La Presse Anarchiste

La libération de l’homme

[[Voir les numéros précé­dents de L’U­nique.]]

1° — La libération, acte positif

La libéra­tion dans son sens absolu est le résul­tat de toute notre expéri­ence, elle n’est pas une destruc­tion de notre sen­si­bil­ité. Une telle libéra­tion est néces­saire si l’on veut par­venir au bon­heur ultime, absolu. J’en­tends par là, le bon­heur qui est la cul­mi­na­tion de l’in­tel­li­gence, la puis­sance de la grandeur, la puis­sance créa­trice du génie. Si l’on envis­age la libéra­tion et le bon­heur de ce point de vue, ils ne sont pas négat­ifs, ni destruc­teurs : mais ils sont posi­tifs, ils sont une affir­ma­tion de notre puis­sance créatrice…

Parc que vous ne pos­sédez pas une con­vic­tion qui résulte de votre pro­pre con­nais­sance, vous répétez ce que vous dis­ent des autorités, vous accu­mulez des cita­tions et l’au­torité du passé con­tre tout ce qui est nou­veau. Mais si, au con­traire, vous envis­agez la vie d’un point de vue qui n’est pas défor­mé, mutilé par l’au­torité, qui n’est pas étayée par la con­nais­sance d’un autre, mais qu’ap­puie votre pro­pre souf­france, votre pen­sée, votre cul­ture, votre com­préhen­sion, votre amour, alors vous com­pren­drez ce qu’est la vie libre.

Vous pou­vez attein­dre la libéra­tion, quelles que soient les cir­con­stances où vous êtes, mais cela veut dire qu’il faut que vous ayez la force d’un surhomme. Car un surhomme est, après tout, celui qui parvient à se délivr­er des cir­con­stances dans lesquelles il se trou­ve, qui parvient à sor­tir de leur cer­cle. Donc, si une per­son­ne pense que, parce qu’elle se trou­ve dans telles ou telles con­di­tions, elle ne peut pas attein­dre sa per­fec­tion unique, elle doit com­pren­dre que partout où elle sera elle n’est pas assez forte, les cir­con­stances la noieront ; mais partout où elle sera, si elle est assez forte, elle trou­vera sa per­fec­tion… Vous me répon­drez : je n’ai pas cette puis­sance… et là est juste­ment mon point de vue : afin de décou­vrir cette puis­sance. qui est en vous, vous devez affron­ter cette expéri­ence, or, c’est pré­cisé­ment ce que vous refusez de faire !

Mais, com­ment aider les gens les plus faibles, les plus exploités, ceux qui en ont le plus besoin, à affron­ter cette libération ?

En leur mon­trant qu’ils doivent se révolter d’une façon intel­li­gente, en vue d’un but, en vue d’at­tein­dre cette lib­erté qui est essen­tielle à tous. Il n’est pas suff­isant de faire du sys­tème indus­triel un objet mer­veilleux, de don­ner aux tra­vailleurs une vie con­fort­able et des loisirs ; ils seraient tou­jours pris­on­niers des mêmes lim­i­ta­tions. Ford (entre autres) leur a don­né des loisirs, a voulu ren­dre leur vie idéale, et de très nom­breux indus­triels ont voulu suiv­re cet exem­ple. Pour­tant ils ne font que sus­citer des désirs inutiles. et tant qu’ex­is­teront ces désirs inutiles, ils ne fer­ont que main­tenir dans le monde entier ces sys­tèmes empoi­son­nés. Ce qui serait souhaitable, c’est que les hommes emploient leurs désirs à se délivr­er, et non pas à décor­er sim­ple­ment les cages dorées de leurs civilisations.

Toutes les arma­tures sociales, morales, religieuses, tra­di­tion­nelles, qui sont faites en apparence pour soutenir, aider, pro­téger les faibles, pour les guider, les con­duire vers une vie meilleure, sont pré­cisé­ment ce qui les empêche d’af­fron­ter l’ex­péri­ence directe de la vie. Et ces abris que, par faib­lesse et par crainte, les hommes recherchent con­tre l’ex­péri­ence immé­di­ate et nue, c’est cela même qui les mutile. Ils devi­en­nent les instru­ments du pou­voir, de l’ex­ploita­tion matérielle et spirituelle.

2° — le détachement

Com­ment donc s’ar­racher à toutes les chaînes que nous avons énumérées tout à l’heure ? Par le détache­ment. Il con­vient, ici, de s’ar­rêter un peu sur ce mot qui, à mon sens, n’ex­prime pas très claire­ment ce que j’en­tends par là.

