La Presse Anarchiste

Socialisme national ou socialisme international

La bour­geoisie est un corps que l’his­toire a usé, flétri, et, comme beau­coup de vieil­lards qui, à force d’im­puis­sance, tombent dans l’u­topie, elle rêve aujour­d’hui l’u­nion de choses incom­pat­i­bles, et veut le but sans vouloir les moyens. Ain­si les bour­geois ne deman­dent pas mieux que d’ador­er pla­tonique­ment la jus­tice, à con­di­tion toute­fois qu’on leur garan­tisse la jouis­sance ultérieure des avan­tages hérédi­taires de l’iniq­ui­té his­torique. Ils ont soif de la paix, mais ils veu­lent en même temps la con­ser­va­tion des États poli­tiques actuels, parce que les États les pro­tè­gent con­tre les récla­ma­tions mille fois légitimes des mass­es pop­u­laires. Trente siè­cles d’his­toire n’ont pas suf­fi pour leur démon­tr­er que l’État nation­al, c’est la guerre per­ma­nente au dehors, et l’op­pres­sion et l’ex­ploita­tion per­ma­nentes au dedans.

Mais lais­sons ces pau­vres vieil­lards à leurs rêves et à leurs ridicules utopies. Aux bour­geois appar­tient aujour­d’hui ; aux tra­vailleurs demain. Par­lons de la grande pré­pa­ra­tion de demain.

Pour que l’heure de la délivrance défini­tive du tra­vail sonne, que faut-il ? Deux choses, deux con­di­tions insé­para­bles. La pre­mière, c’est la sol­i­dar­ité réelle et pra­tique des tra­vailleurs de tous les pays. À cette puis­sance for­mi­da­ble, quelle force au monde pour­ra résis­ter ? Il faut donc la réalis­er. Il faut que tous les tra­vailleurs opprimés et exploités dans le monde, en se don­nant la main à tra­vers les fron­tières des États poli­tiques et en détru­isant par là même ces fron­tières, s’u­nis­sent pour l’œuvre com­mune dans une seule pen­sée de jus­tice et par la sol­i­dar­ité des intérêts : . Il faut que le monde se partage une dernière fois eu deux camps, en deux par­tis dif­férents : d’un côté, le tra­vail à des con­di­tions égales pour tous, la lib­erté de cha­cun par l’é­gal­ité de tous, la jus­tice, l’hu­man­ité tri­om­phante, – la Révo­lu­tion ; de l’autre, le priv­ilège, le mono­pole, la dom­i­na­tion, l’op­pres­sion et l’éter­nelle exploitation.

L’autre con­di­tion, insé­para­ble de la pre­mière, c’est la sci­ence ; non la sci­ence bour­geoise, fal­si­fiée, méta­physique, juridique, politi­co-économique, pédan­tesque et doc­tri­naire, qu’on enseigne dans les uni­ver­sités ; mais la vraie sci­ence humaine, fondée sur la con­nais­sance pos­i­tive des faits naturels, his­toriques et soci­aux, et n’ac­cep­tant d’autre inspi­ra­tion que la rai­son, le bon sens. Savoir, c’est pou­voir. Il faut donc aux tra­vailleurs la sol­i­dar­ité et la sci­ence.

Il est une ques­tion surtout qu’il me paraî­trait impor­tant de traiter aujour­d’hui. Vous savez que ces pau­vres bour­geois, pressés par la force inéluc­tu­able des choses et faisant de néces­sité ver­tu, se font aujour­d’hui social­istes ; c’est-à-dire qu’ils veu­lent fal­si­fi­er le social­isme, comme ils ont fal­si­fié tant d’autres excel­lentes choses à leur prof­it. Longtemps ils ont com­bat­tu jusqu’à ce mot « social­isme ». Main­tenant ils dis­ent le com­pren­dre. Sourds et aveu­gles par intérêt, par posi­tion et par habi­tude, ils com­men­cent aujour­d’hui à enten­dre, à voir. Ils ont enfin com­pris que l’avène­ment du social­isme est désor­mais un fait inévitable ; que c’est le Fatum du siè­cle dans lequel nous vivons. Et voilà pourquoi ils sont devenus socialistes.

