La Presse Anarchiste

Lettre aux mineurs du Borinage

Le jeu­di 5 août, à Val­lau­ris, le « cama­rade » pro­fes­seur X… (j’ai oublié son nom), secré­taire adjoint de l’In­ter­na­tio­nale de l’En­sei­gne­ment (Amster­dam), de natio­na­li­té belge, don­nait une confé­rence sur la néces­si­té d’une par­faite entente entre les syn­di­cats de fonc­tion­naires et les syn­di­cats ouvriers. La pen­sée était bonne. Mais l’o­ra­teur pour­sui­vait un but plus éle­vé : l’u­ni­té pro­lé­ta­rienne. « Rien de grand, disait-il, ne peut se faire sans la fin de toutes ces scis­sions qui enlèvent aux mou­ve­ments pro­lé­ta­riens leur puis­sance de masse. Pour réno­ver la socié­té capi­ta­liste, il nous faut nous unir : l’u­nion fait la force ! »

Un de mes cama­rades appor­ta la contra­dic­tion. « Je loue, dit-il, votre bonne volon­té à vou­loir cimen­ter une union plus étroite entre intel­lec­tuels, fonc­tion­naires et manuels. Mais je dois consta­ter que la venue des fonc­tion­naires par­mi les ouvriers a tué la puis­sance d’at­taque des syn­di­cats et pous­sé le syn­di­ca­lisme vers la col­la­bo­ra­tion de classe. Je sou­haite que les fonc­tion­naires perdent leurs pré­ju­gés petit-bour­geois et que les ouvriers réagissent contre l’en­li­se­ment qui les menace. Je vous féli­cite d’a­voir pré­sen­té en ces lieux le vrai visage de votre inter­na­tio­nale de per­ma­nents, sou­tiens du régime capitaliste.

» Je goûte votre expres­sion : réno­ver le régime capi­ta­liste. Et cela nous situe, car nous vou­lons le détruire. Vous êtes le conser­va­teur des forces que nous vou­lons détruire. Vous êtes la IIe Inter­na­tio­nale, la C.G.T. Nous sommes le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire… Où voyez-vous, dans ces oppo­si­tions irré­duc­tibles des forces de liber­té contre les forces de réac­tion, un point si fra­gile soit-il sur lequel nous puis­sions cimen­ter l’union ?

» Je vous le demande, à vous, belges, qui venez de bri­ser la grève la plus juste, la plus vigou­reuse, en livrant, par des manœuvres sub­tiles, hypo­crites et lâches, la classe ouvrière belge à ses oppres­seurs. Je vous le demande, à vous, C.G.T. et Par­ti socia­liste réunis?… Est-ce par la méthode qui vous per­mit d’é­lire Hin­den­bourg, qui vous fit les four­riers d’Hit­ler ? Est-ce en lut­tant contre les Comi­tés d’ac­tion et la grève géné­rale pour mieux enchaî­ner la classe ouvrière alle­mande à l’illu­sion par­le­men­taire, pour la mieux livrer pieds et poings liés à ses maîtres ?

» Je vous le demande encore : serait-ce par les méthodes employées par l’U.G.T. et le par­ti socia­liste espa­gnol, qui consistent à défendre la pro­prié­té pri­vée et les pri­vi­lèges capi­ta­listes contre 800.000 tra­vailleurs asso­ciés dans la C.N.T.?

» Mais vous êtes la réforme, celle qu’on qué­mande à des maîtres qui, pour le prix de vos ser­vices vous appellent tour à tour à des places bien rétri­buées. Vous êtes les maîtres du pro­lé­ta­riat qui croit naï­ve­ment à vos ver­tus pro­lé­ta­riennes, à votre dés­in­té­res­se­ment…» À ces mots, le bonze écla­ta : « Mais dites, les anar­chistes les plus notoires n’é­taient-ils pas riches ? Bakounine ? »

» C’est exact, répon­dit notre cama­rade, ils étaient riches… avant ! Ils sont morts pauvres…; c’est ce qui les dis­tingue de vous autres, poli­ti­ciens, qui venez presque tous à la classe ouvrière pour lui deman­der de vous enri­chir ; ou, qui venez à elle, riches, ne lui deman­dant que de la gloire, des man­dats, sans ces­ser de faire de l’ac­cu­mu­la­tion capitaliste.

» Et je salue les mineurs belges qui, à l’heure où l’ac­tion était deve­nue une néces­si­té, sur­ent pas­ser par-des­sus l’es­prit de tra­hi­son de leurs fonc­tion­naires pour don­ner au monde ouvrier l’exemple de ce qu’il pour­rait faire… s’il voulait ! »

La réponse du grr­rand mili­tant fut fou­droyante. Je prie les gré­vistes belges de la médi­ter : « Je suis l’en­ne­mi de ces mou­ve­ments troubles menés par des forces occultes dou­teuses. Il y a une léga­li­té syn­di­cale. Il n’ap­par­tient pas aux adhé­rents de pas­ser outre. Cha­cun doit se sou­mettre à la discipline…»

– « Même si elle est absurde, si elle menace le bien-être et la liber­té de tous ! Voyez-vous, Mon­sieur, ce qui vous importe par-des­sus tout : c’est de conser­ver l’hé­gé­mo­nie, la puis­sance avec tous ses pro­fits. L’é­man­ci­pa­tion pro­lé­ta­rienne ? Vous vous en fou­tez… En par­ler vous assure une clien­tè­lé. Eh bien, l’u­nion avec vous est impos­sible. De la tête aux pieds, tout mon être fré­mit d’in­di­gna­tion à cette perspective.

» J’en appelle à la luci­di­té des tra­vailleurs pour trans­for­mer les syn­di­cats, en chas­ser les valets. Et, en atten­dant une fusion impos­sible, que les meilleurs s’u­nissent dans les comi­tés d’ac­tion, car il faut agir sans répit, sans cesse, en bous­cu­lant, en écra­sant les par­tis politiques ».

Réunion sans impor­tance pra­tique. En ce pays les tra­vailleurs sont des ilotes vils et couards. Mais j’en livre le récit suc­cinct à mes cama­rades belges. Je me demande, pour conclure, com­ment on peut adhé­rer à une pareille orga­ni­sa­tion ? Oui, comment ?

(La Voix Liber­taire)

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