Le détache­ment dont je par­le ne se traduit pas par le con­tente­ment de vivre dans les con­di­tions où l’on se trou­ve. L’homme qui se con­tente de tout n’est pas essen­tielle­ment dif­férent de celui qui veut tou­jours chang­er de con­di­tions extérieures parce qu’il ne trou­ve de paix nulle part. Ni l’un ni l’autre ne sont vrai­ment détachés. Ils con­tin­u­ent à être esclaves et com­plices des caus­es qui créent la civil­i­sa­tion où ils se trou­vent. Ils con­tribuent à cette civil­i­sa­tion qui empris­onne l’homme.

Celui qui est par­venu au vrai détache­ment s’est donc d’abord délivré de son état d’esclavage, c’est-à-dire qu’il n’est plus esclave des caus­es qui, à chaque instant, créent une civil­i­sa­tion qui enchaîne les hommes. Et du fait qu’il s’est délivré, qu’il ne con­tribue plus à créer cette civil­i­sa­tion, il appar­tient au con­traire à la vraie civil­i­sa­tion, dont le but est la délivrance de l’homme.

Dès lors, sa sim­plic­ité ne s’ex­prime pas par des réac­tions à l’in­térieur de la civil­i­sa­tion dont il s’est détaché : il ne réag­it pas con­tre telle ou telle façon de s’ha­biller et de vivre en affir­mant que la vérité con­siste à s’ha­biller et à vivre autrement. Il ne peut pas pren­dre posi­tion à l’in­térieur d’un jeu auquel il ne joue plus. Pour lui, le jeu tout entier de cette civil­i­sa­tion est en dehors de ce qu’il con­sid­ère comme étant l’or­dre naturel qui con­vient aux hommes. Si les autres pensent pou­voir s’y adapter, lui par con­tre, y est pure­ment et sim­ple­ment inadapté.

Certes, il utilise de cette civil­i­sa­tion ce dont il a physique­ment besoin pour vivre selon un min­i­mum qui ne com­porte aucun désir per­son­nel. Si les cir­con­stances le pla­cent dans des con­di­tions où ce min­i­mum lui est refusé, cela pour­ra l’af­faib­lir physique­ment, jusqu’à étouf­fer son expres­sion, jusqu’à le tuer, mais cela ne chang­era pas sa nature, ni la nature de son expression.

3° — et quelle est cette expression de l’homme détaché ?

Être libre de toute peur, pour décou­vrir son vrai moi. Être libre d’abord de la peur du salut, car per­son­ne ne vous sauvera sauf vous-mêmes. Aucune con­struc­tion d’églis­es, aucune créa­tion de dieux ou image, aucune prière, aucune ado­ra­tion, aucun rit­uel, ne vous don­neront cette com­préhen­sion intérieure et cette tran­quil­lité. Être libres des dieux anciens et des dieux mod­ernes… être libre du bien et du mal tra­di­tion­nels : si vous voulez chang­er votre indi­vidu… vous devez être libres de la peur de toutes ces choses… Être libres de la peur des puni­tions et de l’inci­ta­tion des récom­pens­es… Être libres de la peur de per­dre ou de gag­n­er quoi que ce soit finan­cière­ment, physique­ment, émo­tion­nelle­ment, men­tale­ment… Être libres de la peur de la vie et de la mort… Être libres de la peur de la soli­tude, du désir que l’on a de trou­ver un com­pagnon — car si vous aimez la vie, elle n’a ni soli­tude, ni com­pagnon­nage : elle est. Être libres de la peur de l’in­cer­ti­tude — vous devez douter de tout, de sorte que dans votre extase de doute vous trou­viez la cer­ti­tude ; ne doutez pas lorsque vous êtes fatigués et mal­heureux, n’im­porte qui peut faire cela ; vous ne devez douter que dans vos moments d’ex­tase, car c’est alors que vous saurez si ce qui reste est vrai ou faux… Être libres d’amour et de la haine… Être libres de la peur de ne pas s’ex­primer… De la peur du désir, de la peur de l’am­bi­tion, de la jalousie, de l’en­vie, de la lutte et puis de la peur de la douleur et de la souf­france : vous devez être libres de tout cela, afin de décou­vrir ce qui reste, qui est vous.

Tous les hommes au monde sont liés par le passé, par les tra­di­tions, les craintes, les répro­ba­tions, les croy­ances, la moral­ité du passé. En regar­dant con­stam­ment en arrière, vous ne ver­rez jamais la Vérité. La décou­verte de la Vérité est tou­jours au-dedans de vous. Abat­tez l’emprise du passé, comme on se taille un chemin à la hache à tra­vers une forêt obscure… ne vivez ni dans le futur ni dans les choses mortes d’hi­er. Vivez dans le présent immé­di­at. Com­prenez que vous êtes le pro­duit du passé et que par vos actes d’au­jour­d’hui vous com­man­dez au lende­main, en devenant ain­si le maître du temps, le maître de votre évo­lu­tion, et par là le maître de votre per­fec­tion. Alors vous vivrez inten­sé­ment, alors chaque sec­onde aura sa valeur, chaque instant comptera. Mais un tel présent fait peur !

