en fonc­tion de l’É­tat, qui le rela­tive à une contrainte sociale et à des sanc­tions légales dont il n’a jamais pu et ne peut peser ou exa­mi­ner le bien ou mal fon­dé par rap­port à son déve­lop­pe­ment personnel.

J’i­gnore si ceux qui le consti­tuent forment « une élite », mais je main­tiens qu’il existe tout à tra­vers le monde un milieu indi­vi­dua­liste anar­chiste, un milieu de « cama­rades », lequel, par tous les moyens en son pou­voir, s’emploie à ne tenir aucun compte des condi­tions sociales, morales, intel­lec­tuelles sur les­quelles repose la socié­té archiste. Se ser­vant de la ruse, si l’é­va­sion à ciel ouvert n’est pas possible.

On ne vit pas d’hy­po­thèses, ni de conjec­tures. Si idéal anar­chiste il y a, je me pro­pose de réa­li­ser de lui tout ce que je pour­rai immé­dia­te­ment, sans attendre, sans me deman­der si je fais par­tie ou non d’une élite, en m’as­so­ciant avec des « cama­rades » athées, maté­ria­listes, pré­sen­téistes, jouis­seurs comme moi, pres­sés de mettre les bou­chées doubles, comme je le suis. Tout le reste est dis­trac­tion ou métaphysique.

Remer­cions « La Revue Anar­chiste » de nous avoir four­ni l’oc­ca­sion de nous dis­traire, en camarades.

E. Armand

Sébastien Faure.

Oui ; l’I­déal anar­chiste est réalisable.

Depuis plus de qua­rante ans, je suis anar­chiste. Je ne le suis pas deve­nu à la faveur d’une sou­daine révé­la­tion, mais len­te­ment et après avoir par­cou­ru, étape après étape, toute la dis­tance qui sépare l’es­cla­vage total auquel la reli­gion catho­lique astreint ses fana­tiques de l’in­dé­pen­dance sans limite que l’I­déal anar­chiste, seul, accorde à ses adeptes.

J’ai sou­mis loya­le­ment mes convic­tions liber­taires à l’é­preuve des évé­ne­ments qui, depuis cette époque, déjà loin­taine, ont impres­sion­né la vie sociale ; et, bien loin d’af­fai­blir ces convic­tions, mes consta­ta­tions n’ont ces­sé de les fortifier.

On peut har­di­ment en conclure que l’I­déal anar­chiste est, à mon sens, réa­li­sable ; car, si, par nature, je cède volon­tiers à l’at­trac­tion de l’I­déal et si mon coeur se sent d’au­tant plus atti­ré vers celui-ci, qu’il me paraît — c’est le cas de l’I­déal anar­chiste — plus équi­table, plus fra­ter­nel, plus noble et por­teur de pro­messes plus fécondes, ma rai­son m’eût empê­ché et, l’âge aidant, elle ne man­que­rait pas de m’in­ter­dire de tra­vailler — encore plus que jamais — au triomphe d’un Idéal dont la réa­li­sa­tion m’ap­pa­raî­trait impossible.

Je ne suis ni une ima­gi­na­tion déré­glée, ni un esprit chi­mé­rique et l’ef­fort que j’es­time inutile ne m’in­té­resse pas.

Ma convic­tion est donc que l’I­déal anar­chiste est réa­li­sable. J’ai l’i­né­bran­lable cer­ti­tude que l’é­vo­lu­tion des socié­tés humaines y condui­ra fata­le­ment les géné­ra­tions futures et que, ain­si, cet Idéal devien­dra une réalité.

Mais ne me deman­dez pas à quelle date cette réa­li­sa­tion de l’I­déal anar­chiste son­ne­ra au cadran de l’his­toire. Je ne le sais pas plus que je ne puis savoir à quel âge mour­ra tel homme jeune, vigou­reux et sain.

