La Presse Anarchiste

La Fontaine et sa philosophie

III

[[Voir les numé­ros précédents.]]

La SOTTISE est abon­dam­ment iro­ni­sée par notre phi­lo­so­phie. On connaît « Les gre­nouilles qui demandent un roi»», et « L’homme et la puce », « L’ours et l’a­ma­teur des jar­dins ». Cet ours ne trouve rien de mieux pour débar­ras­ser le dor­meur d’une mouche gênante que de lan­cer un pavé sur la mouche et sur la tête de l’homme. Ce qui fait dire à notre fabuliste :

Rien n’est si dan­ge­reux qu’un igno­rant ami :
Mieux vau­drait un sage ennemi.

Cette cri­tique conti­nue avec « Le rat et l’é­lé­phant », « Démo­crite et les Abdé­ri­tains » qui s’a­chève ainsi :

Le récit pré­cé­dent suffit
Pour mon­trer que le peuple est juge récusable,
En quel sens est donc véritable
Ce que j’ai lu dans cer­tain lieu
Que sa voix est la voix de Dieu ?

Enfin la fable « Le loup et le renard » nous apprend que nous ne devons point nous moquer de la sot­tise des autres : 

Ne nous en moquons point : nous nous lais­sons séduire
Sur aus­si peu de fondement
Et cha­cun croit fort aisément
Ce qu’il craint et ce qu’il désire.

Le BAVARDAGE, l’I­GNO­RANCE et le PÉDANTISME ne sont point oubliés. « L’en­fant et le maître d’é­cole », « L’é­co­lier, le pédant et le maître d’un jar­din », « La tor­tue et les deux canards » nous servent de leçon.

Les FANFARONS ont aus­si leur place dans cette vaste satire qui nous enri­chit du fameux coup de pied de l’âne dans « Le lion deve­nu vieux ».

Même cri­tique avec « L’âne vêtu de la peau du lion ». Enfin « Le pâtre et le lion » nous montre un autre genre de fanfaron :

Que l’homme ne sait guère, hélas ! ce qu’il demande !
Pour trou­ver le lar­ron qui détruit mon troupeau
Et le voir en ces lacs pris avant que je parte,
O monarque des dieux, je t’ai pro­mis un veau :
Je te pro­mets un bœuf si tu fais qu’il s’écarte.

Avec l’IM­MU­TA­BI­LI­TÉ DU NATUREL, nous abor­dons une des pen­sées maî­tresses de La Fon­taine. « La chatte méta­mor­pho­sée en femme » nous mon­tré que :

Tant le natu­rel a de force.
Il se moque de tout, cer­tain âge accompli :
Le vase est imbi­bé, l’é­toffe a pris son pli.
En vain de son train ordinaire
On le veut désaccoutumer.
Quelque chose qu’on puisse faire
On ne sau­rait le réformer.

« L’i­vrogne et la femme » débute par : Cha­cun a son défaut où tou­jours il revient. Honte ni peur, n’y remédie. 

« La sou­ris méta­mor­pho­sée en fille » est une fine satire de la métemp­sy­cose et se ter­mine par : 

Il faut en reve­nir tou­jours à son destin,
C’est-à-dire à la loi par le Ciel établie.
Par­tez au diable, employez la magie :
Vous ne détour­ne­rez nul être de sa fin.

« Le loup et le renard » amène cette pen­sée curieuse de La Fontaine :

Cer­tain renard vou­lut, dit-on,
Se faire loup. Hé ! qui peut dire
Que pour le métier de mouton
Jamais aucun loup ne soupire.

Mais ce renard dégui­sé en loup, aban­donne cet accou­tre­ment dès qu’il entend un coq chanter :

Que sert-il qu’on se contrefasse ?
Pré­tendre ain­si chan­ger est une illusion.
L’on reprend sa pre­mière trace
À la pre­mière occasion.

[| – O –|]

Contre l’IN­CER­TI­TUDE des pro­jets, La Fon­taine nous a don­né : « La lai­tière et le pot au lait » :

Quel esprit ne bat la campagne ?
Qui ne fait châ­teaux en Espagne ?
Picro­chole, Pyr­rhus, la lai­tière, enfin tous.
Autant les sages que les fous ?
Cha­cun songe en veillant, il n’est rien de plus doux ;
Une flat­teuse erreur emporte alors nos âmes :
Tout le bien du monde est à nous
Tous les hon­neurs, toutes les femmes.
Quelque acci­dent fait-il que je rentre en moi-même
Je suis Gros Jean comme devant. 

Remar­quons que « Le curé et le mort » conclut éga­le­ment en nous mon­trant la fra­gi­li­té de nos pro­jets. Il en est de même avec « L’ours et les deux com­pa­gnons ». L’un de ceux-ci, en par­lant de l’ours qui l’a épargné :

Il m’a dit qu’il ne faut jamais
Vendre la peau de l’ours qu’on ne l’ait mis par terre.

