La Presse Anarchiste

L’art, évasion de l’individu

[[Voir les nos 1, 2 et 3 de la Revue Anar­chiste.]]

Dans notre recherche, pour notre recherche de l’homme, de l’in­di­vidu en marche vers son affran­chisse­ment, je vous avais promis un exemple.

Vous jugerez si la vie de Mau­rice Loutreuil n’a pas cette élo­quence didac­tique et poignante qui con­vient à l’en­seigne­ment que nous ten­tons de nous donner.

Loutreuil est mort, à trente-huit ans, en 1925. Il nous reste de lui, avec ses toiles, sa cor­re­spon­dance, qu’une cama­rade de ses derniers jours, Champigny, vient de pub­li­er chez Firmin-Didot.

C’est, mal­heureuse­ment, un gros et beau livre de luxe, dif­fi­cile à acquérir. Je souhaite qu’il en soit fait un jour une édi­tion pop­u­laire, pour que la pen­sée et la parole de Loutreuil se répan­dent dans les con­sciences sus­cep­ti­bles de l’assimiler.

Je retrou­ve, dans mes fich­es, ce qu’un de mes bons amis écriv­it à l’heure où Loutreuil, écrasé par la vie, suc­com­bait à l’hôpi­tal Broussais…

Loutreuil… Vis­age tour­men­té, mas­sif, tout en vol­umes sil­lon­nés de gros mus­cles anx­ieux ; une peau de blond, mais curieuse­ment hâlée, moins — peut-être — par le grand vent des aven­tures que par ce feu brûlant en son âme ; des yeux atten­tifs, très doux, comme enfan­tins, et si trans­par­ents qu’on voy­ait, au tra­vers, le vrai Loutreuil, timide, déli­cieux. Secret…

Il habitait à la lisière du Pré-Saint-Ger­vais, dans un ter­rain râpé, sin­istre, héris­sé d’ar­bres morts, autour duquel quelques maisons, car­iées et vertes, achevaient de s’ef­fon­dr­er. Il y avait bâti, lui-même, un étrange ate­lier de bois, de toile et de verre, qui évo­quait la coque d’une vieille bar­que ren­ver­sée… Dedans, un poêle, la planche de trap­piste sur laque­lle il dor­mait, des livres et des fleurs…

C’est là qu’il peignait ces toiles rapi­des, hagardes, pro­fondes, où Loutreuil sem­ble avoir voulu fix­er, sans retour, dans la minute même où elles frap­paient sa rétine et son cerveau, les impres­sions, les con­struc­tions col­orées et fugi­tives des choses. Il peignait une, deux, cinq heures, tant que duraient la joie, l’é­mo­tion. Il ne reve­nait pour ain­si dire jamais sur une toile. Et c’est pourquoi, dans sa fougue, dans sa hâte, avec des morceaux si solide­ment et cru­elle­ment « peints », l’œuvre de Loutreuil con­serve ce je ne sais quoi d’hal­lu­ci­nant, de vivant, de « direct », qui fait s’ar­rêter, devant ses tableaux, avec émo­tion et respect, les vrais pein­tres. D’autre part, ses grands car­nets d’aquarelles (scènes de cafés et d’a­cadémies en Mont­par­nasse) si fines, si fraîch­es, si pures, révè­lent à ses intimes le Loutreuil amoureux d’élé­gantes déli­cat­esses, et qui cachait ce goût comme une infirmité… 

Art tout de pro­bité. de sincérité et d’in­quié­tude. Vie toute d’idéal­isme et de tra­vail. Ceux qui ont con­nu l’homme vous diront qu’il sur­pas­sait peut-être l’artiste en grandeur et en dig­nité : l’artiste se cher­chait encore ; l’homme s’é­tait trouvé.

Loutreuil naquit à Cher­ancé, dans la Sarthe, d’une famille bour­geoise qui le des­ti­nait au notari­at. Après de solides études clas­siques, il passe ses exa­m­ens de droit. Il était sur le point d’a­cheter une étude de notaire quand, au dernier moment, il défaille devant cette per­spec­tive d’une vie cap­tive entre des car­tons verts et des devoirs arides. Il fuit vers Paris, vers la pein­ture, vers la vie.

Il gagne son pain pénible­ment avec des dessins dans les jour­naux (notam­ment au Rad­i­cal, où je le con­nus, vers 1913). Puis, déjà tour­men­té de cette « humeur inquiète » qui devait l’hal­lu­cin­er toute sa vie, il part pour la Sar­daigne, fait de la pein­ture en Ital­ie. La guerre éclate. Il oublie de dire qu’il était exemp­té, passe en con­seil de guerre à Mar­seille, est réfor­mé pour « démence sociale » « ô coeur brûlant d’amour et cour­roucé des injus­tices mortelles ! ».

C’é­tait bien, là, l’homme qui écriv­it, dès 1913 :

« J’éprou­ve le besoin de m’en aller, car je ne peux pas sup­port­er la vie hyp­ocrite de la bour­geoisie, ni la vie déréglée de la plu­part de mes camarades…»

À la guerre, il gag­nait l’I­tal­ie et, de là, écrivait la let­tre que voici :

Cabras, le 18 décembre

À Mon­sieur le Com­man­dant du Bureau de Recrute­ment du Mans.