Ce que je sais, c’est que je puis, sans crainte de me trom­per, affir­mer qu’il mour­ra. De même, je puis affir­mer, sans plus d’hé­si­ta­tion, que les régimes d’Au­to­ri­té mour­ront et que l’a­vè­ne­ment d’un milieu social basé sur la liber­té, c’est-à-dire « anar­chiste » suc­cé­de­ra à leur disparition.

Pour moi, cet avè­ne­ment n’est pas une simple espé­rance, une pro­ba­bi­li­té, mais une cer­ti­tude.

[|§ § § § § §|]

J’es­time que, dès aujourd’­hui, l’homme peut vivre sans auto­ri­té. Il est évident que, en rai­son des siècles de ser­vi­tude qui pèsent lour­de­ment sur l’homme du 20e siècle, l’ins­tau­ra­tion immé­diate d’un milieu social sans contrainte ne lais­se­rait pas que de sou­le­ver de nom­breuses dif­fi­cul­tés, et que le jeu des pas­sions subi­te­ment débri­dées chez des indi­vi­dus insuf­fi­sam­ment pré­pa­rés ou tota­le­ment inédu­qués entraî­ne­rait des actes regrettables.

Mais ces dif­fi­cul­tés : bien plus aisé­ment sur­mon­tables que ne se plaisent à le dire — on devine pour­quoi — les tenants de l’Au­to­ri­té, ne résis­te­raient pas long­temps à l’ef­fort loyal, sérieux et per­sis­tant des hommes de bonne volon­té deve­nus les maîtres de leurs propres destinées.

Quant aux vio­lences, excès, débor­de­ments et crime, dont l’ab­sence de toute Auto­ri­té don­ne­rait le signal, je considère :

D’une part, que la res­pon­sa­bi­li­té de ces actes répré­hen­sibles sera impu­table à l’es­prit d’Au­to­ri­té dont ils expri­me­ront la sur­vi­vance et que, la cause étant sup­pri­mée, l’ef­fet ne tar­de­ra pas à disparaître ;

D’autre part, que ces vio­lences, excès, débor­de­ments et crimes seront loin, bien loin d’at­teindre le niveau des sau­va­ge­ries, ini­qui­tés et for­faits dont l’Au­to­ri­té est comp­table et dont le pro­cès n’est plus à faire : cré­du­li­té, misère, igno­rance, four­be­rie, bru­ta­li­té, pros­ti­tu­tion, jalou­sie, haine, ven­geance, guerre, rapine et bri­gan­dage de toute nature.

Sébas­tien Faure

Romain Rolland.

Vous me deman­dez : « L’i­déal anar­chiste est-il réa­li­sable ?…»

Je répon­drai d’a­bord : « Le propre d’un idéal est de n’être pas réa­li­sé. Son objet est de sus­ci­ter nos éner­gies vers un but, qui recule tou­jours devant l’ef­fort humain. Si elle avait atteint son but, la vie n’au­rait plus aucun prix. Elle ne serait même plus. La vie est dans l’é­lan, dans la lutte et l’ef­fort. Le but atteint est la mort. » 

Mais reve­nons à « l’a­nar­chie » ! Il fau­drait s’en­tendre sur une solide défi­ni­tion de l’i­déal que ce mot repré­sente. Je le prends dans le sens d’un libre et plein déve­lop­pe­ment de l’in­di­vi­dua­li­té. « Ce déve­lop­pe­ment est-il pos­sible ?», deman­dez-vous, « l’homme peut-il vivre sans auto­ri­té ?» Je pré­cise : « sans auto­ri­té du dehors ». Car il est bien évident qu’à toute dimi­nu­tion de l’au­to­ri­té du dehors doit cor­res­pondre une aug­men­ta­tion pro­por­tion­nelle et pro­gres­sive de l’au­to­ri­té du dedans, de la maî­trise inté­rieure. L’homme n’existe, en fait, que dans un milieu social. Entre le milieu et lui, il y a un inter échange constant d’ac­tions et de réac­tions. Pour qu’elles s’har­mo­nisent, il faut un ordre, venu ou du dedans, ou du dehors. L’ordre du dedans est le plus beau, mais il est infi­ni­ment plus dif­fi­cile à conqué­rir. Il sup­pose des per­son­na­li­tés extrê­me­ment évo­luées. Et il ne suf­fit même pas qu’un petit nombre d’hommes par­viennent à cet état supé­rieur, puis­qu’ils sont, bon gré, mal gré, encla­vés dans le bloc humain. Il fau­drait que ce bloc aus­si fût arri­vé à an haut degré d’é­vo­lu­tion. Sinon, les per­son­na­li­tés libres seront écrasées.

