La Presse Anarchiste

La confection des cerveaux en série

J’en­tends sou­vent des esprits affran­chis regret­ter amè­re­ment de n’a­voir reçu qu’une ins­truc­tion pri­maire et envier ceux qui ont eu le pri­vi­lège de sucer les bibe­rons uni­ver­si­taires jus­qu’à leur bachot, licence ou doc­to­rat. Le pres­tige des Facul­tés est si tenace qu’il fait sou­vent confondre la véri­table culture intel­lec­tuelle avec ce mou­lage des cer­veaux tel qu’il est pra­ti­qué dans les lycées et les grandes écoles.

Or, rien n’est au contraire plus défa­vo­rable à l’é­pa­nouis­se­ment spi­ri­tuel d’un ado­les­cent que la pour­suite du diplôme dont l’ob­ten­tion, en le déli­vrant de la cangue sco­laire, lui confère un droit de pacage dans la socié­té bourgeoise.

Car, alors que le pre­mier sou­ci de ses péda­gogues devrait être de pro­vo­quer la curio­si­té de leur dis­ciple sur les réa­li­tés de la vie, alors qu’ils devraient prendre à tâche de déve­lop­per son sens cri­tique (quand il existe), ces pre­miers diri­geants n’ont d’ef­forts que pour entra­ver son essor en l’é­cra­sant sous le poids des manuels.

Com­pri­mé par les langes sco­laires, raillé par ses condis­ciples à chaque ten­ta­tive d’o­ri­gi­na­li­té, l’é­lève se décide à répé­ter ce qu’on lui enseigne, en se gar­dant bien de toute intros­pec­tion personnelle.

Les pro­grammes uni­ver­si­taires, bien que ne fai­sant qu’ef­fleu­rer une infime par­tie des connais­sances humaines, sont cepen­dant assez éten­dus pour que le lau­réat quitte le lycée avec cette pré­ten­tion comique, cette naïve suf­fi­sance que nous ren­con­trons aux jours fériés incar­nées sous l’u­ni­forme de Saint-Cyr ou de Poly­tech­nique. Le peu d’in­di­vi­dua­lisme que ce mal­heu­reux por­tait en soi a com­plè­te­ment dis­pa­ru ; il est sor­ti du moule symé­tri­que­ment sem­blable à ses condis­ciples, aucune aspé­ri­té ne l’en dis­tingue ; un ver­nis­sage défi­ni­tif effec­tué par la grande école où il a accé­dé le rend désor­mais imper­méable à toute alté­ra­tion. Expé­dié par le monde en qua­li­té de conduc­teur du trou­peau, il trouve un accueil cor­dial de la part de ceux qu’il est appe­lé à diri­ger. Dès lors, à moins qu’il ne béné­fi­cie de très rares contin­gences, d’un évé­ne­ment. extra­or­di­naire, d’in­fluences excep­tion­nelles, il sera inapte, par son auto­ma­tisme même, à s’in­té­res­ser à ce qui n’est point rigou­reu­se­ment conforme au gaba­rit de son enten­de­ment, admi­rant. en revanche, et dévo­te­ment, ce que ses supé­rieurs cou­ronnent de leurs récom­penses offi­cielles. Et si, plus tard, diri­geant à son tour, sa com­pré­hen­sion n’é­tait pas à jamais obnu­bi­lée par une aus­si longue sou­mis­sion, le sou­ci de sa propre situa­tion lui inter­di­ra de chan­ger de méthode ; le dan­ger d’é­clai­rer les indi­vi­dus lui appa­raî­tra dans son évi­dence et contri­bue­ra de tonte son influence à l’obs­cu­ran­tisme contemporain.

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Tout autre est la situa­tion de celui qui n’a point subi cette longue coer­ci­tion sco­laire. Certes, l’é­cole pri­maire va s’employer à bour­rer ce jeune cer­veau d’i­dées fausses et dan­ge­reuses pour lui-même. Camou­flant l’His­toire, esca­mo­tant le véri­table sens des révo­lu­tions, la laïque va rem­pla­cer la Reli­gion par le Natio­na­lisme et pré­pa­rer ain­si le jeune citoyen à mou­rir pour la patrie. Mais cette tri­tu­ra­tion ne dure que jus­qu’au cer­ti­fi­cat d’é­tudes, et, à ce moment, les réa­li­tés avec les­quelles cet enfant prend for­cé­ment contact sont par­fois suf­fi­santes pour lui ouvrir les yeux sur les men­songes sociaux et, mal­gré sa ser­vi­tude phy­sique, lui faire entre­voir l’é­man­ci­pa­tion intel­lec­tuelle. C’est ce qui explique que le sens de la vie ration­nelle soit beau­coup plus déve­lop­pé chez l’a­do­les­cent pro­lé­taire que chez le bour­geois ; c’est ce qui met le pre­mier en état, pour peu qu’on l’y aide, de se libé­rer des dogmes incul­qués par les mino­ri­tés diri­geantes. Mais com­ment. l’y aider ?

Actuel­le­ment, ce n’est pas très facile. Aus­si la plu­part des intel­li­gences indé­pen­dantes qui, ain­si que l’a dit Ivan Gil­kin, ont faim de la pulpe qui saigne des idées, trouvent-elles dif­fi­ci­le­ment leur ali­ment par­mi quelques livres de véri­té épar­pillés dans les biblio­thèques ou au hasard des bou­qui­nistes. Il impor­te­rait d’en dres­ser le cata­logue. Mais déjà, en ce qui concerne l’His­toire de France, par exemple, l’École Éman­ci­pée a com­po­sé un excellent petit manuel où les faits his­to­riques sont pré­sen­tés avec une cru­di­té fort satis­fai­sante. Celte inno­va­tion éten­due à la phi­lo­so­phie, à l’his­toire natu­relle, à l’eth­no­lo­gie, pour­rait ser­vir de base au rem­part qu’il convient d’é­le­ver contre le flot d’er­reurs qui nous enva­hissent sous la forme de la lit­té­ra­ture pri­mée et du ciné­ma. Nous en reparlerons.

Car si elles n’y prennent point garde, si elles ne for­ti­fient pas sans relâche leurs convic­tions, les masses, si long­temps asser­vies, et par leur seul ata­visme, auraient bien­tôt fait, même après leur Révo­lu­tion, de retom­ber dans la servitude.

Aurèle Pator­ni

La Presse Anarchiste