Mais com­ment le sont-ils devenus ? – Ils ont inven­té un social­isme à eux, très ingénieux, ma foi, et qui a pour but de con­serv­er à la classe bour­geoise tous les avan­tages de l’or­gan­i­sa­tion sociale actuelle, et aux tra­vailleurs – la mis­ère. Ce ne serait pas même la peine d’en par­ler, si ces nou­veaux social­istes bour­geois, prof­i­tant de l’a­van­tage que leur don­nent leur posi­tion sociale et leurs moyens pécu­ni­aires, naturelle­ment plus puis­sants que les nôtres, et la pro­tec­tion des pou­voirs offi­ciels dans beau­coup de pays, ne s’é­taient pas mis en cam­pagne pour tromper la con­science ouvrière. Ces messieurs ne veu­lent pas se résign­er à mourir tran­quille­ment, sans protes­ta­tion, sans éclat, comme il con­vient a des gens qui n’ont plus rien à dire ni rien à faire dans ce monde. Non : après s’être vertueuse­ment résignés à ne vouloir, à ne faire, à n’être rien pen­dant toute leur vie, ils voudraient, au moment de mourir, devenir quelque chose ; il leur faut du bruit autour de leur lit de douleur, et, mori­bonds respecta­bles, ils tien­nent au moins à nous laiss­er leur tes­ta­ment. Mais qu’en fer­ons-nous de ce tes­ta­ment ? Qui se charg­era de l’exé­cuter ? À coup sûr ce ne seront pas les tra­vailleurs, ces suc­cesseurs légitimes du monde bour­geois qui s’en va.

Aujour­d’hui, on nous exprime l’e­spoir que nous saluerons avec sym­pa­thie l’ap­pari­tion d’un jour­nal des­tiné à servir la cause démoc­ra­tique et à tra­vailler énergique­ment au main­tien de la paix et à la reven­di­ca­tion de la liberté.

Enne­mis de toute dis­cus­sion inutile, et n’aimant pas à dire des choses désagréables, nous auri­ons mieux aimé ne pas répon­dre du tout ; mais la politesse nous com­man­dant une réponse, nous voulons la faire avec la fran­chise et la fer­meté qui doivent car­ac­téris­er désor­mais tous les rap­ports des ouvri­ers avec les bour­geois. La voici :

Nous avons par­cou­ru avec une scrupuleuse atten­tion les numéros spéci­mens du nou­veau jour­nal qu’on a eu l’oblig­eance de nous envoy­er, et nous n’y avons trou­vé rien, mais absol­u­ment rien, qui puisse nous intéress­er, nous touch­er. Pas un mot de vivant, aucune idée, rien qui révèle l’en­tente du présent en un sen­ti­ment juste des événe­ments qui approchent ; des désirs aus­si pieux que stériles, des aspi­ra­tions vertueuse­ment défail­lantes pas de chair, pas de sang, nulle ombre de réal­ité. On dirait un jour­nal fondé dans un monde meilleur par des fantômes.

Nous avons été autant éton­nés qu’af­fligés de trou­ver sur la liste des col­lab­o­ra­teurs de cette nou­velle feuille de la bour­geoisie social­iste, par­mi beau­coup de noms qui sont comme les coopéra­teurs oblig­és de ces sortes d’en­tre­pris­es lit­téraires, des noms estimés et aimés.

Ils veu­lent le tri­om­phe de la paix par la lib­erté, c’est fort bien ; mais cette lib­erté, par quel moyen se pro­posent-ils de la conquérir ?

