La Presse Anarchiste

Le Zéro et l’infini

Par­mi les essais que Arthur Kœst­ler nous a don­nés : « Tes­ta­ment Espa­gnol », « Spar­ta­cus », LE ZÉRO ET L’INFINI [[ARTHUR KOESTLER : Le Zéro et l’In­fi­ni. Paris, Cal­mann Lévy, 1945. in-12, 90 francs,]] revêt une valeur toute particulière.

De nais­sance hon­groise, jour­na­liste de pro­fes­sion, Kœst­ler a vécu les phases mul­tiples de cette longue lutte anti­fas­ciste de l’entre-deux-guerres.

Il fut cor­res­pon­dant de presse en Union Sovié­tique, membre du Par­ti Com­mu­niste, qu’il quit­ta après les juge­ments de Moscou.

Faut-il voir dans le roman que nous offre Kœst­ler l’op­po­si­tion fon­da­men­tale qu’il peut y avoir entre le socia­lisme et le com­mu­nisme bol­che­vique, ou bien celle qui met aux prises les concep­tions socié­taires du sta­li­nisme et du trotskisme ?

Le drame est au-delà de telles démar­ca­tions trop res­tric­tives, et c’est bien plus du conflit entre l’in­di­vi­du et le par­ti qu’il est ques­tion dans « le Zéro et l’Infini ».

L’ou­vrage dénoue la tra­gé­die qui situe le peu que repré­sente l’hu­main devant les néces­si­tés impé­rieuses du Parti.

Effa­ce­ment de la per­son­na­li­té devant les besoins his­to­riques et de cir­cons­tances qu’im­pose le triomphe du par­ti. « Le Zéro et l’In­fi­ni » est un maître-livre qui mérite plus qu’une banale lec­ture : il vaut d’être médité.

1936 – 1938, à Mos­cou se déroulent des pro­cès. L’his­toire les a appe­lés : pro­cès des oppositionnels.

Mal­gré le ser­ment qui fut fait jadis, entre ceux de la vieille garde bol­che­vique, sous l’ins­tance de Lénine, et afin de ne pas renou­ve­ler les erreurs de la Révo­lu­tion fran­çaise, les mêmes luttes intes­tines se des­si­nèrent en Rus­sie. La Révo­lu­tion dévo­ra ses enfants.

Le monde n’en est pas moins res­té sidé­ré en appre­nant les condam­na­tions impi­toyables encou­rues par tous ces vieux bol­che­viks vété­rans des luttes révo­lu­tion­naires et dont la vie entière a été vouée à la cause que tous ils esti­maient sacrée.

Accu­sés de tra­hi­son, incul­pés des crimes les plus extra­or­di­naires, ces bol­che­viks de la pre­mière heure, qui avaient payé par de nom­breuses années de pri­son ou d’exil leur atta­che­ment à leurs idées et au par­ti qui les unis­sait, se voyaient traî­nés devant le tri­bu­nal du gou­ver­ne­ment, accu­sés des crimes et des délits les plus infa­mants, trai­tés en enne­mis de la révo­lu­tion et qua­li­fiés par une presse déchaî­née de chiens enragés.

Peut-être fout cela, quoique déjà tra­gique, pou­vait encore s’ac­cep­ter en l’oc­cur­rence dans l’é­vo­lu­tion com­plexe d’une révo­lu­tion. Mais les nou­velles qui par­ve­naient de Mos­cou à ces époques et qui rela­taient les comptes ren­dus d’au­dience n’é­taient pas sans créer chez cer­tains un sen­ti­ment de gêne, de répul­sion, mêlé d’un pro­fond scepticisme.

En effet, les incul­pés plai­daient cou­pables, se char­geaient des crimes les plus invrai­sem­blables, s’ac­cu­saient des for­faits les plus extra­or­di­naires, ces bol­che­viks de révol­tant et avouaient leur tra­hi­son avec une assu­rance qui fri­sait la démence.

À l’au­dience de ces pro­cès assis­tait tout un monde de jour­na­listes, des repor­ters, et les corps diplo­ma­tiques ; la radio dif­fu­sait les débats ou ce qui était cen­sé l’être, et la presse sovié­tique, orches­trant de façon splen­dide, ren­sei­gnait ses lecteurs.

Ces aveux, par trop sen­sa­tion­nels, ne man­quèrent point de sus­ci­ter des doutes quant à leur sin­cé­ri­té et leur spon­ta­néi­té. On ne com­pre­nait plus, ou mieux on com­men­çait à comprendre.

