La Presse Anarchiste

Centenaire de la conquête de l’Algérie (1830 – 1930)

Préliminaires

15 juin 1830 : débar­que­ment des Fran­çais à Sidi- Fer­ruch. C’est une his­toire ancienne qui se noie dans l’his­toire générale.

Tous les manuels offi­ciels racontent l’in­ci­dent diplo­ma­tique qui fut le pré­texte à l’o­pé­ra­tion mili­taire, à l’oc­cu­pa­tion et à la colo­ni­sa­tion ensuite, et dont l’a­bou­tis­se­ment fit de la côte nord-afri­caine trois dépar­te­ments fran­çais, pro­lon­ge­ment de la patrie-mère.

Inci­dent, conquête, colo­ni­sa­tion, ne pré­sentent pas de carac­tères extranormaux.

Ils s’in­tègrent et par­ti­cipent à l’his­toire géné­rale de la France, ni plus ni moins que les autres faits qui en font l’architecture.

La conquête de l’Al­gé­rie est un moment de la vie poli­tique, mili­taire et sociale de la nation fran­çaise, un frag­ment dans l’en­semble coor­don­né, une page trouble par­mi des pages sales, une frac­tion d’hor­reur par­mi un tout odieux.

Dans l’en­chaî­ne­ment des faits his­to­riques qui illus­trent les livres clas­siques, la conquête de l’Al­gé­rie ne s’im­pose pas à l’his­to­rien comme un évé­ne­ment exces­sif ; l’a­nar­chiste que nous sommes n’a pas besoin de cette tranche d’his­toire pour condam­ner l’É­tat, le gou­ver­ne­ment, la guerre, la colonisation…

Car si nous consi­dé­rons l’his­toire ensei­gnée du monde, nous ana­ly­sons la vie des nations d’Eu­rope, si nous limi­tons nos obser­va­tions à l’his­toire de France depuis Louis XIV, par exemple, ce ne sont pas les guerres napo­léo­niennes, la conquête de l’Al­gé­rie, l’é­cra­se­ment de la Com­mune en 71, la guerre 1914 – 1918, que nous condam­nons en particulier.

C’est, en bloc, tous les régimes, tous les sys­tèmes, toutes les tyran­nies que nous repous­sons du pied, pour leur mal­fai­sance et leurs crimes.

Le Cle­men­ceau pre­mière manière écri­vit : « L’his­toire des nations est toute de boue et de sang. » Nous savons, nous, que l’his­toire des conquêtes colo­niales a lar­ge­ment contri­bué à putré­fier cette boue et à éle­ver l’é­tiage de ce sang ; et pas un État ne peut échap­per à la sévé­ri­té de ce jugement.

L’An­gle­terre en Hin­dous­tan, les Tas­ma­niens déci­més, les Boers exter­mi­nés, l’Inde écra­sée, bri­mée. etc. La Hol­lande à Suma­tra, à Java… Le Por­tu­gal en Amé­rique du Sud… Les Espa­gnols au Mexique, à Cuba, au Maroc… L’I­ta­lie en Tri­po­li­taine… Les États-Unis d’A­mé­rique au Nica­ra­gua, l’ex­ter­mi­na­tion des peaux rouges et des nègres… La Bel­gique et Alle­magne, la Rus­sie, le Japon. etc., etc. Toutes, oui, toutes sont pareille­ment souillées par les guerres coloniales.

La France, pour l’Al­gé­rie, a pro­cé­dé comme pour Mada­gas­car, la Mar­ti­nique, le Congo, l’In­do-Chine ; en 1830, son rôle n’est ni plus ni moins cri­mi­nel, ni plus ni moins odieux ; c’est du sang par­mi du sang. de la boue par­mi la boue, de la poli­tique par­mi la poli­tique ; et, je recon­nais, au seuil de cette étude, qu’a­nar­chiste, je n’ai aucune rai­son de colère particulière.

Je hais l’É­tat pour ses exac­tions inté­rieures, pour ses crimes exté­rieurs, pour ses guerres conti­nen­tales comme pour ses conquêtes loin­taines, pour ses tue­ries col­lec­tives comme pour ses exé­cu­tions individuelles.

Pas de place pour l’é­qui­voque : la conquête de l’Al­gé­rie est liée au pro­blème de la colo­ni­sa­tion comme celle-ci est par­tie inté­grante de l’É­tat, comme ce der­nier est fils de l’au­to­ri­té qui a sévi dans l’his­toire sous des formes diverses.

