La Presse Anarchiste

Les anarchistes et la révolution sociale, la période de transition

La ques­tion de la période de tran­si­tion inquiète à juste titre tous les anar­chistes qui demandent à la révo­lu­tion sociale la réa­li­sa­tion de leur idéal et se pro­posent d’y jouer un rôle agis­sant. À cette ques­tion, qui n’est autre que celle des moyens de réa­li­ser l’a­nar­chie, il a été répon­du de diverses manières.

1° – Les uns se refusent à toute tran­sac­tion entre la réa­li­té pré­sente et leur rêve suprême de liber­té et d’har­mo­nie inté­grale. Ils sont ame­nés par là-même à admettre qu’une très longue période his­to­rique pré­cé­de­ra l’ac­com­plis­se­ment de leurs vœux ils conçoivent cette période comme un pro­lon­ge­ment de l’ère capi­ta­liste-démo­cra­tique. En un mot, la période de tran­si­tion, du moment qu’ils se refusent à la consi­dé­rer comme une étape vio­lente et révo­lu­tion­naire, prend chez eux la forme d’un déve­lop­pe­ment paci­fique et libé­ral presque indé­fi­ni de la socié­té actuelle. Du même coup, le pro­gramme d’ac­tion immé­diate des anar­chistes se trouve limi­té à des tâches de pro­pa­gande, d’é­di­fi­ca­tion syn­di­cale et coopé­ra­tive, d’ac­tion cultu­relle, etc. C’est ce qu’on pour­rait appe­ler l’a­nar­chisme idéa­lo-réfor­miste, ten­dance qui pré­do­mine d’une manière presque abso­lue dans les pays les plus stables socia­le­ment – à com­men­cer par la France.

2° – Cepen­dant d’au­cuns se sont ren­du compte que la période libé­rale, pros­père et démo­cra­tique, du capi­ta­lisme est pas­sée ; que la crise éco­no­mique, la guerre, le fas­cisme, la répres­sion sociale sous toutes ses formes sont sus­pen­dues sur le monde entier ; que la lutte est inévi­table à brève échéance entre les ten­dances des­truc­tives de la domi­na­tion bour­geoise et la volon­té de vie et de pro­grès des masses tra­vailleuses ; que cette lutte – qu’on le veuille ou non – prend la forme d’une lutte pour le pou­voir. L’ex­pé­rience des périodes révo­lu­tion­naires qu’ils ont pu tra­ver­ser eux-mêmes, le plus sou­vent comme jouets d’é­vé­ne­ments qu’une théo­rie tra­di­tion­nel­le­ment inter­pré­tée ne leur avait pas per­mis de pré­voir ou de com­prendre, les a ame­nés à une révi­sion sys­té­ma­tique de cette théo­rie. Ils ont été contraints d’ac­cep­ter l’i­dée d’une période de tran­si­tion catas­tro­phique, pen­dant laquelle les anar­chistes lut­te­ront révo­lu­tion­nai­re­ment pour un cer­tain pro­gramme mini­mum. Mais sur ce pro­gramme mini­mum non plus que sur les méthodes à employer, l’ac­cord ne s’est pas encore fait.

  1. Par­fois le pro­gramme mini­mum est conçu comme un pro­gramme de luttes éco­no­miques (jour­nées de six heures, salaire unique, contrôle sur la pro­duc­tion) diri­gées par des « syn­di­cats révo­lu­tion­naires » et abou­tis­sant à la main­mise de ces syn­di­cats sur l’é­co­no­mie. C’est l’a­nar­chisme syn­di­ca­liste de Bes­nard et de ses amis. Il exerce une notable influence sur l’As­so­cia­tion Inter­na­tio­nale des Tra­vailleurs, et son expres­sion la plus extrême se reflète dans la for­mule pure­ment syn­di­ca­liste d’Al­fon­so Miguel : « Tout le pou­voir aux Syndicats ».
  2. D’autres élé­ments conçoivent un pro­gramme de nature sur­tout poli­tique, impli­quant la for­ma­tion d’un véri­table par­ti anar­chiste. Celui-ci aurait à lut­ter avec les autres par­tis pour s’as­su­rer l’hé­gé­mo­nie dans la révo­lu­tion, et s’il le faut pas­se­rait avec eux des com­pro­mis tran­si­toires pour assu­rer le suc­cès des reven­di­ca­tions com­munes. Tels sont les « Pla­te­for­mistes » russes et les ita­lo-amé­ri­cains du groupe « Ere­sia ». La consé­quence logique de cette atti­tude appa­raît dans le semi-bol­ché­visme d’Ar­chi­noff et dans le bol­ché­visme à cent-dix pour cent des Ernest Girault et des Ghis­lain. Aus­si appel­le­rons-nous cette ten­dance l’a­nar­chisme bol­ché­vi­sant.