Toutes les hypo­thèses émises cepen­dant, pour essayer une expli­ca­tion des gestes des incul­pés furent vaines ; et pour beau­coup, les pro­cès de Mos­cou res­tèrent des énigmes.

La guerre sur­vint, et tout s’ef­fa­ça dans un oubli né des néces­si­tés d’une lutte plus immédiate.

« Le Zéro et l’In­fi­ni » vient rou­vrir un débat momen­ta­né­ment clos et Kœst­ler nous apporte une expli­ca­tion à la tra­gé­die plus qu’é­trange des pro­cès de Moscou.

C’est Machia­vel qui a pro­non­cé ces paroles déci­sives et qui s’ap­pliquent admi­ra­ble­ment au livre de Kœst­ler. Ce der­nier n’a pas man­qué de les pla­cer en exergue au début de son pre­mier cha­pitre : « Celui qui éta­blit une dic­ta­ture et qui ne tue pas Bru­tus, ou celui qui fonde une répu­blique et ne tue pas les fils de Bru­tus, celui-là ne régne­ra que peu de temps. »

« Le Zéro et l’In­fi­ni » s’ins­pire de cette impla­cable sen­tence et dès le début du livre le lec­teur sera à tout jamais fixé sur la situa­tion de Rou­ba­chof, prin­ci­pal per­son­nage du livre de Kœstler.

« La porte de la cel­lule cla­qua en se refer­mant sur Roubachof. »

Mais qui est Rou­ba­chof ? Un per­son­nage ima­gi­naire comme tant d’autres du « Zéro à l’In­fi­ni ». Les cir­cons­tances his­to­riques en feront un per­son­nage de pre­mier plan, qui évoque celui des pro­cès, mal­gré que l’au­teur ait vou­lu dépeindre dans la vie de Rou­ba­chof une sorte de syn­thèse des vies de plu­sieurs incul­pés, et s’il appa­raît à la lec­ture, que Rou­ba­chof n’est autre que Bou­ka­rine. D’autres traits nous remé­morent d’autres phy­sio­no­mies. Nous n’es­saie­rons point de for­cer l’in­con­nu et lais­se­rons volon­tiers à Kœst­ler le secret de ses personnages.

Là n’est pas d’ailleurs l’in­té­rêt que nous apporte ce livre.

Rou­ba­chof, Com­mis­saire du Peuple, vieux bol­che­vik de l’é­poque héroïque, est arrê­té comme sus­pect, enfer­mé, jugé comme traître à son par­ti, à la révo­lu­tion, plus tard on ajou­te­ra à sa patrie.

De la façon dont il fut cueilli à son domi­cile par la police de la sûre­té, rien qui vaille d’être rap­por­té. Les pro­cé­dés n’ont guère varié ; hier comme aujourd’­hui, ici comme là, les mêmes mœurs pré­sident à la bonne renom­mée professionnelle.

Ce qui offre un inté­rêt plus grand ce sont les réflexions qui vont assaillir l’emmuré, lors­qu’il se pen­che­ra sur son pas­sé et ses acti­vi­tés pour en faire le point.

Des sou­ve­nirs l’as­siègent ; Rou­ba­chof voit défi­ler toute sa vie pas­sée, mais au même moment, il se rend compte de la réa­li­té, il connaît ce qui l’at­tend, il sait qu’il va être fusillé. Son tour est venu de payer. Cette fois c’est lui qui sera dévo­ré par la machine cruelle et impi­toyable : « la Dis­ci­pline du Parti ».

L’a-t-il exal­tée, à tout pro­pos, cette dis­ci­pline devant laquelle cha­cun doit s’in­cli­ner ! En a‑t-il été un chaud par­ti­san jadis ! Que de fois n’a-t-il récu­sé ceux qui l’en­frei­gnaient ! Tou­jours il mar­qua son acquies­ce­ment total aux mesures prises contre les meilleurs com­pa­gnons. Il n’a­vait jamais ten­té le moindre geste en faveur des cama­rades indis­ci­pli­nés. Crainte de se com­pro­mettre, besoin de tran­quilli­té, abdi­ca­tion face à la dis­ci­pline du Parti ?

Rou­ba­chof avait lais­sé les uns et les autres mon­ter le cal­vaire de leur der­nière heure.

Aujourd’­hui, entre quatre murs, il médite sur la fra­gi­li­té des assises de cer­taines poli­tiques et les situa­tions contra­dic­toires que l’his­toire révèle, tan­dis que l’hor­loge tourne sans s’in­quié­ter des chan­ge­ments exi­gés pour des causes que la rai­son doit ignorer.