Tou­cher celui-ci, c’est atteindre celui-là ; aus­si, dans nos luttes contre le monstre hybride, il nous appar­tient de choi­sir nos armes, de dis­cer­ner le moment, de frap­per avec un maxi­mum d’efficacité.

Eh bien ! la Répu­blique IIIe a déci­dé de com­mé­mo­rer le cen­te­naire de la conquête de l’Al­gé­rie ; elle se pro­pose de le faire avec éclat ; de grandes solen­ni­tés sont prévues.

Céré­mo­nies, fêtes, congrès, mani­fes­ta­tions diverses sont orga­ni­sées pour haus­ser l’é­vé­ne­ment au pre­mier plan de l’actualité.

Le Com­mis­sa­riat géné­ral du Cen­te­naire a publié le pro­gramme qui va se dérou­ler de février à fin juin.

J’en note les phases les plus suggestives :

Février. — Congrès des Socié­tés de Secours mutuels.

Mars. — Congrès de la Fédé­ra­tion des Unions Éco­no­miques de France ; Congrès de la Presse répu­bli­caine ; Réunion des délé­gués des Chambres de Com­merce de France ; Congrès le la Colo­ni­sa­tion ; Congrès de la Presse coloniale.

Avril. — Congrès de la Magis­tra­ture ; Visite par les grandes écoles de France ; Congrès de la Nata­li­té ; Recons­ti­tu­tion de l’ar­mée d’A­frique de 1830 à nos jours ! Congrès du Ciné­ma édu­ca­teur ; Congrès des Étu­diants catho­liques ; Hom­mage aux Morts de l’ar­mée d’A­frique ; Foire-Expo­si­tion de Constantine.

Mai. — Congrès Natio­nal des Vins ; Semaine Mari­time ; Voyage du Pré­sident de la Répu­blique à Alger, Constan­tine, Bône, Oran ; Revues, défi­lés, récep­tions par les troupes ; Fête des troupes indi­gènes ; Inau­gu­ra­tion du monu­ment à la gloire du génie colo­ni­sa­teur de la France, à Bou­fa­rik ; Poème musi­cal à la gloire de l’Al­gé­rie ; Congrès des Conseillers du Com­merce exté­rieur ; Congrès de la Socié­té de Saint-Vincent-de-Paul ; Congrès Natio­nal des Offi­ciers de réserve. 

Juin. — Congrès de la Fédé­ra­tion des Jeu­nesses laïques ; Congrès de la Houille blanche. — 15 juin : Anni­ver­saire du débar­que­ment ; inau­gu­ra­tion du monu­ment à Sidi-Ferruch.

Ajou­tez l’Ex­po­si­tion Géné­rale du Cen­te­naire à Oran (mars-avril-mai), et vous aurez un aper­çu en réduc­tion du pro­gramme pré­vu et orga­ni­sé par le Com­mis­sa­riat géné­ral, en accord avec le Minis­tère de l’In­té­rieur, sous la direc­tion du gou­ver­neur géné­ral et du pré­fet d’Alger.

Une pre­mière somme de 10 mil­lions fut des­ti­née à la presse ; son concours ne sau­rait faillir. Une émis­sion de 100,000 bons de 100 francs est en cours.

Le gou­ver­ne­ment a fait grand ; ses moyens d’ac­tion sont puis­sants et éten­dus ; les com­pli­ci­tés viennent de tous les par­tis, de toutes les confes­sions, de tous les milieux.

Les sports sont enrô­lés, les arts embri­ga­dés, les intel­lec­tuels se sont ven­dus. Le gou­ver­ne­ment a fait l’as­so­cia­tion de tous ceux qui vivent pour lui et par lui ; la claque est supé­rieu­re­ment orga­ni­sée et n’a d’é­gale qu’une savante publi­ci­té : des affiches, des bro­chures nom­breuses, bien faites, illus­trées, dif­fu­sées avec lar­gesse ; et tous ces pros­pec­tus com­mencent par un libel­lé-type sans équivoque :

[|CENTENAIRE DE L’ALGÉRIE

L’Al­gé­rie, France africaine,

pays de lumière, terre de réa­li­sa­tions et d’avenir,

conquise hier, vibrante aujourd’­hui dans l’union

de tous ses enfants pour l’a­mour de la Patrie,

vous convie

aux Fêtes de son Centenaire.|]