Mon­sieur le Commandant,

J’ai con­nais­sance qu’il a été fait des enquêtes dans ma famille à mon sujet ; je désire les pré­cis­er moi-même afin qu’il n’y ait aucune con­fu­sion possible.

Depuis 1900, époque à laque­lle j’ai quit­té Le Mans où j’é­tais clerc de notaire, pour aller faire des études de pein­tre à Paris, je n’ai cessé de me rap­procher d’une plus grande lib­erté de pen­sée, en même temps que je cher­chais à y con­former ma vie qui est toute dédiée à l’é­tude de la peinture.

Or. je con­sid­ère qu’il n’y a rien au monde qui doive m’en dis­traire ; je réprou­ve l’usage des armes et je veux le man­i­fester clairement.

Je désire vivre comme je pense, dans l’é­tude, et c’est assez.

Il y a besoin d’hommes pour pra­ti­quer les vérités acquis­es et acquérir celles qui ne le sont pas encore ; je ne con­nais pas d’autre devoir.

Je regrette tout ce qui tendrait à me lim­iter, à m’entraver.

Je n’ai rien à ajouter.

Croyez, Mon­sieur le Com­man­dant, à mes bons sentiments

LOUTREUIL.

Le 26 mars 1916, les gen­darmes ital­iens le livraient aux gen­darmes français, qui l’en­chaînèrent et le con­duisirent à Mar­seille, au fort Saint-Nicolas.

Le 12 décem­bre 1916, il est déclaré fou, par un non-lieu dont il sem­ble curieux et instruc­tif de pub­li­er le texte :

[|RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.

15e RÉGION DE CORPS D’ARMÉE

Arti­cle 108
du Code de Jus­tice Militaire

Ordon­nance de non-lieu
N° 616
Le Général com­man­dant la 15e région de Corps d’Armée,

Vu la procé­dure instru­ite con­tre le nom­mé Loutreuil (Mau­rice-Albert), réserviste de la classe 1905, du Bureau de recrute­ment du Mans, inculpé d’in­soumis­sion à la loi sur le recrute­ment de l’ar­mée eu temps de guerre ;

Vu le rap­port et l’avis de M. le Rap­por­teur et les con­clu­sions de M. le Com­mis­saire du Gou­verne­ment près le Con­seil de guerre, ten­dant à ce que le sus­nom­mé soit ren­voyé des fins de la plainte ;

Atten­du qu’il résulte du rap­port de M. le Médecin aide-major de 2e classe Blan­chard, com­mis par l’of­fici­er instruc­teur, à l’ef­fet d’ex­am­in­er l’in­culpé au point de vue men­tal, que ce dernier était, au moment du délit qui lui est reproché, en état de démence dans le sens de l’ar­ti­cle 64 du Code pénal, et qu’il ne doit pas être con­sid­éré comme responsable ;

Vu l’ar­ti­cle 108 du Code de jus­tice militaire ;

Déclare qu’en l’é­tat il n’y a pas lieu de pronon­cer la mise en juge­ment et ordonne que led­it Loutreuil (Mau­rice-Albert) sera sur-le-champ mis en lib­erté, s’il n’est détenu pour autre cause.

Fait au quarti­er général, à Marseille.

Le 12 décem­bre 1916.

Signé : COQUET.

Libre, Loutreuil part pour l’Afrique du Nord et les Baléares, revient en France avec une riche pro­vi­sion d’idées et d’é­tudes, expose au groupe coopératif de L’En­crier, rue du Bac, aux Indépen­dants, au Salon d’Au­tomne, achète un bout de ter­rain au Pré-Saint-Ger­vais, sur lequel il con­stru­it son ate­lier et son logis d’ascète, part pour le Séné­gal et le Soudan en 1923, revient, com­mence à ven­dre ses toiles, et meurt, dans d’a­tro­ces souf­frances, plein de cette sérénité amère et pas­sion­née qui était toute sa sagesse.

Quant à la vie, écrivait-il, j’ai été lit­térale­ment cru­ci­fié par elle ; il me reste, de toutes les souf­frances et décep­tions subies, une amer­tume, une tristesse insouten­able ; j’ai saigné à toutes les mis­ères du cœur — les beaux jours se sont écoulés, sont par­tis sans moi ; tout est per­du main­tenant, sans même avoir vu le jour ; je n’ai pas de sou­venir pour me con­sol­er. Je dis cela à haute voix, parce que je voudrais que cela n’ar­rive pas à d’autres.

Voilà quel fut l’homme. J’au­rai à revenir sur sa vie et son enseigne­ment. Pour cette fois, le plus sage et le plus sim­ple était, dans la plus grande mesure pos­si­ble, de lui laiss­er la parole. Car, nous autres, au fond, ne sommes le plus sou­vent que des bavards tim­o­rés. Et il est bon que de tels hommes, par leur exem­ple, leur vie, leur sac­ri­fice, vien­nent nous rap­pel­er que la vie est « quelque chose qui a besoin d’être surmonté»…

Ganz-Allein


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