La Presse Anarchiste

La libération de l’homme

II. ― Les chaînes de l’homme

[[Voir L’U­nique n°10.]]

1° Il y a tout d’a­bord, et en pre­mier lieu, L’ÉDUCATION. 

L’é­du­ca­tion n’est pas, par elle-même, une chaîne, mais elle est la terre nour­ri­cière de presque toutes les chaînes. C’est par l’é­du­ca­tion que s’im­plantent en nous à l’aube de notre vie, la morale conven­tion­nelle, les pré­ju­gés, les reli­gions, les devoirs, les usages, les conve­nances, les tra­di­tions, les lois éta­blies, l’o­béis­sance à l’au­to­ri­té, la peur d’un tas de choses, la peur de la mort et même la peur de la vie. 

C’est encore L’ÉDUCATION qui nous dirige vers telle ou telle voie, parce que d’autres l’ont jugé sou­hai­table dans l’in­té­rêt de la socié­té, ou de toute autre enti­té, alors que ce n’est pas tou­jours sou­hai­table pour nous. 

C’est encore l’é­du­ca­tion qui nous apprend la rési­gna­tion devant notre mal­heur et notre souf­france. C’est encore elle qui nous impose une façon de rai­son­ner et de pen­ser. Et c’est elle enfin, pour clore cette énu­mé­ra­tion, qui jette devant nos yeux le voile de la cré­du­li­té et de l’i­gno­rance, pour que nous n’ayons même pas conscience d’être enfer­més dans une prison. 

Car enfin, il faut bien recon­naître que l’é­du­ca­tion (du moins celle que nous connais­sons actuel­le­ment) n’a pas pour but d’é­veiller et de faire éclore, chez l’en­fant, toutes les pos­si­bi­li­tés de vie latentes en lui, mais bien d’en faire un futur citoyen docile, obéis­sant, tra­vailleur et cor­véable à merci. 

L’é­du­ca­tion est la charge la plus lourde dont aura à se débar­ras­ser l’as­pi­rant à la vie libre. 

Il n’en est pas moins vrai que ce der­nier peut faire ce tra­vail, et c’est pour lui un grand pas d’ac­com­pli quand il peut mesu­rer la somme énorme d’er­reurs dont il s’est débar­ras­sé par un constant effort de sa propre volonté.

2° Une des chaînes pesant le plus lourd est la MORALE.

Je dis bien « morale » tout court et non pas seule­ment « morale conven­tion­nelle » dont il n’est pas besoin de faire ici la critique.

La notion de morale implique celle de Bien et de Mal.

Cha­cun parle du Bien et parle du Mal. Per­sonne n’a jamais pu et ne pour­ra jamais les défi­nir — on doit se conten­ter de les consi­dé­rer comme deux anti­no­mies oppo­sées l’une à l’autre, mais sans aucun fon­de­ment solide per­met­tant un juge­ment rationnel. 

On conçoit, d’ailleurs, qu’à titre de gou­ver­nant, d’ex­ploi­teur, l’é­tat ou l’é­glise impose une morale à l’in­di­vi­du, de façon à diri­ger son com­por­te­ment dans telle ou telle direc­tion et à évi­ter qu’il s’en écarte, usant ain­si d’une sorte d’au­to-contrôle. Cette morale peut nous être désa­gréable, mais elle est une consé­quence logique d’un état de choses. 

Ce qui est moins logique, est la morale que se forgent cer­tains indi­vi­dus, non pour en exploi­ter d’autres, car ils se la réservent à eux-mêmes, mais pour la propre limi­ta­tion de leur liber­té per­son­nelle. Ces indi­vi­dus se sont for­gés une notion per­son­nelle du bien et du mal et une morale consé­quente qu’ils observent scru­pu­leu­se­ment trop aveugles pour aper­ce­voir les bar­rières qu’elle met entre eux et la Vie. 

Car, enfin, indé­pen­dam­ment de toute méta­phy­sique et de toute fina­li­té ou non-fina­li­té, il est évident que, si nous sommes sur terre, c’est pour vivre et vivre avec tous les moyens sen­so­riels, intel­lec­tuels et psy­chiques qui font pré­ci­sé­ment que nous sommes des hommes. Vivre vrai­ment, c’est avoir comme seule rai­son la Vie toute nue, c’est ne point cher­cher à se limi­ter, c’est sur­tout ne point cher­cher à s’en­fer­mer dans les murs opaques d’une pri­son morale. 

