Je viens seulement de voir le Napoléon d’Abel Gance. Le film est déjà ancien. Mais voilà ! pendant longtemps il a été projectionné en exclusivité à la « Salle Marivaux », où le prix des places est prohibitif. À cet égard, et avec ce système d’exclusivités, nous autres, Parisiens de la bohème et de la dèche, sommes handicapés vis-à-vis des provinciaux (revanche de ceux-ci!), qui connaissent ces films d’exclusivité bien avant que lesdits, dans Paris, passent, à prix abordables, dans les circuits des salles de quartiers. Je me souviens avoir attendu ainsi plus de huit mois la possibilité de voir ce pur chef-d’oeuvre : Le Cirque, de Charlie Chaplin.
J’ai donc vu Napoléon. Allons, disons-le carrément : c’est un beau film, un de ceux qui resteront (hélas ! il n’en est pas tant dans la production de ces dernières années). Un de ces films de « répertoire », au même titre que cette autre production d’Abel Gance, La Roue, magnifique poème réaliste ; au même titre, par exemple, que Variétés ou Le Cabinet du Docteur Caligari.
La technique au cinéma progresse rapidement, s’améliore d’année en année, souvent même d’un film à l’autre. N’empêche, il y a, dans certaines bandes, une atmosphère, un coup de main de maître, qui font que, bien que vieillissant, elles restent des chefs‑d’œuvre qu’on se plaît à revoir. Ainsi, j’ai bien vu, en ces dernières années, une vingtaine de Charlot, première et deuxième époques : tous m’ont charmé. À l’exception d’un seul : Charlot joue Carmen. Celui-là, vraiment…
J’ai donc vu Napoléon. Il y a là-dedans des trouvailles splendides, des accélérations de rythme prodigieuses. Ce film, muet, parle aux spectateurs : j’espère que vous me comprenez ? Parmi tant d’effets heureux, combien saisissant, notamment, ce parallèle, par images alternatives et se déroulant selon le même mouvement, entre Bonaparte sur son esquif au milieu de la tempête de la mer, et les Conventionnels s’agitant dans une atmosphère d’orage et de tempête… oratoire. Merveilleux ! Ce parallélisme, donné en sonore, je doute qu’il aurait été aussi puissant.
Le sonore et le parlant ne peuvent être utilisés qu’avec grandes précautions.
Par exemple, dans un bon film de l’an dernier, Thérèse Raquin, de Feyder, le parlant n’aurait pu rendre l’atmosphère aussi oppressante que le fait le jeu muet des images admirablement enchaînées. Dans une des salles où j’ai vu cet autre film assez bon : L’Argent, on avait eu l’idée saugrenue d’en accompagner certaines parties (images de l’avion, de la Bourse) de disques bruiteurs avec haut-parleur. C’était tout bonnement désastreux.
Le sonore et le parlant ne peuvent être utilisés qu’avec grandes précautions.
Exemple : La Chanson de Paris est, comme film, de la valeur des tout premiers muets, tel L’Arroseur arrosé. Ce qui a fait son succès, c’est que Maurice Chevalier y chantait des « succès » : moi-même, je ne suis allé « entendre » film que poussé par ce mobile. Curiosité malsaine ? Ma foi je ne me sens guère de courage à défendre le contraire. Mais enfin, curiosité. Et combien bons bougres et de « ballots » ont fait comme moi ! Et cependant, quel film idiot !
Autre exemple, et frappant celui-là : Weary River. Il se peut qu’il y ait des possibilités d’effets impressionnants avec le sonore : tels, dans ce film, les passages où l’«héroïne » entend par T.S.F. la composition du « héros », La Rivière lasse. Voilà une trouvaille ! Par contre, combien absurdes les dialogues qui émaillent la projection du film : les personnages parlent à certains moments et, à d’autres, sont silencieux ; ou bien, dans la même scène, les uns parlent, et les autres non, alors que tous remuent mêmement les lèvres. Absurde, cette conception du film parlant. Il faut, au moins, savoir « faire parler », lorsque le génie du réalisateur est trop pauvre pour « réaliser » dans le silence.
Savoir « faire parler ». Et je crois que, parfois, j’admettrais la parole. Mais, me semble-t-il, dans les monologues plutôt que dans les dialogues. Ainsi, dans Napoléon, les harangues de Danton et de Saint-Just à la Convention, celle de Bonaparte à l’armée d’Italie, reproduites en textes, brisent le rythme du film. En « parlant », elles auraient été sans doute mieux venues, surtout celle de Saint-Just, où le personnage est en « gros plan ». Mais je ne suis pas certain de ce que j’avance.
En tout cas, en voilà assez pour le sonore et le parlant. Je me réserve d’y revenir, notamment pour les actualités parlantes. Quelques mots encore sur le Napoléon.
Gance a le don de créer les atmosphères. J’ai cité un exemple plus haut. Mais il faut voir aussi comme il a su, en quelques mètres de bande, rendre avec hardiesse la folie de sensualisme et d’érotisme du Directoire. Il y a là une mise en scène et une combinaison d’images de haute valeur, surtout avec le système du triple écran ; j’ai au « Studio 28 » des sélections de cet épisode du Directoire avec triple écran : le mouvement des danseuses, aux intersections des écrans, formait d’immenses vagins s’éclosant et se rétrécissant. C’est fugitif. Mais cela crée à merveille l’atmosphère. Cela « parle ».
Maintenant, l’amertume que vous devez attendre depuis le début : un si beau talent qui se dépense pour une telle oeuvre, l’exaltation de la Révolution et de Bonaparte — et aussi du patriotisme et de l’armée ! C’est pitoyable !
La technique fait du cinéma un art.
Ainsi, Le Tournoi est un film au scénario idiot, mais un film prodigieusement bien construit, qui ne violente pas ; les sentiments exacts des personnages sont sommairement indiqués et non pas appuyés fortement, en sorte que le spectateur a beaucoup de marge pour y ajouter du sien. De tels films : Le Tournoi, Napoléon., poussent la méditation. Ce sont donc, de bons films : le cinéma doit suggérer bien plus que catéchiser.
Mais dans quelle direction ? Voilà le gros problème. La technique au cinéma est tout. Pourtant, elle n’est encore rien si le scénario ne s’élève pas à sa hauteur. Le scénario, s’il est tranche de vie, doit plonger à même la réalité et non se traîner dans le conventionnel.
Scénario et technique à la hauteur l’un de l’autre, cela existe. Il est un beau film qui n’a pu être offert au grand public. Il n’était pas « commercial », paraît-il. Mais j’ai pu le voir à la « Tribune Libre du Cinéma ». Quel beau film ! Son nom : L’Eau coule sous les Ponts. De droite et de gauche, j’en ai déjà fait l’apologie. Et je ne m’en lasse pas. Car voilà du cinéma. Il serait souhaitable que d’autres Ciné-Clubs le projectionnent. Et il serait non moins souhaitable que, par l’entremise de cette Revue, une initiative se crée pour la fondation d’un Ciné-Club anarchiste projectionnant ceux des films de répertoire qui sont autant d’espoirs pour l’avenir du cinéma.
Scénario et technique à la hauteur l’un de l’autre, cela existe : le cinéma soviétique exige une chronique spéciale. Ma prochaine lui sera consacrée.
Léo Claude