La Presse Anarchiste

À propos de la littérature prolétarienne

On dis­cute beau­coup en ce moment sur la lit­té­ra­ture pro­lé­ta­rienne. Cepen­dant qu’il me soit per­mis de faire remar­quer que, dans cette ques­tion, comme dans toutes celles qui inté­ressent direc­te­ment le pro­lé­ta­riat, ce n’est point ce der­nier qui a la parole, mais ses soi-disant défen­seurs. Que vou­lez-vous, on est tel­le­ment convain­cu dans les milieux poli­tiques que la classe ouvrière ne peut rien faire par elle-même, que l’on croit abso­lu­ment néces­saire de prendre ses affaires en mains et d’a­gir à sa place ! On appelle cela diri­ger la classe ouvrière. Or, c’est pré­ci­sé­ment parce que la classe ouvrière s’est tou­jours lais­sé diri­ger au lieu de se diri­ger elle-même qu’elle sert encore à l’heure actuelle de simple élé­ment de manœuvre entre les mains de poli­ti­ciens arri­vistes qui se réclament du pro­lé­ta­riat et de la lutte de classes, mais qui luttent en réa­li­té pour les places : c’est la lutte des places.

Ain­si donc, quand on entend par­ler de la classe ouvrière, c’est à ses repré­sen­tants qu’il faut pen­ser. La classe ouvrière, le pro­lé­ta­riat, c’est le trem­plin qui per­met à ces Mes­sieurs de la Poli­tique de s’é­le­ver et d’ar­ri­ver à leurs fins.

Aujourd’­hui, la mode est à la lit­té­ra­ture pro­lé­ta­rienne. Beau­coup d’in­tel­lec­tuels qui hier encore adop­taient à l’é­gard de l’U.R.S.S. une posi­tion de méfiance, ou qui la com­bat­taient même, se découvrent tout à coup sym­pa­thi­sants, voire même d’a­char­nés com­mu­nistes. Ils deviennent les défen­seurs de l’U.R.S.S. et de la poli­tique stalinienne.

D’où pro­vient donc ce phé­no­mène ? C’est bien simple. Ces gens-là ont fini par s’a­per­ce­voir, avec le temps. que la fameuse dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat en U.R.S.S. n’est, en véri­té, que la dic­ta­ture d’une immense armée bureau­cra­tique qui pos­sède l’État en pro­prié­té pri­vée et qui est la véri­table classe domi­nante de la Rus­sie actuelle.

La lit­té­ra­ture pro­lé­ta­rienne signi­fie donc, pour la plu­part de ces intel­lec­tuels plus ou moins, récem­ment acquis au com­mu­nisme, en par­ti­cu­lier ceux qui ont adhé­ré à la plate-forme de Khar­kov, louer l’U.R.S.S. sans réserves ain­si que la poli­tique sta­li­nienne qui dirige toute l’Internationale.

Cepen­dant, à côté des khar­ko­vistes, il existe un cou­rant qui, tout en louant l’U.R.S.S. et la « construc­tion du socia­lisme » (?) entend res­ter et agir « au-des­sus des par­tis ». C’est le « Groupe des Écri­vains Pro­lé­ta­riens de langue fran­çaise ». Ce Groupe a déjà réuni des écri­vains aux ten­dances poli­tiques diverses et édite un Bul­le­tin. La ten­dance géné­rale de ce groupe peut être carac­té­ri­sée par la for­mule sui­vante : « Mon­trer, sans y rien chan­ger, la réa­li­té ». C’est en appli­quant cette for­mule que les écri­vains du groupe en ques­tion pré­tendent, créer des œuvres révo­lu­tion­naires. Donc, pour le « Groupe des Écri­vains Pro­lé­ta­riens » comme pour Monde, la lit­té­ra­ture pro­lé­ta­rienne doit être une pein­ture stric­te­ment objec­tive de la réa­li­té. Un point, c’est tout. Et, en agis­sant ain­si, l’on fera « œuvre révolutionnaire ».

Cepen­dant, qu’il me soit per­mis, à moi, pro­lé­taire, de ne pas conce­voir la chose de cette façon-là. J’es­time en effet que le rôle de la lit­té­ra­ture pro­lé­ta­rienne ne doit pas se bor­ner à une pein­ture plus ou moins exacte de la réa­li­té. Ce qui n’ap­pren­drait rien à l’ou­vrier qui vit jus­te­ment dans cette réa­li­té qu’il ne com­prend pas. Ce qu’il faut donc, à mon avis, c’est dévoi­ler les des­sous de la réa­li­té sociale ; et, les mon­trant à l’ou­vrier, dire : Voi­là la cause de tes maux, celle que tu dois sup­pri­mer si tu veux être libre.