Je crois donc illu­soire d’es­pé­rer que des indi­vi­dus pour­ront réa­li­ser l’i­déal anar­chiste pour eux-mêmes, sans avoir for­mé le milieu social capable de les lais­ser vivre et s’ac­com­plir dans leur plé­ni­tude. À moins de se bor­ner une pla­to­nique indé­pen­dance de pen­sée muette, qui se satis­fait de son inof­fen­sive liber­té, bouche close et bras enchaî­nés, l’homme qui veut la liber­té pour soi doit non seule­ment la conqué­rir pour les autres, mais tra­vailler au pro­grès social qui apprenne aux autres à la tolé­rer : car c’est ce qu’ils savent le moins.

Per­met­tez-moi main­te­nant de vous expo­ser en quelques mots mon point de vue propre :

Je ne suis pas anar­chiste. Je ne suis pas socia­liste, ni de quelque groupe social que ce soit. Je suis le petit-fils de mon grand-père Colas des Gaules, dont l’ex­pé­rience s’ex­pri­mait sous le voile d’i­ro­nique bon­ho­mie de ce vieux pro­verbe fran­çais : « Faut de tout pour faire un monde !» — Bien enten­du, à condi­tion que de ce tout on réus­sisse à faire une har­mo­nie. La vie, le monde, la socié­té, l’es­prit, m’ap­pa­raissent comme un état per­pé­tuel­le­ment instable, une poly­pho­nie en mou­ve­ment, dont la fixa­tion ou l’ar­rêt serait la mort. Il s’en suit que l’é­qui­libre vivant exige le contre­ba­lan­ce­ment des forces oppo­sées. L’é­vo­lu­tion actuelle des peuples vers le socia­lisme réclame et sus­cite la vigou­reuse réac­tion vitale de l’in­di­vi­dua­lisme anar­chiste. La vic­toire de l’une ou de l’autre des forces qui s’en­tre­choquent dis­lo­que­rait tout l’é­di­fice. Il faut leur coexis­tence et leur lutte. Il en est ain­si de tous les autres prin­cipes qui se livrent com­bat dans notre esprit et dans la socié­té, — laquelle est tou­jours le reflet de celui-ci : — ils coopèrent, sans que nous le sachions, au main­tien de la voûte. Cha­cune des pous­sées néces­site une égale contre-pous­sée. C’est pour­quoi mon idéal per­son­nel de paix et d’har­mo­nie pour­rait para­doxa­le­ment s’ex­pri­mer par l’i­mage de deux béliers qui s’af­frontent au-des­sus de l’a­bîme. — Mais qu’est-ce autre chose, une cathédrale?..

« Cathé­drale qui repose — sur le juste équi­libre des forces enne­mies ; — Rosace éblouis­sante, — où le sang du soleil — jaillit en gerbes dia­prées, — que l’œil har­mo­nieux de l’ar­tiste a liées…»[[Ara Pacis]]

Donc, je vous dis : « Ten­dez vos forces, amis, enne­mis ! Et qu’au­cun de vous ne fai­blisse ! De vos éner­gies accou­plées dans le corps à corps naît la suprême harmonie. »

Romain Rol­land

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