La Presse Anarchiste

Les précurseurs de Xénophane à Empédocle

C’est vers le qua­trième siè­cle que com­mence la grande et hau­taine flo­rai­son de la pen­sée grecque ; rap­pelons pour mémoire que nous avons con­sid­éré jusqu’i­ci les poètes seule­ment, tou­jours antérieurs à toute autre for­ma­tion lit­téraire. Mais ce que nous ren­con­trons, ce sont surtout des expli­ca­tions de l’o­rig­ine du monde ou encore des con­struc­tions cos­mogo­niques. L’homme lui-même ne devient pas encore le sujet de la philoso­phie, tout tourne autour de la physique. Ajou­tons cepen­dant que cette physique est bien embry­on­naire et bien sim­ple, mais nous avons la pos­si­bil­ité de saisir l’« orig­ine » de la pen­sée sci­en­tifique, bien mieux que ce ne fut le cas pour l’« orig­ine » de la poésie. 

Il a fal­lu des généra­tions, sinon des siè­cles, pour amen­er un élar­gisse­ment de la pen­sée. Les luttes dans la cité antique entre les divers groupes qui la com­posent, les guer­res extérieures, les voy­ages, les colonies ont pré­paré le sol d’où jail­lit dans le courant d’une lente évo­lu­tion la pen­sée libre, l’es­sor indi­vidu­el. Le tra­vail libéra­teur de cer­taines sectes ne doit pas être sous-estimé, les pythagoriciens, par exem­ple, ont for­mé une secte très puis­sante et ani­mée d’un grand esprit de cama­raderie et d’amitié. 

Thalès, le philosophe par lequel com­men­cent les his­toires de la philoso­phie en général, et la plu­part de ses suc­cesseurs n’of­frant, guère d’in­térêt pour notre étude — nous nous arrêterons à Xéno­phane qui est encore antérieur au qua­trième siè­cle. Il fleu­rit, vers 535 ; c’est le fon­da­teur de l’École éléate en Sicile. Il nous paraît avoir con­sti­tué l’in­ter­mé­di­aire entre le théisme et l’athéisme. La thèse est un peu frag­ile, nous en con­venons, cepen­dant c’est lui qui s’at­taqua au poly­théisme pra­tiqué jusque-là, un poly­théisme anthropomorphe. 

Pour un athée mod­erne, l’idée d’un seul dieu peut sem­bler de peu d’im­por­tance, mais il per­met facile­ment à l’homme, par une pen­sée hardie, de se pos­er en égal à ce seul dieu. C’est ce que d’ailleurs en par­tie fit Xéno­phane, Ain­si, il est plus facile à l’homme de s’i­den­ti­fi­er à Dieu ou de le voir dans l’u­nivers, dans le Cos­mos. Ce dieu devint même pour lui une entité philosophique, bien qu’il com­bat­tît la tra­di­tion. Ce qui est remar­quable chez notre philosophe, c’est la manière libre et franche dont il se prononça con­tre la reli­gion pop­u­laire et dénonça comme abom­inables les représen­ta­tions des dieux, con­for­mé­ment aux descrip­tions des Homère et des Hésiode. En out­re, nous décou­vrons en lui un pen­chant au scep­ti­cisme et un dés­espoir vrai­ment attris­tant.. Son rôle d’ini­ti­a­teur de la doc­trine de l’u­nité de l’être, en fit le père de l’éléatisme. La vérité n’est pas pour lui une révéla­tion des dieux, mais seule­ment le fruit pénible d’une longue recherche per­son­nelle. La physique tra­di­tion­nelle n’avait aucune impor­tance pour Xéno­phane, et son indif­férence envers elle nous le fait con­sid­ér­er comme un de ces obscurs précurseurs précé­dent la révo­lu­tion opérée par les Sophistes, en par­ti­c­uli­er par Pro­tago­ras et Socrate dans l’ori­en­ta­tion de la pen­sée. Aus­si l’éléatisme lui survit-il, soit chez les Sophistes dans ses élé­ments cri­tiques et négat­ifs, soit, en out­re, dans ce qu’il y a de plus pro­fond et de plus philosophique, par une inter­pré­ta­tion de la doc­trine socra­tique du con­cept, dont la place est con­sid­érable dans l’his­toire de la pen­sée grecque : l’in­ter­pré­ta­tion mégarique. Xéno­phane et son école éléate ont eu le mérite d’avoir réduit la philoso­phie à ceci : TOUT EST UN, sans cepen­dant dire si ce tout fut matériel ou immatériel. 