Tous ces efforts réunis visent à des buts pré­cis. et sans vou­loir faire un pro­cès d’in­ten­tion, il est aisé de dis­cer­ner les motifs pro­pul­seurs de tout ce débal­lage. Il en est qui sont secon­daires, de tous les temps, de tous les lieux : le monde des affaires espère y trou­ver des avan­tages pal­pables ; il est de noto­rié­té publique que Mori­naud, dépu­té de Constan­tine, radi­cal et anti­juif, espère y cueillir un por­te­feuille, etc., etc. La presse libre d’Al­ger accu­mule scan­dales sur scan­dales… mais pas­sons. Ce n’est pas sur ces don­nées que nous enten­dons appré­cier l’é­vé­ne­ment « du Centenaire ».

Les inten­tions majeures, disons-nous, sont beau­coup plus graves ; le gou­ver­ne­ment de la IIIe Répu­blique entend mar­quer sa puis­sance sur l’in­di­gène, sans crainte de l’hu­mi­lier. Il s’a­git, pour lui, avec un luxe de moyens impo­sants, d’af­fir­mer et de confir­mer la conquête de l’Al­gé­rie, de rap­pe­ler qu’il est venu en maître, qu’il est le maître, qu’il veut res­ter le maître. Ce sont là les termes mêmes du jour­na­liste Roua­net, confi­dent du gouvernement.

Dans une autre dis­cus­sion oppo­sant M. Jean Mélia. ancien chef du cabi­net du Gou­ver­neur au Com­mis­sa­riat géné­ral, nous extir­pons cet aveu dépour­vu d’artifices :

« Le Com­mis­sa­riat géné­ral n’est qu’un organe d’exé­cu­tion. Il se com­pose du gou­ver­neur, du géné­ral en chef, de l’a­mi­ral du sec­teur, etc., etc. La célé­bra­tion doit être la carac­té­ris­tique d’une empreinte d’un génie ; nos qua­rante-trois congrès consti­tuent des mani­fes­ta­tions intel­lec­tuelles. L’empreinte de la mère-patrie sur notre sol nord-afri­cain, etc., etc. »

Par ailleurs, les dis­cours déjà pro­non­cés à Paris et à Mar­seille expriment net­te­ment la pen­sée du gou­ver­ne­ment, et sont riches « de volon­té de domination ».

Et si la presse offi­cielle ne fait pas encore jouer ses « musiques », c’est que la Confé­rence navale de Londres oblige notre diplo­ma­tie à un peu de mesure ; il ne serait pas trop séant d’«épingler notre impé­ria­lisme colo­nial », alors que la grande poli­tique est à l’en­seigne de la Paix !

Certes, le gou­ver­ne­ment ne renonce pas à l’in­so­lence ; il pré­tend bien démon­trer sa force et déve­lop­per sa poli­tique colo­niale, mais les pré­pa­ra­tifs demandent un peu de dis­cré­tion, au moment où les empires colo­niaux res­sentent en pro­fon­deur les secousses annon­cia­trices de bou­le­ver­se­ments prochains.

Aux Indes, l’An­gle­terre est bat­tue en brèche ; en Indo­Chine, la France est ébran­lée ; tout le pro­blème de la colo­ni­sa­tion est agi­té et se trouve en équi­libre instable.

Le Cen­te­naire tombe mal ; mon­trer aux indi­gènes notre puis­sance ? Cer­tai­ne­ment. Mon­trer aux citoyens fran­çais que l’É­tat est fort, très fort ? Sans aucun doute. Éta­ler aux yeux du monde que la France est une grande nation ? Évi­dem­ment… Mais la conquête de 1830, qui devait être et sera pré­texte à réa­li­ser nos buts non dégui­sés, ne pour­ra prendre l’é­clat escompté.

Les évé­ne­ments com­mandent la modé­ra­tion. Cepen­dant le fait reste acquis, et rien d’es­sen­tiel ne sera modi­fié : un peu moins de fard, et c’est tout.

Anar­chiste, je dis­cerne clai­re­ment que toute cette pro­pa­gande, tous ces efforts com­bi­nés vont impres­sion­ner une masse de gens non avertis.

Que faire et que penser ?