Pour par­ve­nir à sa liber­té, il faut un désir intense. Or, l’homme a pour du désir, et toute morale col­lec­tive ou indi­vi­duelle tend à le réfré­ner, sinon à le détruire. Pour­tant, le désir est la force qui pousse à l’ac­tion. Si vous vou­lez par­ve­nir au com­plet épa­nouis­se­ment de la vie, vous devez avoir des dési­rs intenses, car le désir sus­cite l’ex­pé­rience et celle-ci conduit à la connais­sance. Si le désir est tué, ou répri­mé, la pos­si­bi­li­té de liber­té n’existe plus. La plu­part des indi­vi­dus ont des dési­rs brû­lants, mais au lieu de les uti­li­ser, ils les refoulent ou se laissent mener par eux. C’est parce que l’on com­prend si mal le moyen de résoudre les pro­blèmes psy­chiques que les reli­gions, les croyances, les dogmes ont été inven­tés. Et quand la vie est enchaî­née à des croyances, à des tra­di­tions, à des codes de morale, elle perd toute pos­si­bi­li­té de liber­té. La vie aspire à être libre et ne peut trou­ver cette liber­té que par l’ex­pé­rience continuelle. 

Il est évident que cette sup­pres­sion de la morale, cette atti­tude « amo­rale » n’ex­clut nul­le­ment la notion d’é­thique indi­vi­duelle. Cha­cun peut dis­cer­ner ce qui est essen­tiel à sa réa­li­sa­tion propre, de ce qui est néfaste. Il n’y a là aucun rap­port avec le Bien et le Mal, envi­sa­gés du point de vue moral, mais seule­ment un clas­se­ment des résul­tats d’ex­pé­riences anté­rieures nous ayant appris où était pour nous la « voie juste ». 

Ain­si donc, cette chaîne qu’est la morale (prise en son sens propre) n’ex­clut pas, par sa sup­pres­sion, la « ligne de conduite » indi­vi­duelle qui est incon­tes­ta­ble­ment la base de toute vie intel­lec­tuelle, spi­ri­tuelle ou affec­tive organisée. 

3° Une troi­sième chaîne entra­vant notre liber­té est la TRADITION à laquelle se trouve liés les pseu­do-déter­mi­nismes de lieu et d’époque. 

Presque tous les hommes au monde sont liés par le Pas­sé, les craintes, les habi­tudes, les acqui­si­tions, les croyances et les morales du temps révo­lu. Et l’homme, pour mar­cher de l’a­vant, regarde der­rière lui. Les tra­di­tions, les habi­tudes de la pen­sée, les cou­tumes, consti­tuent les cadres à l’in­té­rieur des­quels cha­cun se place pour assi­mi­ler et juger ses nou­velles expé­riences. Il suf­fit à chaque indi­vi­du de s’exa­mi­ner sin­cè­re­ment pour s’a­per­ce­voir qu’il prend contact avec la vie du point de vue par­ti­cu­lier d’une natio­na­li­té, d’une classe sociale ou d’une croyance par­ti­cu­lière, et qu’il tra­duit ses nou­velles expé­riences dans les termes de ces cadres préétablis. 

Mais le but de l’ex­pé­rience est la décou­verte de vraie valeur de chaque chose et si nous tra­dui­sons l’ex­pé­rience d’au­jourd’­hui dans les termes de celle d’hier, au lieu de nous gran­dir à la hau­teur de nos expé­riences nou­velles, nous en somme les esclaves. 

4° Une qua­trième chaîne est la PEUR.

Nous n’en­ten­dons pas, évi­dem­ment, par là, la peur d’un dan­ger phy­sique réel, bien qu’il y ait lieu de s’en débar­ras­ser autant que le per­met l’é­tat de notre sys­tème ner­veux, mais la peur morale, la crainte du mal. 

Nombre d’in­di­vi­dus sont enva­his par la crainte de la désap­pro­ba­tion, par la crainte de « mal faire ». 