La cri­tique de l’ER­REUR nous vaut : « Le chien qui lâche la proie pour l’ombre» ; la cor­rec­tion de la nature est plai­sam­ment illus­trée par « Le gland et la citrouille » et l’in­sou­ciance par « Le lièvre et la tor­tue ». Le SAVOIR est van­té dans « L’a­van­tage de la science » qui s’a­chève par :

Lais­sez dire les sots : le savoir a son prix.

L’INCAPACITE est mise en évi­dence par « Le renard, le singe et les ani­maux ». Le singe tombe dans un piège et le renard lui dit :

Pré­ten­drais-tu nous gou­ver­ner encor
Ne sachant pas te conduire toi-même ?
Il fut démis et l’on tom­ba d’accord
Qu’à peu de gens convient le diadème.

Dans « L’ho­ro­scope », La Fon­taine appa­raît un par­fait méca­niste et s’il montre le déter­mi­nisme aveugle des faits en disant :

On ren­contre sa destinée
Sou­vent par des che­mins qu’on prend pour l’éviter.

Il ter­mine en cri­ti­quant l’as­tro­lo­gie et les astrologues :

Tout aveugle et men­teur qu’est cet art
Il peut frap­per au but une fois entre mille.
Ce sont des effets du hasard.

Je ter­mi­ne­rai ces cita­tions sur la par­tie psy­cho­lo­gique des fables de La Fon­taine par celles qui font allu­sion à notre NARCISSISME. La pre­mière est « La besace » :

Nous nous par­don­nons tout et rien aux autres hommes
On se voit d’un autre œil qu’on ne voit son prochain
Le fabri­ca­teur souverain
Nous créa besa­ciers, tous de même manière,
Tant ceux du temps pas­sé que du temps d’aujourd’hui.
Il fit pour nos défauts la poche de derrière,
Et celle de devant pour les défauts d’autrui.

La deuxième : « Les com­pa­gnons d’U­lysse » nous pré­sente ce héros essayant de faire reprendre forme humaine à ses com­pa­gnons trans­for­més par Cir­cé en lion, ours et loup. La Fon­taine ima­gine alors les dia­logues sui­vants, abso­lu­ment de son crû et qu’on ne trou­ve­ra, certes point, dans l’Odyssée :

Chers amis, vou­lez-vous hommes redevenir ?
On vous rend déjà la parole.
Le lion dit, pen­sant rugir :
« Je n’ai pas la tête si folle,
Moi renon­cer aux dons que je viens d’acquérir ?
J’ai griffe et dent et mets en pièce qui m’attaque.
Je suis roi ; devien­drai-je un cita­din d’Ithaque ?
Tu me ren­dras peut-être encor simple soldat :
Je ne veux point chan­ger l’état.
Ulysse du lion court à l’ours « Eh mon frère,
Comme te voi­là fait ! Je t’ai vu si joli !
Ah ! vrai­ment nous y voilà,
Reprit l’ours à sa manière,
Comme me voi­là fait ! Comme doit être un ours
Qui t’as dit qu’une forme est plus belle qu’une autre.
Est-ce à la tienne de juger de la nôtre
Je me rap­porte aux yeux d’une ourse mes amours.
Te déplais-je ? Va-t-en, suis ta route et me laisse :
Je vis libre, content, sans nul besoin qui me presse,
Et te dis tout net et tout plat :
Je ne veux point chan­ger d’état.
Le prince grec au loup va pro­po­ser l’affaire ;
Il lui dit, au hasard d’un sem­blable refus :
« Cama­rade je suis confus
Qu’une jeune et belle bergère
Conte aux échos les appé­tits gloutons
Qui t’ont fait man­ger ses moutons.
Autre­fois on t’eût vu sau­ver sa bergerie ;
Tu menais une hon­nête vie.
Quitte ces bois et redeviens
Au lieu de loup, homme de bien.
En est-il ? dit le loup. Pour moi je n’en vois guère.
Tu t’en viens me trai­ter de bête carnassière ;
Toi qui parles, qu’es-tu ? N’au­riez-vous pas sans moi
Man­gé ces ani­maux que plaint tout le village ?
Si j’é­tais homme par ta foi
Aime­rais-je moins le carnage ?
Pour un mot quel­que­fois vous vous étran­glez tous :
Ne vous êtes-vous pas l’un à l’autre des loups ?
Tout bien consi­dé­ré, je te sou­tiens en somme,
Que scé­lé­rat pour scélérat
Il vaut mieux être un loup qu’un homme,
Je ne veux point chan­ger d’état.
Ulysse fit à tous une même semonce ;
Cha­cun d’eux fit même réponse ;
Autant le grand que le petit.
La liber­té, les bois, suivre leur appétit,
C’é­tait leurs délices suprêmes
Tous renon­çaient au lot des belles actions.
Ils croyaient s’af­fran­chir sui­vant leurs passions :
Ils étaient esclaves d’eux-mêmes.