Toute son acti­vi­té sou­ter­raine hors de la Rus­sie, Rou­ba­chof se la rap­pelle, et devant lui défilent ses voyages à l’é­tran­ger, ses mis­sions auprès des membres des sec­tions dont cer­taines vivaient dans l’illé­ga­li­té. Mal­gré ces situa­tions nou­velles, il fal­lait encore que s’a­joutent à cette vie clan­des­tine des excom­mu­ni­ca­tions lan­cées par le Par­ti Cen­tral contre cer­tains indi­vi­dus de base, qui avouaient avoir dû déve­lop­per une action contraire aux direc­tives de l’ap­pa­reil bureau­cra­tique. On ne pou­vait avouer les fautes com­mises, car le pres­tige du Par­ti ne l’au­to­ri­sait point et il fal­lait racon­ter aux masses des bali­vernes, elles qui savaient à quoi s’en tenir depuis leur défaite.

Rou­ba­chof n’hé­si­ta point à écar­ter, sacri­fier, livrer indi­rec­te­ment à l’en­ne­mi, ceux qui ne s’in­cli­naient point devant les déci­sions du Comi­té Cen­tral, et c’est lui-même qui était char­gé de l’exécution.

Ain­si, Kœst­ler est ame­né à révé­ler des faits déjà dénon­cés à l’é­poque par quelques esprits indé­pen­dants : mots d’ordre de boy­cott envers cer­taines nations, sus­pen­dus pour rai­son d’É­tat, l’U.R.S.S. y trou­vant son compte.

Mani­fes­ta­tions détour­nées de leurs objec­tifs parce que des trai­tés com­mer­ciaux étaient en voie de réalisation.

Rien de tout cela ne peut être dis­cu­té par la hase du Par­ti, et ces lou­voie­ments pour cause d’in­té­rêts natio­naux, abri­tés der­rière les néces­si­tés du par­ti, doivent être accep­tés, car le Par­ti est tabou. On ne peut por­ter atteinte à son esprit com­ba­tif par un défai­tisme injustifiable.

Rou­ba­chof expri­me­ra cette façon de voir en ces termes :

« Le Par­ti n’a jamais tort. Toi et moi nous pou­vons nous trom­per, mais pas le Par­ti ; le Par­ti, cama­rade, est quelque chose de plus grand que toi et moi, et mille autres comme toi et moi. Le Par­ti c’est l’in­car­na­tion de l’i­dée révo­lu­tion­naire dans l’histoire. »

Rou­ba­chof, aujourd’­hui en pri­son, repense à toutes ses actions et il ne lui vient jamais à l’es­prit de les nier. Sa logique l’en empêche ; c’est un dis­ci­pli­né, un Zéro qui s’ef­face devant l’Infini.
Pour­tant la rai­son com­mence à le tra­vailler et l’heure est venue où appa­raissent les pre­mières défaillances… le Par­ti s’es­tompe quelque peu en lui.

« Le corps chaud et vivant du Par­ti lui appa­rais­sait cou­vert de plaies ― des plaies. pus­tu­leuses, des stig­mates ensanglantées. »

Toute cette rétros­pec­tive de la vie de Rou­ba­chof est décrite d’une façon admi­rable par l’au­teur du « Zéro et l’In­fi­ni », qui en arrive à le dépeindre grâce à un pro­ces­sus psy­cho­lo­gique d’é­mou­vante gran­deur, jus­qu’au jour où Rou­ba­chof sera interrogé.

Ici le récit prend la valeur d’un docu­ment humain qui ouvre les portes sur le mys­tère de l’in­con­nu. Jamais jus­qu’i­ci une ana­lyse psy­cho­lo­gique du mili­tant n’a­vait été dres­sée semblablement.

Cette pros­pec­tion ne manque pas d’é­lé­va­tion, de pathé­tique ; elle ins­truit et nous guide dans ce laby­rinthe des men­ta­li­tés partisanes.

Le por­trait que Kœst­ler nous trace des deux juges d’ins­truc­tion qui inter­rogent tout à tour Rou­ba­chof, révèle des men­ta­li­tés bien par­ti­cu­lières, dans les­quelles le fana­tisme poli­tique accuse par plus d’un point les ravages qu’il fait dans les esprits.

L’un de ces deux juges sera cas­sé au cours de l’ins­truc­tion, voire fusillé, vrai­sem­bla­ble­ment parce qu’il se révé­lait trop sen­ti­men­tal au cours de son tra­vail. Peut-être parce qu’il n’y avait pas assez de force en lui, pour vaincre les scru­pules qui l’at­ta­chaient encore à ce pas­sé. Il était de la géné­ra­tion de Roubachof.

