[/Milan, 30 mai 1946./]
Très cher E. A. — Le camarade Mantovani m’a passé un fascicule de l’Unique que j’ai lu avec plaisir et intérêt. Il me semblait replonger dans le passé et retourner en arrière de vingt ans, exactement en 1925, à l’époque de mon malheureux retour à Milan, à partir duquel je ne pus rien lire de notre littérature, absolument isolée que j’étais de tout ce qui représentait notre vie intellectuelle et idéaliste.
J’étais une amie de « l’En Dehors » et dans ces années de jeunesse, je commençais à peine à ouvrir les yeux à la compréhension des plus élevées de nos idées, lorsque la grande prison de l’Italie se referma sur moi, impitoyable, m’isolant complètement et il ne me resta plus, dans mon angoissante solitude, qu’à me replier sur moi-même et à remâcher le souvenir de mes cinq lumineuses années d’exil en terre de France, qui furent les plus belles de ma vie. Je ne suis pas près de les oublier. Tu te souviens sans doute que tu inséras quelque mienne prose extraite et traduite de feuilles italiennes. À Milan, je fréquentais le regretté Meniconi que l’adverse destin nous a enlevé trop tôt. À ce propos, il conviendrait que la traduction italienne de « Initiation individualiste anarchiste » vit enfin le jour en Italie puisqu’il en existe un exemplaire de sauvé. On en aurait besoin ici, en ce moment, pour créer un centre et une atmosphère de culture qui nous font grand besoin.
Tous, nous sortons d’une période d’abrutissement, de trop longue abstention de toute étude sérieuse et profonde de certains de nos problèmes, et tout cela parce que nous manquaient de livres et de journaux… D’où une monotonie statique, une cristallisation de la pensée anarchiste, alors que pour être vivante, celle-ci doit pouvoir évoluer de long en large, pour s’élancer toujours plus haut.
Mais nous retrouverons le temps perdu. Nous avons la meilleure volonté qui soit de sortir de l’atmosphère grise et opaque au fond de laquelle nous avons été murés, nous débattant parmi les persécutions, les soucis et les tourments de la lutte quotidienne pour résister physiquement et échapper à l’asphyxie spirituelle. Malgré tout nous sommes parvenus à sauver ce qui pouvait l’être du merveilleux patrimoine de nos idées. Nous allons reprendre la lutte, si cela nous est permis, trempés et mûris par l’épreuve, la longue nuit de l’épreuve…
Durant ces vingt ans, que sont devenus mes anciens camarades de Paris, de Lyon, dont certains peut-être, ne m’ont pas oubliée?…
Très fraternellement.
Maria Pellegrini