Quant aux sen­ti­ments, dont j’ai dit que presque tou­jours dans leur con­cep­tion morale, ils étaient une chaîne, je pense qu’il faut aus­si s’en détach­er, je n’ai pas dit les détru­ire — Notre but doit être de par­venir à un détache­ment plein d’af­fec­tion ― Être capa­ble d’aimer et de n’être cepen­dant attaché à per­son­ne ni à rien, c’est avoir atteint la per­fec­tion absolue de l’é­mo­tion. L’amour, si exigeant, jaloux, tyran­nique ou égoïste qu’il puisse être au début, s’é­panouira dans toute sa splen­deur. Il faut être détaché de tout et cepen­dant tout aimer, car l’amour néces­saire à l’é­panouisse­ment de la vie. Il y a plusieurs façons d’ac­quérir de l’ex­péri­ence. Une de ces façons est de vivre dans la vie de cha­cun, et regar­dant par les yeux de chaque homme qui passe, en éprou­vant par l’imag­i­na­tion sa souf­france et ses plaisirs… J’ai par­fois observé des gens qui avaient un grand désir d’aimer. Mais ils ne savaient pas com­ment s’y pren­dre, car ils étaient inca­pables de se met­tre à la place d’un autre et d’en­vis­ager les choses de son point de vue. Ceux qui veu­lent com­pren­dre la vie qui les entoure… doivent éprou­ver une immense sym­pa­thie ; avoir de vastes désirs et n’être pour­tant pas esclaves de ces désirs.

4° — Le comportement de l’homme détaché

On peut, à pre­mière vue, être inqui­et sur la façon dont va se com­porter un tel indi­vidu, détaché de toutes choses, dans la vie pratique.

L’homme libéré par le détache­ment est cepen­dant l’homme le plus pra­tique qui soit, car il a décou­vert la vraie valeur de toute chose.

Vie veut dire con­duite, action, la manière dont nous nous com­por­tons envers les autres. Quand ce com­porte­ment est pur, il est la vie libérée en action. La vie, cette réal­ité inde­scriptible pour laque­lle il n’est point de mots, est équili­bre, et cet équili­bre ne s’ob­tient que par le con­flit des forces en man­i­fes­ta­tion. Man­i­fes­ta­tion veut dire action. Pour par­venir à l’équili­bre par­fait (qui est vie pure), être pur, on ne peut pas se retir­er du monde de la man­i­fes­ta­tion : on ne peut pas, parce qu’on est las du con­flit, chercher cet équili­bre en dehors du monde. La libéra­tion se trou­ve dans le monde de la man­i­fes­ta­tion, non pas en dehors de lui ; elle appar­tient bien plutôt à la man­i­fes­ta­tion qu’au non-man­i­festé. Lorsqu’on est libéré, en ce sens que l’on con­naît la vraie valeur de la man­i­fes­ta­tion, alors on s’est affranchi de la man­i­fes­ta­tion. c’est dans ce monde que nous devons trou­ver l’équili­bre. Toutes les choses autour de nous sont réelles pour nous. tout est réel pour nous, et non par une illu­sion. Mais cha­cun de nous doit décou­vrir l’essen­tiel, le réel en tout ce qui l’en­toure, c’est-à-dire dis­cern­er l’ir­réel qui enveloppe pour ain­si dire, le réel. Le réel con­stitue la vraie valeur des choses. Dès qu’on recon­naît l’ir­réel, le réel s’af­firme. On décou­vre la vraie valeur de chaque chose par le choix dans l’ac­tion. Par l’ex­péri­ence, l’ig­no­rance se dis­sipe, l’ig­no­rance n’é­tant qu’un mélange de ce qui est essen­tiel avec ce qui ne l’est pas. De l’ac­ci­dent nais­sent les illu­sions et les désil­lu­sions. Pour nous en affranchir, il nous faut con­sid­ér­er notre désir, car le désir lui-même s’ef­force con­stam­ment de se libér­er des désil­lu­sions. Pour cela, il tra­verse les dif­férentes étapes de l’ex­péri­ence, et, tou­jours en quête de son équili­bre, il pour­ra se trans­former pour nous en une cage ou en une porte ouverte, en une prison ou en une voie menant à la libéra­tion. Il nous faut donc décou­vrir en nous-mêmes ce désir fon­da­men­tal et le con­trôler au lieu de le réprimer. Réprimer n’est pas maîtris­er. Maîtris­er, c’est domin­er par la com­préhen­sion, c’est établir une dis­ci­pline per­son­nelle basée sur la vision claire de la rai­son d’être de l’ex­is­tence individuelle.

