La Presse Anarchiste

Un prolétaire entre un millier d’autres : son dernier message à la classe ouvrière

[(Il y a juste cinq ans, le 26 sep­tem­bre 1927, le cama­rade Lucas Zec­chi­ni se don­nait la mort à Ham­born, dans ter­ri­toire dé la Ruhr. Né en Autriche, son père, ital­ien d’o­rig­ine, était mineur de son méti­er. Sa mère était une paysanne slo­vaque. Dès son jeune âge, con­tre tous, sa con­cep­tion antipar­lemen­tariste, révo­lu­tion­naire et ana­tionale. Aban­don­né- par la « sol­i­dar­ité » il dut errer à la recherche de tra­vail ; sans papi­er, sans nation­al­ité, il subit tout le poids de l’op­pres­sion sociale et devint un révolté. Pen­dant la guerre, se trou­vant en Angleterre, il fut interné dans un camp de con­cen­tra­tion. Puis il tra­vail­la comme mineur, son pays d’o­rig­ine ayant refusé de le recevoir. Étant expul­sé pour faits de grèves il se trou­va jeté de nou­veau à tra­vers l’Eu­rope, bal­lot­té d’un pays à l’autre, sans appui, sans espoir, traqué partout où il réus­sis­sait à se pro­cur­er du tra­vail. Ayant appris en Angleterre à estimer à leur juste valeur les chefs tra­vail­listes, com­mu­nistes et trade-union­istes, il propageait jusqu’en Alle­magne, envers et des organ­i­sa­tions ouvrières, arrêté par la police, et soumis une fois de plus un arrêté d’ex­pul­sion, il mit fin à une longue vie de lutte et de souf­france, illu­minée par la seule pas­sion de la liberté.

Lors de sa dernière arresta­tion, il présen­ta sa défense lui-même sous la forme d’une déc­la­ra­tion qu’il rédi­gea pénible­ment en alle­mand et que nous traduisons ci-dessous.)]

Je suis accusé d’être entré en Alle­magne sans passe­port. Je tiens à déclar­er publique­ment que je suis un citoyen du monde et que je ne recon­nais ni fron­tière, ni race, ni nation. J’ap­par­tiens au pro­lé­tari­at, qui n’a fait aucune fron­tière. Donc j’ap­par­tiens au coin de terre où je me trouve.

Je ne mendie ni ne requiers votre grâce.

Je sais que nous sommes tous des vic­times du cap­i­tal­isme. Je suis entre vos mains. Je ne recon­nais à per­son­ne le droit de me punir.

Je ne me con­sid­ère pas comme offen­sé et je n’ai pas l’in­ten­tion d’of­fenser personne.

Je sais qu’à moi seul je ne peux rien changer.

Par con­séquent, tout m’est indif­férent : que vous me jetiez en prison pour une année ou pour dix ans. J’af­firme sim­ple­ment que je ne suis pas un crim­inel. Je suis sim­ple­ment un homme, la vic­time du cap­i­tal­isme qui engraisse les maîtres et tue les esclaves.

[(Tel fut le dernier mot de l’ou­vri­er Lucas Zec­chi­ni à la bour­geoisie. Voici main­tenant son dernier mot au pro­lé­tari­at, tel qu’il fut con­servé par les cama­rades qu’il avait lais­sés en Angleterre.)]

J’ai été à tra­vers bien des pays et j’ai étudié à fond le pro­lé­tari­at avec soin. Vous pou­vez m’en croire. Je con­nais les dif­férents types de tra­vailleurs, parce que – mal­heureuse­ment – les pro­lé­taires sont dif­férents dans chaque coin, à cause de leur dépen­dance d’après les cou­tumes de leur pays et de leurs métiers.

