La Presse Anarchiste

La volonté de réussite

[/​Tout mora­liste est un révolutionnaire

(B. de Casseres)/]

Tout ce qui vit aspire à durer — durer, c’est l’as­pect le plus carac­té­ris­tique de la volon­té de vivre, l’ap­pel de l’ins­tinct de conser­va­tion, la somme de tous les efforts entre­pris pour se défendre contre les mille et un assauts de la des­truc­tion ambiante. Les germes délé­tères nous guettent, les sou­cis nous har­cèlent, la misère de la condi­tion humaine nous enve­loppe — durer mal­gré cela, en dépit de tout cela, c’est le signe d’une bonne san­té. Un jour vien­dra où l’on aura décou­vert le moyen de sous­traire plus long­temps l’u­ni­té humaine aux attaques débi­li­tantes du milieu qui l’en­serre, de l’u­sure cor­po­relle, de l’é­pui­se­ment ner­veux — cela pro­ba­ble­ment en accrois­sant sa puis­sance de résis­tance per­son­nelle et ceux qui nous suc­cé­de­ront sou­ri­ront sans doute à la pen­sée de nos courtes exis­tences, tron­quées, inter­rom­pues sans avoir pu don­ner toutes les pos­si­bi­li­tés dont elles étaient capables — ils s’ex­ta­sie­ront sur notre inca­pa­ci­té à jugu­ler les mala­dies qui nous accablent ou à s’op­po­ser vic­to­rieu­se­ment aux ravages dont sont pré­ma­tu­ré­ment vic­times les organes que ren­ferme le sac de peau à l’in­té­rieur duquel fonc­tionne notre fra­gile, encore trop fra­gile mécanisme.

Mais ce n’est pas de la pro­lon­ga­tion de la vie dont je me sens pous­sé à. écrire aujourd’­hui, c’est de l’ex­pé­rience, de l’ex­pé­rience en géné­ral, consi­dé­rée comme la mani­fes­ta­tion pri­mor­diale de l’ac­ti­vi­té, du dyna­misme indi­vi­duel — de l’ex­pé­rience éthique, intel­lec­tuelle, éco­no­mique, récréa­tive, — de l’ex­pé­rience de socia­bi­li­té — à la durée de laquelle cer­tains n’at­tachent aucune impor­tance, tout en se pro­cla­mant sou­cieux de « se culti­ver ». Or, peut-on déga­ger un ensei­gne­ment, une conclu­sion, un enri­chis­se­ment quel­conque d’une expé­rience sans len­de­main ? Qu’il s’a­gisse d’une réa­li­sa­tion affec­tive, du fonc­tion­ne­ment d’un milieu de vie à plu­sieurs, d’un groupe d’é­du­ca­tion, de l’é­vo­lu­tion d’une famille d’é­lec­tion, quel pro­fit peut-on tirer d’une expé­rience irré­flé­chie, ten­tée en com­pa­gnie de par­te­naires veules, amorphes, inver­té­brés, rechi­gnant devant le labeur à accom­plir ou les dif­fi­cul­tés à réduire. Com­bien de com­pa­gnons n’ai-je pas ren­con­trés qui regret­taient ceux-ci leur temps per­du, ceux-là de s’être lais­sé séduire par l’illu­sion ― l’illu­sion d’une théo­rie se résol­vant en un échec pra­tique. Ils n’a­vaient rien appris, ils n’a­vaient abou­ti à aucune conclu­sion et décou­ra­gés, s’é­taient reti­rés sous leur tente, scep­tiques et affreu­se­ment déçus.

À la base de toute expé­rience man­quée — je n’ai en vue que l’ex­pé­rience ten­tée hon­nê­te­ment, non de celle conçue et entre­prise dans un but mes­quin, non de l’ex­pé­rience qu’on aban­donne et dont on fait fi dès qu’on en a extrait un quel­conque piètre résul­tat ― à la base de toute expé­rience soi-disant man­quée, l’in­sin­cé­ri­té étant exclue, on trouve indo­lence et manque de volon­té. Alors qu’il y a gros à parier que l’ex­pé­rience réus­si­ra si après avoir bien cal­cu­lé les pro­fits et les pertes qu’elle est sus­cep­tible d’of­frir, pré­vu les obs­tacles à vaincre, ON SE MET EN ROUTE. L’ex­pé­rience réus­sit dans la mesure où on veut qu’elle réus­sisse, où on la tente et la pour­suit dans cet esprit. Sans doute des dif­fi­cul­tés impré­vues peuvent se pré­sen­ter, mais si on est déci­dé à ce qu’elle réus­sisse on trou­ve­ra tou­jours les moyens de les tour­ner. Un roc se dresse sur votre che­min, faites-en le tour si vous ne pou­vez le faire sau­ter. Un oura­gan s’é­lève-t-il trans­for­mant en tor­rent bour­beux le sen­tier sur lequel vous vous enga­gé, grim­pez sur un tertre en atten­dant que s’a­paise la tour­mente. Vos com­pa­gnons, vos com­pagnes fai­blissent-ils durant le tra­jet, insuf­flez-leur la vaillance qui vous, dévore, ensei­gnez-leur à sur­mon­ter le sous-humain qui, du fond de l’in­cons­cient, les incite à craindre, à lâcher pied, à regar­der en arrière. Mais, à aucun prix, ne renon­cez à l’expérience.