Mais il faut bien com­prendre que rien n’existe dont on puisse dire que ce soit une faillite, car tout est affaire d’ex­pé­rience — que vient donc faire la peur ? Et cepen­dant, c’est elle qui enchaîne, qui anni­hile, qui per­ver­tit. La plu­part des indi­vi­dus ont peur de tout ce qu’ils ne connaissent pas. Mais on ne peut rien connaître que par l’ex­pé­rience. Si vous redou­tez une chose, affron­tez-la, faites-en l’ex­pé­rience, ensuite vous la connaî­trez et ne la crain­drez plus. La peur sur­git lors­qu’on a des coins obs­curs dans l’es­prit et le cœur, où l’on conserve des pro­blèmes que l’on n’a pas réso­lus. Et c’est ain­si que, déjà enchaî­né par la peur, l’homme se charge d’une nou­velle et non moins lourde chaîne :

5° LA RELIGION. 

Celui qui va prier dans un temple ou une église traîne tou­jours quelque pro­blème qu’il ne sait pas résoudre et il s’en remet a une divi­ni­té, dont il se garde bien, au sur­plus, d’ap­pro­fon­dir la logique : les reli­gions sont des porte-man­teaux ou l’homme accroche ses pro­blèmes non résolus. 

En véri­té, la notion de reli­gion découle immé­dia­te­ment de la notion de la peur. L’homme se sent seul et faible devant une nature qu’il ne com­prend pas et qui le broie. Alors, il crée des fic­tions, des génies, des dieux, qu’il croit se rendre favo­rables en leur fai­sant des sacri­fices, en les ado­rant et en les ren­dant res­pon­sables de tout ce qui peut arri­ver : « C’est la volon­té de Dieu », disent les chrétiens. 

Ain­si, la peur qui est la cause de la reli­gion en devient par la suite un effet, l’homme crai­gnant à chaque ins­tant de déplaire à ses dieux par quelque action, pen­sée ou parole en désac­cord avec la morale reli­gieuse. Et c’est ain­si un cercle, infer­nal au-dedans duquel il se débat vai­ne­ment et qui, fina­le­ment, l’é­touffe, car il ne com­prend pas qu’il est entiè­re­ment res­pon­sable envers lui-même de tout acte (et de ses consé­quences), de tout désir (et de sa réalisation). 

Lors­qu’on com­prend cela, la peur, sous toutes ses formes, dis­pa­raît parce que l’in­di­vi­du devient le maître abso­lu de lui-même.

6° Une chaîne bien pesante à traî­ner, et qui pèse tout par­ti­cu­liè­re­ment sur ceux qui se sont débar­ras­sés des reli­gions, est faite de tous les SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES. Ces sys­tèmes sont d’une valeur incon­tes­table pour celui qui les énonce, car ils repré­sentent (sauf dans le cas de spé­cu­la­tions intel­lec­tuelles) l’ex­pé­rience de sa vie. 

Il serait vain de croire que, parce que tel sys­tème a appor­té peut-être le bon­heur à son auteur, il puisse le faire pour tout un cha­cun. Si c’est une véri­té bio­lo­gique que nous sommes tous dif­fé­rents, c’est aus­si une véri­té psy­cho­lo­gique. Et l’in­di­vi­du qui adopte telle ou telle phi­lo­so­phie éla­bo­rée par un autre ne peut que s’en­fer­mer dans des murs qui ne lui conviennent pas, qui lui bouchent son hori­zon, qui l’emprisonnent dans le réseau ser­ré des idées et des mots. 

Qu’a­vez-vous accom­pli, phi­lo­sophes, avec vos phrases, vos éti­quettes, vos livres ? À com­bien de per­sonnes avez-vous appor­té le bon­heur ? À vous seuls, peut-être. 

Et vous, indi­vi­dus qui êtes asser­vis à tel ou tel sys­tème ima­gi­né ou vécu par un autre, qu’a­vez-vous pro­duit ? Qu’ap­por­tez-vous ? Pour­quoi seriez-vous dif­fé­rents des autres du fait que vous vous êtes mis sur le ventre une éti­quette dif­fé­rente ? Vous n’a­vez ‑même pas trou­vé la Véri­té par vous-mêmes, vous êtes limi­tés et vous essayez d’a­me­ner les autres à vos sys­tèmes. Vous avez atten­du qu’une auto­ri­té vous expose la Véri­té, puis vous l’im­pose. Vous êtes les esclaves d’un sys­tème et vous ne vivez pas de Votre Vie. Il vous faut une auto­ri­té pour vous y appuyer ; une auto­ri­té qui serve de cri­tère pour savoir si ce que vous faites est Bien ou Mal, une auto­ri­té pour vous bâtir une morale, vous for­ger des chaînes tou­jours plus nom­breuses et tour­ner le dos à la liber­té qui est bien trop effrayante de res­pon­sa­bi­li­té envers soi-même.