Dém­ocrite de Mégare, vers 460, vivait à l’é­cart de la cité dans un jardin, entouré d’amis. Il se moquait de tout et de tous. Sa maxime était : « Il ne faut pas chercher à acquérir une foule de con­nais­sances, mais une grande com­préhen­sion », Epi­cure a emprun­té mainte pen­sée à Dém­ocrite. Il paraît que Pla­ton voulait acheter les oeu­vres de Dém­ocrite pour les brûler. Il était regardé comme athée, sa thèse est « De rien ne sort rien ; rien de ce qui est ne peut périr. Toute trans­for­ma­tion n’est que liai­son et sépa­ra­tion des par­tic­ules ». C’est l’énon­cé de la physique mod­erne que rien ne se perd. Aus­si Dém­ocrite dit-il que la vérité est cachée pro­fondé­ment et que pour la chercher il faut pos­séder une pen­sée pro­fonde, alors que l’ob­ser­va­tion immé­di­ate ne saurait nous y amen­er aus­si par­faite­ment. Le bon­heur con­siste dans le calme obtenu en se maîtrisant… « et si nous cher­chons cette har­monie de notre être intérieur, cela est unique­ment en vue du bon­heur de l’individu.

Anaxago­ras, vers 500, fut accusé d’athéisme et jeté en prison. C’est grâce à sa forte per­son­nal­ité, à ses con­nais­sances et à ses rela­tions, qu’Athènes devint le cen­tre de la philoso­phie, comme aus­si du monde grec. 

Anaxar­que d’Ab­dère, un dis­ci­ple de Dém­ocrite dit à pro­pos du sang qui s’é­coula d’une blessure d’Alexan­dre le Grand : « C’est le sang d’un homme non d’un dieu ». Un jour il tom­ba entre les mains de son enne­mi Nococréon, tyran de Chypre, qui le fit broy­er dans un morti­er. Il cria au tyran « Broie le corps d’Anaxar­que, tu ne broieras pas son âme ». On cite un texte où il jugeait avec dédain la con­duite et l’opin­ion des hommes. Hér­a­clite, vers 500, surnom­mé le triste à cause de son pes­simisme, se reti­ra de la foule et vécut, une vie austère et calme. Il mépri­sait la masse, et son con­tem­po­rain Tim­on l’ap­pelait « insul­teur de la foule ». Une fois on l’ap­pela à édicter de nou­velles lois, il refusa parce qu’il pen­sait que les hommes étaient d’une méchanceté incur­able. C’é­tait un dédaigneux, un soli­taire, il a le pre­mier en Grèce proclamé la van­ité essen­tielle de toutes choses ; tout est écoule­ment sans fin, dis­ait-il. Un sien ouvrage, en plus grande par­tie per­du, com­mence par une affir­ma­tion de l’ig­no­rance et, de la sot­tise humaine. Il se dégage de toute opin­ion des autres. Tout est UN, dis­ait-il — mais il n’a­joutait pas que cet UN est immo­bile, comme l’UN de Xéno­phane — cet UN est mobile, tout s’é­coule, rien ne subsiste. 

Empé­do­cle, vers 444, procla­mait que « l’homme est un dieu exilé, vic­time de la dis­corde furieuse. »

les Sophistes, Protagoras, Socrate

Mal­gré la richesse de la pen­sée ren­con­trée jusqu’alors, il nous faut insis­ter que la révo­lu­tion de la pen­sée grecque est l’œuvre des Sophistes. Ce sont eux qui décou­vrent le cen­tre de l’homme en lui-même, ils se détour­nent de la physique pour décou­vrir l’homme et l’un d’eux clame : « l’homme est la mesure de toute chose ». C’est le sophiste Pro­tago­ras. Sophiste, le mot veut dire sage, il n’avait aucun sens péjo­ratif à l’o­rig­ine, il ne l’a pris que bien plus tard surtout grâce au diffa­ma­teur Pla­ton. Quel est l’énon­cé général des sophistes ? Le sub­jec­tivisme appa­raît, les sophistes annon­cent le savoir uni­versel. Ils pré­ten­dent que les choses sont telles qu’elles appa­rais­sent au moi, il n’y a pas de vérité générale. La con­cep­tion de l’u­nivers s’élar­git. Ils obser­vent l’âme dans tous ses mou­ve­ments. Cette révo­lu­tion du qua­trième siè­cle dépend en par­tie des fac­teurs soci­aux et poli­tiques de l’époque. A mesure que se relâche ain­si le lien col­lec­tif, grandit l’es­sor de la per­son­nal­ité individuelle. 