Quelles sont leurs armes pour com­bat­tre ce mon­stre couron­né que, dans leur jar­gon nou­veau, ils appel­lent culte des valeurs guer­rières ou césarisme ? Là est toute la ques­tion. Césarisme, mil­i­tarisme et servil­isme bureau­cra­tique sont assuré­ment des choses détesta­bles, mais ont-ils une force vivante à leur oppos­er ? Quelle est la nature de cette force ? Sera-ce celle de leurs argu­ments, ou celle de leur bourse, ou celle de leurs bras ?

Leurs bras ? C’est presque ridicule d’en par­ler. Entre la force imposante et si bien organ­isée des armées per­ma­nentes qui défend­ent le passé, et la force bien plus for­mi­da­ble encore des tra­vailleurs qui s’or­gan­isent partout en Europe pour faire tri­om­pher l’avenir, la force mus­cu­laire de cette petite pha­lange de bour­geois social­istes est égale à zéro. Leur bourse ? On peut en mesur­er la puis­sance par la mis­ère chronique de leurs ligues et de leurs jour­naux. La bour­geoisie riche, les heureux spécu­la­teurs de la Bourse, de l’in­dus­trie, du com­merce, de la Banque, qui ont à leur dis­po­si­tion les mil­lions, peu­vent bien se per­me­t­tre, par mau­vaise habi­tude, quelque­fois des boutades con­tre des gou­verne­ments et un ordre de choses qui font si bien leurs affaires ; mais qu’il arrive un moment de crise, et nous les ver­rons tous, soyons-en bien sûrs, du côté de la réac­tion con­tre la Révo­lu­tion, comme aujour­d’hui en Espagne. La moyenne bour­geoisie les suiv­ra, et la pau­vre bourse de cette petite pha­lange de bour­geois social­istes ne se rem­pli­ra pas. Reste donc la seule force de leurs argu­ments. Mais qui se lais­sera touch­er par l’élo­quence de ces arguments ?

Si messieurs les bour­geois social­istes se flat­tent d’ar­riv­er à con­va­in­cre les puis­sants et les rich­es, ils sont encore plus fous que nous ne l’avions pen­sé ; si au con­traire ils espèrent exercer une influ­ence sur les peu­ples, ils sont égale­ment les vic­times d’une sin­gulière illu­sion. Les mass­es pop­u­laires, représen­tées aujour­d’hui dans la plus grande par­tie de l’Eu­rope par les tra­vailleurs des fab­riques et des villes, comme elles l’avaient été jusqu’en 1793 par la classe bour­geoise, aspirent unanime­ment et partout à une chose que le social­isme bour­geois ne pour­ra ni ne voudra jamais leur don­ner. Elles veu­lent l’égalité.

Non l’é­gal­ité trompeuse, l’é­gal­ité seule­ment juridique, poli­tique et civile qu’on s’a­muse à leur offrir : elles veu­lent l’é­gal­ité économique et sociale avant tout, l’é­gal­ité réelle et com­plète ; l’é­gal­ité de l’en­fance dans les moyens d’en­tre­tien, d’in­struc­tion et d’é­d­u­ca­tion ; l’é­gal­ité dans le tra­vail, dans la répar­ti­tion des pro­duits du tra­vail col­lec­tif, ain­si que dans toutes les autres con­di­tions de la vie.

Fatigué d’être exploité et gou­verné par autrui, le peu­ple ne veut plus de classe exploitante et tutélaire, quel que soit le nom qu’elle se donne. Il veut, messieurs les social­istes bour­geois, et dans son intérêt pro­pre, et dans celui de votre moral­i­sa­tion et de votre dig­nité à vous, il veut que vous viviez et que vous tra­vail­liez désor­mais aux mêmes con­di­tions que lui-même. Par­lez-lui de cette égal­ité, et il vous croira, il vous écoutera, il vous suiv­ra. Aidez-le à la con­quérir, et il vous don­nera en retour la lib­erté, la jus­tice et la paix. Sinon, non, et votre fra­ter­nité ne sera rien à ses yeux qu’une fraude nouvelle.

Michel B (Suisse)

(à suiv­re)


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