7° Une autre chaîne dont je vou­drais par­ler, chaîne parce qu’elle est sou­vent mal uti­li­sée, est la MÉMOIRE. 

La mémoire ne devrait pas être le sou­ve­nir d’une expé­rience en elle-même, mais plu­tôt le fruit de l’ex­pé­rience. Il faut oublier l’ex­pé­rience et en rete­nir la leçon : là la vraie mémoire et la véri­table mémoire, c’est l’in­tel­li­gence. L’in­tel­li­gence est la capa­ci­té de choi­sir avec dis­cer­ne­ment ce qui est essen­tiel et de reje­ter ce qui est faux. Cette intel­li­gence s’ac­quiert par l’ex­pé­rience et par les leçons qu’on a su tirer de l’ex­pé­rience. On peut même consi­dé­rer que la plus haute forme de l’in­tel­li­gence est l’in­tui­tion, car elle est la résul­tante hors du conscient de toutes les expé­riences accumulées. 

En d’autres termes, si l’on n’a pas assi­mi­lé le conte­nu d’une expé­rience, en reje­ter le sou­ve­nir n’a pas plus de valeur que le conser­ver. Ce qui importe, c’est de rame­ner dans le pré­sent la tota­li­té du pas­sé et non pas de s’at­ta­cher à ce pas­sé en temps que pas­sé, ou de s’ap­puyer sur ce pas­sé comme on s’ap­puie sur un mur qui protège. 

Le pas­sé indi­vi­duel, le pas­sé de la famille, des ancêtres, de la race, etc., sont autant de retran­che­ments for­ti­fiés der­rière les­quels on s’a­brite de crainte d’af­fron­ter l’ins­tant présent. 

De même qu’il ne faut pas s’ap­puyer sur un futur que l’on ne connaît pas, par défi­ni­tion, il convient de ne pas s’ap­puyer sur le Pas­sé, mais de l’ab­sor­ber pour qu’il serve d’a­li­ment au pré­sent. Faute de quoi, on reste col­lé sur ce mur comme un papillon épin­glé sur un bouchon.

8° Et j’en arrive, au terme de cette longue pro­me­nade le long des murs de notre pri­son inté­rieure, à une chaîne redou­table bri­sant notre élan vers la liber­té, j’ai nom­mé : LE SENTIMENT, — du moins le sen­ti­ment tel qu’il existe en géné­ral (amour, ami­tié, affec­tion) chez la plu­part des individus.

Ceux-ci se laissent empor­ter par l’ob­jet qui repré­sente leur sen­ti­ment, par l’ombre de la vie et ils ignorent la vie elle-même. Ain­si, lors­qu’ils aiment quel­qu’un, c’est à la per­sonne seule qu’ils sont atta­chés et non à l’a­mour. Ce n’est pas l’a­mour qu’ils aiment, mais son expres­sion en un objet, en un indi­vi­du. C’est à pro­pre­ment par­ler, confondre l’ombre avec la chose. 

Et c’est ain­si que l’homme se lie (l’ex­pres­sion est, d’ailleurs, très exacte) à tous les objets de son affec­tion, à ses meubles favo­ris, à ses livres, à son chien, à ses amis. Il ne se gran­dit pas par la puis­sance de ses émo­tions, car il est lié — il est lié aux objets de son affec­tion, à leur dis­pa­ri­tion, à leur humeur, à leur mort. L’homme a fait de l’a­mour et des sen­ti­ments affec­tifs une reli­gion. Il se pros­terne aux pieds de ses idoles, les adore, les encense. Il a ritua­li­sé le sen­ti­ment. Il l’a cou­lé dans un moule immuable de la forme pour être cer­tain de pou­voir tou­jours le tou­cher, oubliant qu’ain­si il le tuait. 

L’a­mi­tié, l’a­mour, sont des expres­sions de la vie. Ils sont, par essence, dyna­miques. L’homme a vou­lu en faire quelque chose de sta­tique, il a sup­pri­mé la vie et s’est ren­du esclave d’une forme qu’il a vou­lu immuable et qui l’emprisonne dans ses bras de marbre. 

Ce déta­che­ment du sen­ti­ment, tel que je viens de le pré­sen­ter est géné­ra­le­ment très mal com­pris. On y voit plu­tôt une néga­tion du sen­ti­ment, son rejet comme quelque chose de gênant, de nui­sible. On envi­sage l’in­di­vi­du déta­ché du sen­ti­ment comme un cœur froid, inca­pable d’ai­mer vrai­ment, et dénué de sen­si­bi­li­té. Une telle vue est enta­chée d’erreur. 