À Athènes l’im­por­tance de l’in­di­vid­u­al­isme s’ac­croît de plus en plus et le bon­heur indi­vidu­el devient sujet de la dis­cus­sion philosophique, la pen­sée cri­tique se réveille et sub­stitue des thès­es indi­vidu­elles et con­tin­gentes à l’opin­ion collective. 

Mais quel est donc cet homme, ce Pro­tago­ras ? Mal­heureuse­ment nous savons très peu de chose de lui, il est con­tem­po­rain de Socrate, né vers 485, il aurait été dans sa jeunesse porte­faix. De ses ouvrages, il ne reste pas davan­tage que quelques frag­ments cités par les con­tem­po­rains ou encore les dia­logues de Pla­ton, qu’il faut lire avec toute la cir­con­spec­tion néces­saire, car celui-ci ne se gêne nulle­ment pour fauss­er la pen­sée d’autrui. Cela con­cerne aus­si les deux dia­logues con­sacrés à Pro­tago­ras : Théétéle et Pro­tago­ras, nous les citons pour mémoire seulement. 

D’un coup génial et admirable, Pro­tago­ras élève l’homme au cen­tre de l’u­nivers et, qui plus est, fait de la con­nais­sance un sujet et quitte ain­si tous les chemins bat­tus jusque-là. Un de ses ouvrages débu­tait ain­si : « L’homme est la mesure de toutes choses, de ce qu’elles sont pour celles qui sont, de ce qu’elles ne sont pas pour celles qui ne sont pas… ». Le reste est per­du, cepen­dant cette affir­ma­tion nous per­met d’apercevoir cet homme con­tem­plant le monde au-delà de son temps, d’un regard clair­voy­ant. Il fait de l’homme le seul critéri­um de l’ex­is­tence, c’est ce qui le dis­tingue de tous les philosophes antérieurs et con­tem­po­rains. Mais non pas comme d’au­cuns le pré­ten­dent « homme » au sens anthro­pologique ; non pas toute l’hu­man­ité — au con­traire tout individu. 

Que com­pre­nait Pro­tago­ras en fait de mesure de toutes choses ? La réal­ité des apparences exis­tait-elle pour lui ? « L’homme comme la mesure de toutes choses », était-il seule­ment juge des par­tic­u­lar­ités des choses qui agis­saient sur lui ? — sa « mesure » était-elle ana­logue à l’é­tat réel dépas­sant l’ap­parence ?– ou l’homme créa-t-il seule­ment par le moyen de ses représen­ta­tions le monde des apparences ? Nous ne trou­vons pas de réponse à ces ques­tions chez Pro­tago­ras. Nous pou­vons facile­ment la don­ner nous-mêmes : il est tout à fait indif­férent à l’homme que les choses au-delà du juge­ment et de la com­préhen­sion humaine aient encore une exis­tence réelle, car pra­tique­ment le monde extérieur n’a qu’une valeur rel­a­tive et s’il faut accorder, en plus, aux choses une réal­ité spé­ci­fique, cela n’est qu’in­signifi­ant. La base de la doc­trine de Pro­tago­ras est : la doc­trine du mou­ve­ment con­tinu de toutes-choses trans­posée par rap­port à l’ap­pré­ci­a­tion de l’ap­parence, la rel­a­tiv­ité de toutes les formes de l’ap­parence. Nous ne pou­vons insis­ter davan­tage et pour­tant nul autre que Pro­tago­ras ne représente mieux cette révo­lu­tion de la pen­sée grecque accom­plie au qua­trième siècle. 

Pour com­pléter ce tableau, il faudrait toute­fois men­tion­ner Socrate et : « con­nais-toi, toi même ». Tache plus facile, vu que Socrate est bien mieux con­nu que ses prédécesseurs. Lui aus­si ne nous est dévoilé que par les con­tem­po­rains et surtout par Pla­ton. Socrate oppose à la loi et à la con­ven­tion arbi­traire, la loi de la nature. Il vit entouré de fam­i­liers une vie toute expan­sive, inter­ro­geant tout le monde dans n’im­porte quel lieu. Mais sa maxime : « Con­nais-toi toi-même » indique encore le côté con­tem­platif de ce penseur, il faut savoir s’in­ter­roger soi-mène et c’est par cela que s’avère l’in­di­vid­u­al­isme de Socrate. 

Nous avons fini- de présen­ter les précurseurs anté-socra­tiques dans leurs grandes lignes, il nous reste à suiv­re les penseurs postérieurs à Socrate jusqu’à la fin de l’époque grecque, ce sera pour une prochaine fois. 

Joane


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