En outre (et c’est là un point très impor­tant) lui dire, à cet ouvrier : ne remets plus ta cause entre les mains de chefs qui l’ont tou­jours tra­hie et la tra­hi­ront tou­jours, défends-la toi même, ta cause.

Je pense que l’on me com­pren­dra. il faut ame­ner l’ou­vrier à prendre conscience de sa propre force, à agir par lui-même et non plus par l’in­ter­mé­diaire de gens dont l’u­nique pré­oc­cu­pa­tion est, les trois quarts du temps, de par­ve­nir. Il faut que l’ou­vrier arrive à com­prendre que ce n’est pas en envoyant des dépu­tés com­mu­nistes à la Chambre que la Révo­lu­tion se fera ni que son sort chan­ge­ra. Il faut qu’il par­vienne à créer lui-même ses œuvres, à ne plus se conten­ter de reven­di­quer quelque droit que ce soit, mais à prendre ce qui est son droit. Il faut en un mot que la lit­té­ra­ture pro­lé­ta­rienne ait pour mis­sion de faire de l’ou­vrier un homme conscient, un véri­table révo­lu­tion­naire. Il est évident qu’un tel lan­gage ne sau­rait conve­nir qu’à des consciences vrai­ment révo­lu­tion­naires et non point à des gens qui font de la poli­tique par inté­rêt, pour se his­ser et mon­ter à l’é­chelle des classes. Ceux-là ne veulent à aucun prix que la classe ouvrière devienne consciente et par­vienne. par là même à se pas­ser d’eux en se diri­geant elle-même.

Les Écri­vains Pro­lé­ta­riens écrivent bien ceci dans leur Bul­le­tin : « Nous fai­sons nôtre cette for­mule : l’é­man­ci­pa­tion des tra­vailleurs sera l’œuvre des tra­vailleurs eux-mêmes ». Oui, mais aus­si s’empressent-ils d’ajouter :

« Si les agi­ta­teurs, lei pro­pa­gan­distes, les théo­ri­ciens et les doc­tri­naires ne sont pas à la hau­teur de leur fonc­tion, tant pis pour eux. Ce n’est pas à nous de les rem­pla­cer ». Après cela on se demande quelle valeur on peut bien accor­der à cette affir­ma­tion qui vient un peu plus loin dans le même article : « Notre rôle (j’a­brège) est de sus­ci­ter direc­te­ment une lit­té­ra­ture pro­lé­ta­rienne pour le pro­lé­ta­riat ». Remar­quons bien tou­te­fois, qu’il s’a­git ici d’«une lit­té­ra­ture pro­lé­ta­rienne pour et non point par le pro­lé­ta­riat », ce qui n’est pas du tout la même chose. Or, c’est pré­ci­sé­ment cette lit­té­ra­ture pro­lé­ta­rienne faite par le pro­lé­ta­riat lui-même qu’il fau­drait « sus­ci­ter» ; car en dehors de cela pas de lit­té­ra­ture vrai­ment prolétarienne.

Certes, il n’est pas don­né au pre­mier pro­lé­taire venu d’é­crire un roman, une,nouvelle, une poé­sie, etc.; mais il est indé­niable qu’il existe au sein de la classe ouvrière beau­coup d’hommes et de femmes assez doués pour le faire après avoir reçu les notions indis­pen­sables. Et même, cer­tains pour­raient sûre­ment le faire sans cela, ayant reçu assez d’é­du­ca­tion à l’é­cole et conti­nué par la suite à étu­dier par eux-mêmes.

À l’Hu­ma­ni­té aus­si bien qu’à Monde et qu’au « Groupe des Écri­vains Pro­lé­ta­riens », on entend dire sur tous les tons : « ouvriers, écri­vez-nous» ; seule­ment voi­là, quand les ouvriers écrivent, ils ne sont jamais sûrs de voir paraître ce qu’ils ont écrit, car comme on sait, il faut écrire dans la ligne du jour­nal qui vous sol­li­cite pour être insé­ré. Ce qui fait que l’on ne sait jamais ce que le pro­lé­ta­riat pense au juste.

Je conclu­rai donc en disant que la lit­té­ra­ture pro­lé­ta­rienne doit être, et sera, l’œuvre du pro­lé­ta­riat lui-même. 

D. Attruia (Les Humbles)

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