3° – Enfin il existe un troi­sième grand cou­rant qui se base sur les consi­dé­ra­tions suivantes :

  1. L’a­nar­cho-réfor­misme nie la crise et les pers­pec­tives révo­lu­tion­naires. Il tend à conser­ver le capi­ta­lisme démo­cra­tique et à mar­cher paral­lè­le­ment à lui, il se confond alors avec le libé­ra­lisme bour­geois. Il entraîne par­fois sur ce ter­rain même l’aile gauche anar­cho-syn­di­ca­liste, qui se déclare pure­ment édu­ca­tion­niste et éco­no­mique et par suite indif­fé­rente en matière de lutte poli­tique. – Comme si toute lutte directe éco­no­mique et toute pro­pa­gande sub­ver­sive ne revê­tait pas un carac­tère concrè­te­ment, socia­le­ment révo­lu­tion­naire dans tous les domaines !
  2. L’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme pré­tend avoir un carac­tère « éco­no­mique pur », et en ce sens, il est enclin à lais­ser sub­sis­ter sans com­bat l’ap­pa­reil poli­tique réac­tion­naire de la bour­geoi­sie. Mais, en admet­tant que celui-ci s’é­croule brus­que­ment sans avoir été débus­qué de ses posi­tions par l’or­ga­ni­sa­tion inté­grale des masses. il arri­ve­rait ceci, que le pou­voir poli­tique tom­be­rait tout sim­ple­ment entre les mains des orga­nismes « pure­ment éco­no­miques » du syn­di­ca­lisme sup­po­sé total, mono­li­thique et à idéo­lo­gie anar­chiste. Mais cette hypo­thèse est d’ailleurs pure­ment gra­tuite : un tel syn­di­ca­lisme n’existe et n’a exis­té nulle part, et cela suf­fi­rait à prou­ver que l’on ne fait pas la révo­lu­tion avec des organes d’a­dap­ta­tion aux condi­tions internes du capi­ta­lisme démo­cra­tique, à base cor­po­ra­tive ou professionnelle.
  3. L’a­nar­cho-bol­ché­visme se consti­tue lui aus­si sur des hases mono­li­thiques et auto­ri­taires, mais avec le des­sein avoué de se mêler au jeu des par­tis, et d’y triom­pher par une poli­tique de chef (com­pro­mis, rup­tures, etc…). Or cette poli­tique est propre à étouf­fer ou à « sta­bi­li­ser » la révo­lu­tion, mais nul­le­ment à la pous­ser en avant. Comme l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme et plus encore que lui, l’a­nar­cho-bol­ché­visme est une uto­pie auto­ri­taire.

Ain­si, bien qu’a­ni­més des meilleures inten­tions, les anar­chistes des ten­dances ci-des­sus auraient échoué dans la recherche d’un pro­gramme mini­mum réel­le­ment anar­chiste et révolutionnaire.

Quant aux élé­ments qu’on pour­rait appe­ler les anar­chistes-réa­listes ou anar­chistes d’ac­tion directe, ils for­mulent à peu près les pro­po­si­tions géné­rales suivantes :

I. – L’a­nar­chisme en action se mani­feste actuel­le­ment dans les élé­ments les plus avan­cés et les plus dés­in­té­res­sés de la lutte de classes, qui sou­tiennent sur tous les ter­rains, vis-à-vis de tous les domi­na­teurs du mou­ve­ment ouvrier, le prin­cipe de l’ac­tion directe et de l’au­to­no­mie révo­lu­tion­naire des indi­vi­dus et des masses.