La grande faute des ouvri­ers est qu’ils ne pren­nent pas le temps de réfléchir et de se deman­der pourquoi ils vivent. Devons-nous vivre, ou devons-nous y renon­cer ? Car à l’in­térieur du ter­ri­ble sys­tème du cap­i­tal­isme il n’y a qu’une seule issue et par con­séquent, tra­vailleurs, nous devons pos­er la ques­tion devant nous tou­jours et tou­jours : « Pourquoi ne pou­vons-nous pas vivre libres comme les oiseaux dans le ciel, libres de tout souci ? » Eh bien, cama­rades, aus­si longtemps que le pro­lé­tari­at ne pren­dra pas le temps de résoudre ce prob­lème, il ne sera jamais résolu. La ques­tion reste tou­jours sans réponse :

Vivons-nous, ou, plutôt, devri­ons-nous vivre seule­ment pour suer du tra­vail, manger et dormir ?

Nous nous lev­ons tôt le matin et nous nous hâtons vers l’ate­lier. Là nous grat­tons fiévreuse­ment comme des esclaves. Quelque­fois les ouvri­ers trou­vent l’oc­ca­sion de causer quelques mots entre eux ; mais main­tenant, je vous le demande, cama­rades de tra­vail, pourquoi ne causez-vous jamais que blagues, ordures, ou sot­tis­es dignes tout au plus de petits enfants ? Est-ce que ce n’est pas parce que vous ne prenez pas intérêt aux vraies affaires de votre vie ? Est-ce que ce n’est pas parce que vous pensez seule­ment à votre corps, alors que toutes vos pen­sées devraient être dirigées vers la destruc­tion du sys­tème cap­i­tal­iste ? Vous sen­tez et con­nais­sez tous le mal que le sys­tème cap­i­tal­iste vous fait, et fait à votre classe dans le monde entier. Et vous gardez tous le même silence de mort.

Une autre rai­son pour laque­lle vous n’êtes pas capa­bles de résoudre le prob­lème en ques­tion, est que vous n’avez pas assez con­fi­ance en vous. Vous pensez tou­jours encore que vous devez écouter et faire ce que les chefs des soi-dis­ant par­tis ouvri­ers vous dis­ent, et ces élé­ments dirigeants sont là à promet­tre le par­adis dans le sys­tème cap­i­tal­iste pour­ri et par lui, comme le Christ promet­tait le ciel sur la terre. Tout cela est du non-sens. Tout cela n’a­vance à rien. Ces chefs n’ex­is­tent que parce que le pro­lé­tari­at ne sent pas encore le besoin d’a­gir par lui-même, de penser par lui-même, et ain­si de suite. Et à cause de l’in­sou­ciance oublieuse des pro­lé­taires, il existe deux grandes divi­sions : ici la classe des maîtres et là la classe des esclaves.

Est-ce que cc n’est pas les pro­lé­taires qui pro­duisent tout ? Pour­tant le pro­lé­tari­at ne pos­sède pas sa pro­pre production.

Frères de classe, croyez-moi, les chefs de la classe ouvrière sont vos plus grands enne­mis, sans dis­tinc­tion de pays et d’or­gan­i­sa­tions : ceux du par­ti com­mu­niste d’Alle­magne, d’An­gleterre et des autres nations, ceux de la social-démoc­ra­tie tous sont pareils. L’ar­gent règne sur le monde, le men­songe et la trahi­son con­damnent le pro­lé­tari­at à l’ig­no­rance. Je me rap­pelle le seul mot vrai que Jésus ait dit une fois : « Vous ne pou­vez pas servir deux maîtres ». C’est très juste. Vous ne pou­vez pas servir votre classe et la classe cap­i­tal­iste. Les chefs, naturelle­ment, ne veu­lent pas enten­dre cela, parce que c’est vrai et que cette vérité les blesse. Et vous, cama­rades de tra­vail, vous êtes aus­si effrayés de la vérité parce qu’elle vous blesse aus­si. Vos chefs ont peur de per­dre leurs places, ils ont peur de rede­venir peur de per­dre leurs places, ils ont peur de rede­venir des esclaves con­damnés à boss­er ou à grat­ter la terre, ils ont peur de per­dre la garantie de leur puis­sance et de leur bonne vie. Mais vous, qu’avez-vous peur der perdre ?