Il faut que vous enten­diez, par « sen­ti­ment déta­ché », un sen­ti­ment pur, libre et exal­té jus­qu’à son expres­sion suprême. Un sen­ti­ment assez fort pour se suf­fire à lui-même et ne dépen­dant pas de l’ob­jet sur lequel il se porte.

Ain­si, pour prendre un exemple cou­rant, l’a­mour, qui est incon­tes­ta­ble­ment le plus puis­sant et aus­si le plus tyran­nique des sen­ti­ments, peut par­fai­te­ment être envi­sa­gé et res­sen­ti d’une façon déta­chée. Car, enfin, qu’est-ce que l’a­mour res­sen­ti pour un autre, sinon un état psy­cho­lo­gique dans lequel toutes nos sen­sa­tions sont puis­sam­ment exal­tées, état qui nous conduit à faire preuve, envers l’ob­jet de notre amour, de dévoue­ment, de ten­dresses et même de sacri­fice. En consé­quence, est-il plus juste d’être atta­ché à l’ob­jet qui cau­sa cet état psy­cho­lo­gique qu’à l’é­tat lui-même ? L’ex­pé­rience per­son­nelle et l’exemple d’au­trui ne nous prouvent-ils pas péremp­toi­re­ment que beau­coup d’ob­jets peuvent créer chez nous cet état.

On m’ob­jec­te­ra que l’in­di­vi­du est « Unique » et que, par­tant de cette défi­ni­tion, tout être étant irrem­pla­çable, si l’être aimé vient à dis­pa­raître, sa perte est irréparable.

Certes, il est juste que tout indi­vi­du est « Unique » et je sais fort bien que si je perds un être aimé, je ne pour­rais le rem­pla­cer par un sem­blable — mais je sais aus­si que, si j’ai aimé cet être pour telle ou telle qua­li­té qui lui était propre, j’en puis aus­si aimer un autre pour un autre ensemble de qua­li­tés qui lui seront éga­le­ment propres et atti­re­ront mon sen­ti­ment. Ain­si, je sais que, dans les deux cas, l’a­mour pour­ra naître en moi, et n’est-ce pas lui qui m’est cher ? 

En consé­quence, au lieu de m’at­ta­cher à un unique objet d’a­mour, dont je dépen­drais pour mon bon­heur et à qui serait liée ma liber­té d’ex­pres­sion, je m’ef­force plu­tôt de déve­lop­per en moi cette facul­té d’a­mour, de l’é­lar­gir le plus pos­sible en éten­due et en pro­fon­deur, d’en aug­men­ter l’a­cui­té au maxi­mum. Et il n’en reste pas moins vrai que mon com­por­te­ment envers les objets de mon amour est tout aus­si tendre et affec­tif. Mon déta­che­ment est une atti­tude psy­cho­lo­gique envers moi-même. Moi seul en ai connais­sance et moi seul en connais l’a­van­tage. Pour moi seul, l’a­mour n’est plus une chaîne, mais un puis­sant res­sort qui me pousse en avant sur la voie de ma Vie. 

[| – O –|]

Com­ment sor­tir de tout cela ? Com­ment se libé­rer de toutes ces chaînes ? Faut-il tout aban­don­ner, intel­li­gence, ami­tié, amour, vie même ? Ou bien existe-t-il dans notre pri­son inté­rieure quelque issue par où nous puis­sions nous échap­per pour, enfin, être libres ? 

Aucune de ces deux solu­tions n’est la bonne, car la mort n’est pas une solu­tion à la vie et il serait fou de cher­cher l’is­sue d’une pri­son qui est en nous. 

Ce qu’il faut pour être libres, c’est lever la tête, prendre conscience de nous, voir que nous avons construit de toutes pièces cette pri­son et que nous en sou­te­nons les murs avec nos propres forces. Ce qu’il faut, c’est employer ces mêmes forces à abattre les murs sombres qui nous cachent le soleil, les démo­lir pierre à pierre et alors peut-être pour­rons-nous uti­li­ser ces pierres à paver notre che­min pour le rendre plus sûr. 

Mais quelle méthode employer ? C’est ce que nous allons voir maintenant. 

(À suivre).

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