II. – Il ne se pro­pose pas de mener une concur­rence des­truc­tive aux orga­ni­sa­tions ouvrières exis­tantes en leur oppo­sant des orga­ni­sa­tions per­ma­nentes et exclu­sives domi­nées par les anar­chistes, mais il pré­co­nise l’af­fran­chis­se­ment des tra­vailleurs par eux-mêmes dans des organes tran­si­toires spon­ta­né­ment créés en marge des orga­ni­sa­tions bureau­cra­tiques, et sus­cep­tibles de grou­per des col­lec­ti­vi­tés tra­vailleuses toutes entières sur un pro­gramme pra­tique immé­diat de lutte directe.

III. – Il tend à por­ter au maxi­mum, par la pro­pa­gande et par l’exemple, l’i­ni­tia­tive et l’au­dace des col­lec­ti­vi­tés tra­vailleuses ain­si for­mées. En éten­dant leur champs d’ac­tion à toutes les fonc­tions sociales, celles-ci déra­ci­ne­ront les orga­nismes par­le­men­taires et bureau­cra­tiques de l’an­cienne socié­té et sub­sti­tue­ront à la domi­na­tion bour­geoise l’au­to-direc­tion des masses tra­vailleuses dans la pro­duc­tion et dans la révolution.

[Remarque : Les divers élé­ments (anglais, alle­mands, belges, hol­lan­dais, fran­çais, ita­liens) qui se rat­tachent à ce pro­gramme mini­mum de « l’a­nar­chisme en action » ne sont pas entiè­re­ment d’ac­cord sur la valeur rela­tive de l’ac­tion de groupe et de l’ac­tion syn­di­cale, des comi­tés d’ac­tion et du sys­tème des conseils. Mais ils trouvent un ter­rain com­mun dans l’af­fir­ma­tion sui­vante, que, pour notre part, nous consi­dé­rons comme capitale.]

IV. – La période de tran­si­tion qui nous sépare du régime de pleine liber­té et de paci­fique har­mo­nie qu’il nous est per­mis d’en­tre­voir est une période de lutte de classes et de révo­lu­tion per­ma­nente ; une insur­rec­tion conti­nue des masses contre l’é­treinte mor­telle du capi­ta­lisme, de l’é­ta­tisme, du régime des castes. C’est la période déci­sive de la lutte entre l’hu­ma­ni­té tra­vailleuse et le sys­tème sécu­laire des pri­vi­lèges, un accou­che­ment labo­rieux et dou­lou­reux, hors de la misère et du chaos social, par l’ex­ter­mi­na­tion du capitalisme.

Je crois n’a­voir pas tra­hi la pen­sée de cama­rades tels que Müh­sam (Alle­magne), Constandze (Hol­lande), Aldred (Angle­terre), Ber­ne­ri (Ita­lie), Michaud (France) et Mah­ni (Bel­gique) en essayant de don­ner une expres­sion com­mune à leurs aspi­ra­tions, quelles que soient les dif­fé­rences qui puissent, par ailleurs, sub­sis­ter entre eux. Et j’a­jou­te­rai immé­dia­te­ment que sur le ter­rain que j’ai essayé ci-des­sus de défi­nir je suis prêt à me pla­cer avec eux, parce que je crois que là ne sont pas défen­dus les inté­rêts d’une secte, mais les inté­rêts les plus géné­raux des classes tra­vailleuses et de l’hu­ma­ni­té. En réa­li­té, ce ter­rain n’est pas celui d’une doc­trine, mais d’in­té­rêts révo­lu­tion­naires de la masse. C’est pour­quoi, m’a­dres­sant aux lec­teurs de ce jour­nal, syn­di­ca­listes, com­mu­nistes, socia­listes, anar­chistes de toutes ten­dances, je les invite à dis­cu­ter fra­ter­nel­le­ment la fameuse ques­tion de la période de tran­si­tion qu’on a pré­sen­tée comme un obs­tacle insur­mon­table à l’u­nion des révo­lu­tion­naires pro­lé­ta­riens des diverses écoles, mais qui pour­tant ne pour­ra être réso­lue dans le fait que par l’u­nion pra­tique de tous dans la lutte finale contre le capi­ta­lisme.

A.P. (France)

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