Cette consta­ta­tion phi­lo­so­phique et très psy­cho­lo­gique indique chez La Fon­taine une pro­fonde ana­lyse du moi et le néant de sa transcendance.

[| – O –|]

Cette étude res­treinte ne me per­met point d’exa­mi­ner en son entier tous les aspects de sa phi­lo­so­phie, mais de l’en­semble des cita­tions que j’ai pré­sen­tées ici nous pou­vons en aper­ce­voir les carac­tères les plus évidents.

Tout d’a­bord, ce qui sur­prend c’est l’ab­sence de conseils moraux dans la plu­part de ses fables. Je ne pré­tends pas qu’on fabri­que­rait une par­faite fri­pouille avec ses digres­sions per­son­nelles, mais il me paraît bien dif­fi­cile qu’on puisse en tirer de quoi faire un solide par­ti­san, ou même un par­fait citoyen. Ce qui étonne ensuite, c’est cette sou­plesse, cette varia­tion, ces contra­dic­tions qui rendent ses fables éton­nam­ment vivantes, sédui­santes, adé­quates à tous les mau­vais coups du sort, à toutes les traî­trises de l’existence.

Les fables de Flo­rian pré­sentent une uni­té mora­li­sa­trice d’un bout à l’autre de son œuvre. Rien de tel chez La Fon­taine. Ce poète déli­cieux ne vise pas à créer un type d’hu­main par­fait ; il ne fait véri­ta­ble­ment pas de morale. Il aver­tit, il explique, il ana­lyse la vie et ses consé­quences, toutes les causes d’in­suc­cès, toutes nos chances d’a­dap­ta­tion, toutes les néces­si­tés qu’un être intel­li­gent et rai­son­nable est obli­gé de connaître s’il veut durer et sur­vivre aux causes de destruction.

Or, s’il y a contra­dic­tion dans ses conclu­sions c’est que la vie est contra­dic­toire, c’est que plu­sieurs solu­tions sont pos­sibles, c’est qu’une concep­tion unique et rigide ne peut conve­nir à un monde mou­vant et incer­tain, c’est que l’in­di­vi­du ne peut se tirer d’af­faire, conser­ver son uni­té psy­cho­lo­gique qu’en s’a­dap­tant sui­vant le cours des évé­ne­ments. Son héros est un pes­si­miste intel­lec­tuel pro­pul­sé par un opti­misme orga­nique. Il aime l’a­ven­ture mais il est pru­dent ; il aime les femmes et chante l’a­mour mais il se méfie ; il recherche l’a­mi­tié, la belle et pure ami­tié mais dans « Paroles de Socrate » qui répond à ceux qui trou­vaient sa mai­son trop petite :

Plût au ciel que de vrais amis
Telle qu’elle est, elle pût être pleine.

Il ajoute :

Le bon Socrate avait raison
De trou­ver pour ceux-là trop grande sa maison
Cha­cun se dit ami ; mais fol qui s’y repose :
Rien n’est plus com­mun que le nom,
Rien n’est plus rare que la chose.

Son héros compte dur l’a­mi­tié et l’en­tr’aide, il trouve cela néces­saire, mais il compte d’a­bord sur lui-même ; il est pré­voyant mais il est jouis­seur et se moque de l’a­vare ; il cherche à modi­fier ses sem­blables mais il sait que le natu­rel varie bien peu. Mais le plus éton­nant de cette ample comé­die à cent actes divers et dont la scène est l’univers

comme il le dit lui-même, c’est que les deux rôles de ses per­son­nages sont défen­dables, c’est que tour à tour nous nous sen­tons aus­si bien d’un côté que de l’autre, par­fois des deux côtés à la fois. Et, chose sur­pre­nante, il se dégage de ce grouille­ment de per­son­nages une indé­pen­dance, une atmo­sphère de liber­té, une vita­li­té per­son­nelle qui donne à son héros une indi­vi­dua­li­té excep­tion­nelle faite de beau­coup d’hu­ma­ni­té et encore plus d’o­ri­gi­na­li­té. C’est un per­son­nage indomesticable.

C’est en cela que La Fon­taine, selon moi, s’ap­pa­rente aux indi­vi­dua­listes. Sa phi­lo­so­phie est celle de l’homme sen­sible aux beaux côtés de la nature humaine, aver­ti mal­gré cela de ses imper­fec­tions, essayant de durer mal­gré la dure­té des épreuves et tou­jours, en toutes cir­cons­tances, se tirant d’af­faire lui-même, rede­vable à lui seul de sa sot­tise et de ses erreurs, repor­tant toute la valeur de l’a­ven­ture, de l’ex­pé­rience, du fait, sur le com­por­te­ment individuel.

C’est une phi­lo­so­phie vivante et bien équi­li­brée. C’est bien là une phi­lo­so­phie pour l’individu. 

Ixi­grec

La Presse Anarchiste