Je pour­rais igno­rer tout ce tapage et vivre au-des­sus de cet air empes­té, m’é­va­der dans les hau­teurs et lais­ser la nappe de men­songes, nar­guer ceux qui ne savent dis­cer­ner le danger.

Je pour­rais d’un mot repous­ser toute cette poli­tique gou­ver­ne­men­tale, colo­niale, commémorative.

D’une manière géné­rale, je n’au­rais pas grand-chose de nou­veau à ajou­ter à ce que nous disons chaque jour.

Contre l’É­tat, nous bataillons sans cesse ni repos ; contre la colo­ni­sa­tion, nous avons fer­raillé et rele­vé le gant maintes fois.

Des œuvres maî­tresses attestent et posent notre atti­tude de combat.

Éli­sée Reclus, dans Patrie et Colo­ni­sa­tion, a réuni des appré­cia­tions sévères ; Lai­sant, dans. Bar­ba­rie nou­velle, se fait accu­sa­teur ; Loru­lot. dans Bar­ba­rie alle­mande, Bar­ba­rie uni­ver­selle, accu­mule des docu­ments écra­sants ; Paul Vigné d’Oc­ton a dans son œuvre, dres­sé un réqui­si­toire unique contre la colo­ni­sa­tion ; V. Spiel­mann com­bat depuis qua­rante ans en Afrique contre les exploi­teurs et les requins colo­ni­sa­teurs, etc., etc.

Toutes ces œuvres s’op­posent puis­sam­ment aux chantres officiels.

Cepen­dant, est-ce suf­fi­sant ? Est-ce adéquat ?

Pas tout à fait, à notre avis.

Les uns et les autres, nous sommes par­tie inté­grante de cette socié­té archiste qui nous tient dans ses filets ; le gou­ver­ne­ment est fort ; devant lui, nous sommes en légi­time défense. Comme citoyens, nous sommes son bien, sa chose, la matière avec laquelle il tra­vaille ; rien de ce que nous fai­sons ne lui est indif­fé­rent, et, par réflexe, rien de ce qu’il fait ne nous laisse impassibles.

Il nous sur­veille, nous le sur­veillons… Sa poli­tique inté­rieure et exté­rieure, nous la sui­vons de près pour en démas­quer les pièges ; nous savons bien que nous n’é­chap­pe­rons à sa volon­té que dans la mesure où notre résis­tance l’o­bli­ge­ra à comp­ter avec nous ; ain­si, nous sommes, par voie de consé­quence. inté­res­sés à ce que les autres, la masse plas­tique, le trou­peau mal­léable, le ventre qui suit, ne pèsent pas trop dans le pla­teau de nos maîtres. 

C’est pour­quoi l’ac­tua­li­té com­mande nos réac­tions, et le Cen­te­naire de la Conquête, auda­cieu­se­ment mon­té au pinacle, mérite une réplique et appelle notre réponse.

À l’ef­fort de pro­pa­gande gou­ver­ne­men­tale peut cor­res­pondre la volon­té de pro­pa­gande anar­chiste ; aux débor­de­ments de men­songes, la véri­té se doit d’intervenir.

L’é­tude qui va suivre est lar­ge­ment moti­vée ; son but est défi­ni ; il ne nous reste plus qu’à for­cer les portes.

Aux faits, nous oppo­se­rons des faits. Aux inter­pré­ta­tions inté­res­sées, nous four­ni­rons des démen­tis, et, puisque la Répu­blique chante vic­toire, nous dres­se­rons l’in­ven­taire où le lec­teur impar­tial pour­ra juger des résul­tats d’un siècle de ges­tion française.

Nous n’en­ten­dons pas esqui­ver les dif­fi­cul­tés et ruser avec la réa­li­té ; nous savons que ce pro­blème est com­plexe, ce qui per­met aux sophismes de s’y mou­voir à l’aise ; nos adver­saires en usent avec habileté.

Le pro­blème des races est un obs­tacle qu’il serait vain de vou­loir ignorer.

Il est et reste pour beau­coup le buis­son d’é­pines qui per­met et auto­rise la colo­ni­sa­tion. Seule­ment, il y a, disent-ils, la manière !

Nous avons quelques idées sur ce sujet, et il se pour­rait bien que l’In­di­vi­du ait une fois de plus rai­son contre l’en­ti­té race, comme il eut déjà gain de cause contre sa sœur cadette, l’en­ti­té nation.

Élie Ango­nin, le 26 février 1930 (à suivre)

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