Pensez à Sac­co et Vanzetti, tués par le sys­tème cap­i­tal­iste ; pensez à Max Hoelz tor­turé à petit feu dans sa prison, et à tous les autres. J’ai été expul­sé de Grande-Bre­tagne pour la seule rai­son que je suis un réfrac­taire qui a déclaré la guerre à n’im­porte quel gou­verne­ment. Si j’avais été aux États-Unis on m’au­rait fait ce qu’ils ont fait à Sac­co et Vanzetti. Et ne font-ils pas des choses de ce genre dans tous les pays ? Leurs méth­odes sont partout les mêmes. Cama­rades ouvri­ers, avez-vous réelle­ment le courage d’as­sis­ter en silence à tant d’in­jus­tice ? Et con­tin­uez-vous, comme si de rien n’é­tait, à ne pas pren­dre le soin de réfléchir, de vous deman­der s’il est juste ou non, que les pro­lé­taires per­me­t­tent au sys­tème cap­i­tal­iste de met­tre à mort les meilleurs d’en­tre nous, d’emprisonner vos frères ?

Nous ne devri­ons avoir qu’une réponse : nous unir, puisque l’u­nion est la force. Nous devons nous unir si nous tenions réus­sir dans notre grand tra­vail à faire : détru­ire le cap­i­tal­isme. Aus­si longtemps que nous restons dis­per­sés (bien qu’é­tant mem­bres de la même classe), le cap­i­tal­isme sera en mesure de faire de nous ce qu’il voudra. Le monde cap­i­tal­iste se tient étroite­ment uni con­tre nous, cama­rades. Unis­sons-nous aus­si par-dessus les organ­i­sa­tions et les fron­tières, sans dis­tinc­tion de ten­dance et de méti­er ; unis­sons-nous par con­seils d’usines, par com­munes, pour la lutte à mort con­tre le sys­tème capitaliste.

Les chefs des par­tis ouvri­ers n’en­seignent pas cette leçon-là, parce qu’une fois réal­isée, elle les chas­sera de leurs postes ; on en fini­ra aus­si avec eux, avec leur trahi­son et leur faus­seté, on en fini­ra avec l’é­goïsme et la haine. Et alors nous aurons tous :

Égal­ité, fra­ter­nité, lib­erté. Une vie heureuse pour tous les exploités ! Fin de l’esclavage. HUMANITÉ!…

Frères, cama­rades Où que vous soyez : cher­chant du tra­vail dans les rues, besog­nant dans les mines de char­bon, mil­i­tant dans les syn­di­cats, tous nous devons nous unir. Nous unir pour avoir la force de détru­ire le cap­i­tal­isme avec ses reli­gions et toutes ses tromperies. Éveillez-vous, pro­lé­taires ! La révo­lu­tion du monde vous appelle !

Le monde cap­i­tal­iste est pour­ri, il doit tomber. Et nous, nous devons recon­stru­ire un monde nou­veau et sain. 

Savez-vous tous, pourquoi il y a tant de chômeurs ? Je vais vous le dire. Le cap­i­tal­isme mau­dit a besoin d’une armée de tra­vailleurs sans emploi pour rac­cour­cir les salaires de ceux qui sont à l’u­sine. Et celui qui résiste devient chômeur à son tour et les autres ont peur qu’il ne vienne « pren­dre leur pain ». Et lui-même, enviant ceux qui sont exploités, ne trou­ve rien de mieux que de mendi­er, au cap­i­tal­isme « du tra­vail ou du pain ». Et ain­si, il y a des mil­lions de pro­lé­taires qui se bris­eraient plutôt le cou pour avoir un emploi, ou pour le garder et pour rester les esclaves zélés de leurs maîtres au lieu de faire la révo­lu­tion ! Les pro­lé­taires oscil­lent de-ci de-là comme le bat­tant d’une pen­d­ule. Ils ne savent pas où aller…

Se taire, c’est con­sen­tir, cama­rades ! Et ici le con­sen­te­ment sig­ni­fie un meurtre.

(Sep­tem­bre 1927)


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