La Presse Anarchiste

Quand l’individu s’évadera

[[Voir les numé­ros 1 et 2 de la Revue Anar­chiste : « Le XXe siècle contre l’In­di­vi­du », « L’a­mour et l’es­pèce contre l’individu ».]]

[( « Il n’est rien si beau, et si légi­time que de faire bien l’homme, et dument, ni science si ardue que de bien et natu­rel­le­ment savoir-vivre cette vie. La gen­tille ins­crip­tion, de quoi les Athé­niens hono­rèrent la venue de Pom­peius en leur ville se conforme à mon sens : D’au­tant es-tu dieu, comme
Tu te recon­nais homme. »

Mon­taigne.)]

De com­pa­gnie, libre­ment, en met­tant nos pré­ju­gés à vif, nus et pal­pi­tants comme des vis­cères sur une table d’am­phi­théâtre, nous avons recher­ché — en dehors des conven­tions bour­geoises comme des conven­tions révo­lu­tion­naires — à ana­ly­ser les com­po­sants, la réa­li­té de l’in­di­vi­du, c’est-à-dire de l’Homme en ins­tance de formation. 

Nous avons vu com­bien les doubles et inexo­rables filets qui enserrent nos indi­vi­dua­li­tés (rets des sens et du carac­tère affec­tif qui sont comme une peau invi­sible et tenace super­po­sée à notre peau cor­po­relle, rets des condi­tions men­tales et sociales de l’exis­tence humaine) nous avons vu, de com­pa­gnie, en cher­cheurs libres, com­bien l’in­di­vi­du sem­blait condi­tion­né et limi­té d’une façon désespérante.

Nous n’a­vons pas désespéré.

Il serait peu sage, à mon avis, de se pré­tendre révo­lu­tion­naire, liber­taire, anar­chiste et de pous­ser des cris d’en­fant chaque fois que l’on nous arrache les plumes de nos illu­sions. Sommes-nous bien d’accord ?

Il serait indigne, enfin, d’un homme libre (ou qui s’ef­force de le deve­nir) de ne pas essayer la gym­nas­tique de « se sur­mon­ter soi-même », comme disait Nietzsche, de ne pas voir que le plus grand adver­saire de l’in­di­vi­du en marche vers son affran­chis­se­ment, c’est l’in­di­vi­du lui-même, tant qu’il n’a pas opé­ré cette sorte de purge men­tale, pénible, mais salubre, dont je vous ai esquis­sé la méthode.

Il serait utile, au demeu­rant, de com­plé­ter notre recherche, notre fouille dans ces pro­fon­deurs de l’être, par une étude sur les condi­tions dans les­quelles la dou­leur et la lai­deur entravent et dimi­nuent nos pos­si­bi­li­tés d’affranchissement.

C’est un tra­vail auquel je me suis livré, pour mon compte, et dont je vous ferai sans doute part quelque jour.

Mais dans ces notes, dans ces paroles d’homme à homme, de conscience à conscience, j’ai moins pré­ten­du rédi­ger un trai­té dog­ma­tique com­plet que fouiller ta volon­té et ta rai­son promptes à se conten­ter de peu. Ô mon cama­rade inconnu.

Si j’ai étu­dié et réuni d’a­bord les véri­tés capables de décou­ra­ger et d’a­battre une per­son­na­li­té débile, je crois que les véri­tés que je t’ai aidé à retrou­ver en toi sont bonnes et que les forts en sen­ti­ront le prix.

[|§ § §|]

Mon tra­vail est fini. Frère l’Homme, le tien commence.

Ces études dont je n’ai jamais, certes, pré­ten­du faire un manuel Roret de l’In­di­vi­du, mais un rapide et pres­sant cri d’ap­pel, tu peux désor­mais les lais­ser dor­mir. Peu importe que tu m’ou­blies, si tu ne t’ou­blies plus toi-même. Ma main t’a secoué dans le som­meil de ta des­ti­née, avec une tendre et ferme insistance.

Tu es réveillé. Tu es éveillé.

En route !

Tu com­prends à cette heure comme c’est beau d’être un homme et que cette réa­li­té n’a point de rap­port avec la situa­tion misé­rable ou contrainte que tu peux occu­per dans la mosaïque sociale.

Epic­tète était esclave. Spi­no­za ouvrier en chambre. Cepen­dant, ils tenaient le monde entier dans leur pen­sée comme un roi du jeu de cartes tient un globe d’or dans sa main, alors que des myriades d’in­di­vi­dus, somp­tueu­se­ment vêtus d’ha­bits noirs ou pourpres, selon les lati­tudes, ne sont que des appa­rences d’hommes, des ani­maux bâtis à l’i­mage de l’homme, mais qui n’ont pas su trou­ver et suivre la loi de l’homme.

La loi de l’homme, le propre de l’homme, c’est de sécré­ter de la beau­té, de la paix, de la joie, si modestes que soient cette joie, cette beau­té, cette paix. La loi de l’homme, c’est-à-dire le secret de la vie inté­rieure, c’est savoir aimer.

Aimer, c’est avoir pour corps et pour coeur, non plus seule­ment notre cœur, nos tripes, nos bras, nos jambes, mais toute la réa­li­té que nous pou­vons sen­tir et pres­sen­tir. Aimer, c’est vivre.