Je lisais un jour une anec­dote concer­nant Edi­son. Il s’a­gis­sait du pho­no­graphe à ses débuts et le savant amé­ri­cain deman­dait à son appa­reil d’ar­ti­cu­ler le mot latin spe­cia ; à cause sans doute de la mau­vaise qua­li­té de la matière employée ou d’un défaut de construc­tion, la machine répon­dait pecia, pecia, pecia ; mais Edi­son vou­lait réus­sir, il répé­ta l’ex­pé­rience deux mille fois ! Dans un numé­ro de sep­tembre 1945, The New-York Herald Tri­bune rela­tait que l’ex-vice-pré­sident des États-Unis, Hen­ry A. Wal­lace, qui pré­cé­da Roo­se­velt dans la tombe, avait appris l’es­pa­gnol à 50 ans, le russe à 55, à pilo­ter un avion à 56. Je cite ces deux exemples en pas­sant. Un fas­ci­cule de l’U­nique ne suf­fi­rait pas au récit des efforts per­sé­vé­rants des phy­si­ciens, chi­mistes, méde­cins, astro­nomes et autres qui n’ont pas renon­cé à une pos­sible décou­verte parce que une fois, deux fois, dix fois, cent peut-être, ils avaient échoué. Ils ont cher­ché la cause de leur insuc­cès, l’ont trou­vée et l’ex­pé­rience a fini par réus­sir. Pour leur satis­fac­tion per­son­nelle, bien enten­du, mais pour la nôtre, également.

Je n’i­gnore pas que nous ne sommes pas à court de pré­textes pour faire fi de l’ex­pé­rience qui dure et mépri­ser l’en­ri­chis­se­ment que peut pro­cu­rer ; grâce à l’ef­fort conti­nu qu’elle demande de nous pour la mener jus­qu’à ses consé­quences. extrêmes et ultimes. Nous nous pré­ten­dons bien trop évo­lué, bien trop conscients pour nous pré­oc­cu­per de la conti­nui­té de l’ex­pé­rience. Pour­vu que notre fan­tai­sie momen­ta­née soit satis­faite, nous la ferions volon­tiers échouer. Nous savons bien que la volon­té de réus­site ne s’ac­com­mode ni de la fri­vo­li­té, ni du caprice, ni du super­fi­ciel, qu’elle est un appel, un recours à tout ce que l’in­di­vi­dua­li­té pos­sède de valeur éthique, de force affec­tive, de digni­té per­son­nelle, mais mal­gré notre pré­ten­tion d’être éman­ci­pés, libé­rés, affran­chis — que sais-je encore — et de vou­loir bri­ser les chaînes d’au­trui ― nous sommes trop sou­vent sous la domi­na­tion des pré­ju­gés de paresse, d’a­pa­thie, de mol­lesse et de moindre effort.

Il est si facile de poser au Sur­homme, de jouer à l’U­nique, de se pla­cer au-des­sus du « com­mun des hommes ». Je me demande par­fois si notre men­ta­li­té dépasse, en fait, celle de ces épars, de ces inutiles, dont le poète disait :

Ils s’ap­pellent vul­gus, plebs, la tourbe, la foule,
Ils sont ce qui mur­mure, applau­dit, siffle, coule,
Bat des mains, foule aux pieds, bâille, dit oui, dit non,
N’a jamais. de figure et n’a jamais de nom,
Trou­peau qui va, revient, juge, absout, délibère,
Détruit, prêt à Marat comme prêt à Tibère.
En dif­fé­rons-nous tant que nous nous le fai­sons accroire ?
Ils sont les pas­sants froids, sans but, sans nœud, sans âge,
Le bas du genre humain qui s’é­coule en nuage…
Ceux qui perdent les mots, les volon­tés, les pas.

Alors que nous pour­rions déployer toute notre éner­gie pour que — contre vents et marée — l’ex­pé­rience éthique, sen­ti­men­tale, éco­no­mique, réus­sisse, nous pré­fé­rons bavar­der, fan­fa­ron­ner, nous mêler de ce qui ne nous regarde en aucune façon (au risque de nuire, de deshar­mo­ni­ser, de créer de la dou­leur ou des regrets). Heu­reu­se­ment que par­mi ceux de « mon monde », j’en ai ren­con­tré plu­sieurs qui n’en­vi­sa­geaient pas comme des valeurs péri­mées la sta­bi­li­té dans les réa­li­sa­tions, la fidé­li­té à la pro­messe, la per­sé­vé­rance, la constance, la, recon­nais­sance, etc., et les consi­dé­raient comme des pro­duits natu­rels de leur digni­té, de leur affir­ma­tion « égoïste ». Ceci console de cela.

Signature Armand

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