La Presse Anarchiste

Fou ?

Ils lui dirent : « Laisse le çoutre dans le sol à peine fendu, laisse le marteau sur l’en­clume, le rabot sur l’établi, l’alène sur la table, l’aigu­ille dans l’étoffe, la navette au méti­er, la tru­elle dans le morti­er ; laisse incom­plète ton œuvre de paix, de fécon­dité et d’amour pour le bien et la vie de tous les hommes et pars à la guerre, ô jeune homme de vingt ans, la patrie t’appelle ». 

Ils lui dirent encore : « Laisse le livre ouvert sous la lampe qui a éclairé les pre­mières luttes de ton esprit, laisse le bis­touri qui cherche en trem­blant dans la chair morte les pal­pi­ta­tions de la vie ; laisse le gou­ver­nail qui gui­da le navire dans l’océan, le téle­scope qui, à ton regard de mor­tel, a dévoilé la route des astres et la gloire du soleil ; laisse la plume qui sup­plée à ta parole, le pinceau sur la palette, l’arc sur sa corde, le scalpel sur le mar­bre. Refoule ta pen­sée, sus­pends l’in­quiète activ­ité de ton esprit, oublie tout ce qui te sépare, l’homme, de la brute — et pars à la guerre, ô jeune homme de vingt ans, la patrie te veut ». 

Ils dirent ensuite : « Laisse ta mère qui t’a enfan­té, avec douleur et t’a nour­ri du lait de ses mamelles, ta mère dont tu fus la gloire et le bon­heur ; laisse ton père cour­bé qui t’a don­né son peu de pain et quan­tité de sueur, laisse tes frères qui atten­dent de toi guide et pro­tec­tion ; laisse aus­si celle que le des­tin a placée sur ta route, celle qui toute sa vie t’a entre­vu dans le rêve doré de son cœur inno­cent. Étouffe le cri de ton coeur, tais le soupir de ton âme, refoule le san­glot qui te monte à la gorge, cache comme une bassesse, une infamie, les larmes de tes yeux, et pars à la guerre, ô jeune homme de vingt ans. la, patrie te réclame ». 

Et ils dirent d’autres choses étranges, grotesques, tristes et stupé­fi­antes, mais toutes cru­elles ; et per­son­ne n’en fut sur­pris, et per­son­ne ne les dis­cu­ta, ne les raison­na, parce que c’é­taient des choses antiques qui avaient été dites depuis des siè­cles, et que, depuis des siè­cles, on avait écoutées sans protester. 

Et ain­si. des siè­cles durant, tous par­tirent à la guerre. 

Le lég­is­la­teur dit : « C’est le devoir ».
_ Le mag­is­trat dit : « C’est juste ».
_ Le philosophe dit : « C’est humain ».
_ Le savant dit : « C’est naturel ».
_ L’artiste dit : « C’est beau ».
_ Le poète dit : « C’est glorieux ».
_ Le prêtre dit : « C’est divin ». 

Un seul se leva entre tous et dit : « C’est inique ! » 

Et tous, autant qu’ils étaient, se liguèrent con­tre ce dernier, le chas­sèrent. l’in­sultèrent, le frap­pèrent en dis­ant : « Il est fou ! »

Hall


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