[|.… .… …|]

Il était une fois, racontent les Orien­taux, un roi très puis­sant et très sage qui s’é­tait mis en tête de connaître l’his­toire de l’homme. Il fit venir tous les savants de son royaume et leur dit :

 — Voi­ci les clefs de mes tré­sors. Puisez‑y l’or qu’il vous fau­dra. Deman­dez-moi du temps, des palais, des esclaves, des scribes. Mais retra­cez-moi, de la créa­tion du monde à nos jours, d’un bout du monde à ses anti­podes, l’his­toire uni­ver­selle des hommes, à tra­vers les siècles des siècles.

Le roi était jeune, libé­ral, géné­reux. Les plus illustres savants vou­lurent concou­rir à l’é­di­fi­ca­tion de cette his­toire. D’im­menses salles furent bâties où s’en­tas­saient leurs archives. Des cara­vanes de voya­geurs et de capi­taines sillon­naient les terres et les mers, à leur ser­vice. Nuit et jour des mil­liers de scribes écri­vaient et clas­saient sous leur dic­tée les innom­brables cha­pitres de l’his­toire humaine.

Tous les ans le roi allait voir s’a­mon­ce­ler les manus­crits. Mais les savants se pros­ter­naient et disaient :

 — Patiente, ô grand roi. Mal­gré notre dili­gence nous avons à peine effleu­ré encore le for­mi­dable secret des âges.

Un jour le roi obser­va : — Je deviens vieux. Votre labeur serait-il ache­vé que je ne pour­rais me le faire lire tout entier. Résu­mez-moi en dix livres toute l’his­toire humaine.

Dix ans après, les savants revinrent avec leurs livres auprès du roi vieux et pensif.

— Je n’au­rais plus, fit-il, le temps de lire vos dix livres. Résu­mez-moi en un seul toute l’his­toire humaine, que j’en emporte avec moi l’es­sence avant de quit­ter les royaumes de la vie.

Quand le der­nier des savants se traî­na jus­qu’au palais, un petit livre dans sa main trem­blante, l’i­mage de la mort veillait au pied de la couche royale et le mou­rant put seule­ment balbutier :

— Ne pour­rais-tu, d’une phrase, me résu­mer l’his­toire humaine?…

Et les princes, les capi­taines, les grands de la terre qui entou­raient le lit funèbre s’in­cli­nèrent et d’un souffle le savant dit :

— Sire, ils ont vécu, ils ont aimé, ils sont morts.

[|.… .… …|]

Ain­si l’es­prit, c’est-à-dire l’in­di­vi­du qui se pense, après avoir recen­sé les tré­sors qu’il porte ou fabrique, est rame­né à la loi d’u­ni­té har­mo­nieuse à laquelle il devait aboutir : 

Le vrai, c’est l’u­ni­té et l’har­mo­nie du monde ren­dues intel­li­gibles.

Le beau, c’est l’u­ni­té et l’har­mo­nie du monde, ren­dues sen­sibles, vivantes, humaines. 

Le bien, c’est l’u­ni­té et l’har­mo­nie du monde, trans­po­sées et réa­li­sées en acte. Et le bien a deux noms : bon­heur s’il s’ap­plique à l’in­di­vi­du, jus­tice s’il s’ap­plique aux foules sociales. 

Et main­te­nant, qu’est-ce que vivre ? 

Est-ce pen­ser?… C’est plus et autre chose. 

Sen­tir?… Plus et mieux encore. 

Agir?… Encore autre chose… 

C’est suivre la loi de l’in­di­vi­du, qui est éter­nelle à tra­vers ses reflets éphé­mères, c’est-à-dire croître, don­ner sa fleur et retour­ner se confondre dans le tor­rent radieux des forces. Vivre, c’é­tait bien peu de choses, l’autre soir, quand tu musais devant la bou­tique du libraire… Et main­te­nant, c’est une réa­li­té si com­mune et si rare, si humble et si magni­fique à la fois que les mots humains hésitent et bal­bu­tient quand ils veulent en expri­mer toute la splen­deur, for­mu­ler les com­man­de­ments de la divi­ni­té humaine. Comme ils sont tous au fond de toi, qu’ils sont pétris dans la pâte même de ta vie, que la rai­son les for­mule, que l’a­mour les éclaire, tu peux désor­mais te faire tout seul un pauvre Para­dis ter­restre dont nulle épée flam­boyante ne vien­dra te chasser.

Adieu. Embrasse-moi, frère l’Homme. Je te sou­haite, en te quit­tant, cette gaî­té d’es­prit que les anciens appe­laient sagesse, que les chré­tiens appe­laient grâce, et qui n’est que la conscience prise, par l’in­di­vi­du, de sa réa­li­té. Je sup­pose qu’à cette heure la mai­son dort autour de toi et qu’au-dehors la grand’­ville noire dort et rêve… Tu as refer­mé ces pages. Le lit, acompte pai­sible de la mort, reprend ton corps las en atten­dant qu’une autre jour­née recom­mence pour ton tra­vail et ta pensée.

Tu vas dor­mir et tu n’exis­te­ras plus que d’une façon informe et confuse, comme un grain de blé qui attend de ger­mer sous la terre obs­cure. Mais tu sais, en t’en­dor­mant que demain, dans ton lit, tu retrou­ve­ras un homme.

Ain­si, jus­qu’à ce jour tu dor­mais, et tu ne savais peut-être pas que, dans le som­meil de ta vie, tu pou­vais te réveiller homme.

Dors, mon frère bien-aimé, demain il fera jour et tu dois com­men­cer une nou­velle vie comme on com­mence un voyage, par un matin alerte et clair, sur des routes inconnues…

Ganz-Allein.

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