Celui qui en tant qu’in­di­vidu a décou­vert pour lui-même le vrai fonde­ment de la con­duite, établit désor­mais l’or­dre autour de lui, l’or­dre cette véri­ta­ble com­préhen­sion qui détru­it les bar­rières entre les indi­vidus. C’est pourquoi j’in­siste sur la con­duite. Une con­duite vraie est celle que l’on s’est for­mée per­son­nelle­ment ; elle n’est pas basée sur quelque philoso­phie com­pliquée mais sur l’ex­péri­ence per­son­nelle ; elle est la tra­duc­tion d’une réal­i­sa­tion per­son­nelle en terme d’activité.

5° — Conclusion

Je voudrais, pour con­clure cette étude, en faire ressor­tir les prin­ci­paux points.

C’est sur le plan psy­chologique, par un tra­vail rigoureuse­ment indi­vidu­el, que doit être entre­prise la libéra­tion de l’homme.

Per­son­ne ne peut vous trans­met­tre une réal­i­sa­tion spir­ituelle, ni la pléni­tude. J’es­saye de vous indi­quer les illu­sions que vous avez créées autour de vous, j’es­saye de vous aider à les dis­siper, afin que vous, par vous-même, puissiez apercevoir cette pléni­tude ; je n’es­saye pas de vous don­ner cette pléni­tude. Si vous com­prenez qu’en vous-même réside la total­ité de ce qui est com­plet en soi, et que de votre pro­pre effort, de vos luttes, de votre com­préhen­sion, résul­tera l’ul­time réal­i­sa­tion de la Vérité, alors vous bris­erez les innom­brables bar­rières que vous avez élevées autour de vous.

L’in­di­vidu est le foy­er où con­verge tout l’u­nivers. Tant qu’il ne s’est pas com­pris lui-même, tant qu’il n’a pas mesuré sa pro­pre pléni­tude, il peut être dom­iné, con­trôlé, hap­pé par la roue des luttes con­tin­ues. Donc, nous devons nous préoc­cu­per de l’in­di­vidu, c’est-à-dire que cha­cun doit se s’ef­forcer de se réalis­er soi-même, en qui tous les autres exis­tent. C’est pour cela que je me suis occupé unique­ment de l’in­di­vidu. Dans la civil­i­sa­tion actuelle, pour­tant, la col­lec­tiv­ité s’ef­force de domin­er l’in­di­vidu sans respecter son développe­ment. Mais c’est l’in­di­vidu qui compte, car s’il voit claire­ment son but, s’il acquiert la cer­ti­tude, sa lutte avec la société cessera. Il ne sera plus dom­iné par les morales, les restric­tions, les con­ven­tions, les expéri­ences de sociétés et de groupes, il sera vrai­ment en lui-même l’u­nivers entier, et non plus seule­ment une par­tie séparée du monde. L’in­di­vidu n’ex­clut pas tout, il inclut le tout…

La vie ne tra­vaille pas à pro­duire un type ; elle ne crée pas d’im­ages gravées. Elle nous forme tous dif­férents les uns des autres, et, c’est dans la diver­sité qu’est notre accom­plisse­ment, non dans la pro­duc­tion d’un type.

Ain­si, cette libéra­tion de l’homme, sur laque­lle on a tant de fois dis­cuté, est et reste à mon sens une œuvre stricte­ment indi­vid­u­al­iste. Quand tous les indi­vidus se seront libérés, il n’y aura plus de prob­lème social. On m’ob­jectera que cela n’ar­rivera peut-être jamais — c’est pos­si­ble ― mais cela ne prou­ve nulle­ment qu’en prenant le prob­lème à l’en­vers ― c’est-à-dire en voulant d’abord libér­er l’hu­man­ité sur le plan social, on arrivera à faire des hommes libres dans leur vie et dans leur con­science. On aura seule­ment des esclaves en lib­erté appar­ente dont la pre­mière réac­tion sera de rebâtir des pris­ons pour s’y met­tre à l’abri de la vraie lib­erté qui les éblouit.

Et ce tra­vail de libéra­tion doit com­porter deux phases :

  1. Une péri­ode de destruc­tion qui aboutit à la « table rase ».
  2. Une péri­ode con­struc­tive où, par­tant de cette table rase, l’in­di­vidu con­stru­ira Sa pro­pre vie, avec Ses pro­pres élé­ments, Ses pro­pres désirs, Sa pro­pre volon­té et Sa pro­pre notion de la liberté.

Ain­si, chaque vie sera une œuvre per­son­nelle dans laque­lle sera pleine­ment réal­isé : un individu.

(Fin)

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