Son suc­ces­seur n’a pas d’at­tache avec le pas­sé. C’é­tait un enfant lors des jour­nées d’Oc­tobre 1917. L’at­mo­sphère et l’é­tat d’es­prit dans les­quels il a gran­di sont tout différents.

Il obtien­dra de son pri­son­nier tous les aveux, toutes les révé­la­tions qui écra­se­ront à jamais Rou­ba­chof, sous un réseau de faits qui ne peuvent le conduire qu’à une mort cer­taine. Il n’emploie point les moyens de pres­sion phy­sique, dans le sens pro­pre­ment dit, non, c’est un autre genre de tor­ture qu’il inflige à son pri­son­nier pour lui extor­quer tous les aveux ; tor­tures plus raf­fi­nées, plus modernes, elle ronge la matière grise et c’est ici que se révèle la pro­fon­deur du « Zéro et l’Infini ».

La façon dont Kœst­ler dénoue les inter­ro­ga­toires que va subir Rou­ba­chof, la manière dont Glet­kin les condui­ra, consti­tuent une maî­trise qui consacre le livre, témoi­gnage révé­la­teur en ces temps trou­blés, dans un monde désaxé où la matière brute triomphe de l’es­prit, où l’i­déal est fou­lé par de bar­bares et bru­taux impé­ra­tifs qui font cha­vi­rer tout ce qui res­tait de beau, de noble, de grand, dans des idéo­lo­gies et des mou­ve­ments qu’on croyait splendides.

Mais que s’est-il pas­sé ? Le jour­nal de Rou­ba­chof nous livre les pro­ces­sus des réflexions qui se déroulent dans l’es­prit d’un par­ti­san fana­tique, qui fini­ra par se rési­gner au fata­lisme impla­cable qui le ramène au révo­lu. Par une suite logique d’in­ves­ti­ga­tions, Rou­ba­chof est ame­né à avouer tout ce que l’on veut consi­gner dans les pro­cès-ver­baux des inter­ro­ga­toires. Et, petit à petit, en lui, toute résis­tance phy­sique et toute réac­tion morale dis­pa­raissent. Vic­time de son propre des­tin, esclave de sa propre logique, il est conduit à accep­ter tout ce qu’on lui pro­pose, et puis­qu’il est quand même voué à la mort, c’est encore au Par­ti qui fut sa rai­son d’être qu’il son­ge­ra. Il se pros­ter­ne­ra devant lui. Six jours et six nuits consé­cu­tifs d’in­ter­ro­ga­toires, auront rai­son de ce chêne, écra­sé tel un zéro devant les pers­pec­tives infi­nies du Par­ti. Voi­ci un extrait du jour­nal de Roubachof :

«…L’ul­time véri­té fait tou­jours figure d’er­reur en avant-der­nière ana­lyse. Celui qui aura rai­son en fin de compte paraît sou­vent avoir tort dans sa pen­sée et dans ses actes. Mais qui est celui qui a rai­son en fin de compte ? Cela ne se sau­ra que plus tard ; entre temps, il faut agir à cré­dit et vendre son âme au diable dans l’es­poir d’ob­te­nir l’ab­so­lu­tion de l’histoire. »

Sans doute, on pour­rait décou­per mal­adroi­te­ment quelques pas­sages de-ci de-là du « Zéro et l’In­fi­ni », sans par­ve­nir, cepen­dant à offrir l’es­sen­tiel. L’œuvre forme un tout homo­gène duquel il semble pué­ril de déta­cher quelques bribes et morceaux.

La lec­ture du « Zéro et l’In­fi­ni », en plus de nous ouvrir des pers­pec­tives nou­velles d’ap­pré­cia­tions et de cri­tiques, nous aide à com­prendre bien des drames poli­tiques de l’heure pré­sente puis­qu’il nous ini­tie à cer­taines mentalités.

Zéro, l’homme ; zéro, l’in­di­vi­du ; zéro même la poli­tique de l’in­ter­na­tio­na­lisme devant les néces­si­tés natio­nales. Seul le Par­ti compte, seul il décide, il est l’in­fi­ni devant les­quels les zéros doivent se cour­ber. Ici et là, cela com­mence un jour par des excom­mu­ni­ca­tions, cela se pour­suit par. des crimes et des « liquidations ».

L’I­dée n’est rien, l’ap­pa­reil qui uti­lise l’i­dée est tout, et pour le main­te­nir debout, on sacri­fie­ra les hommes, les troupes, le mouvement.

C’est le grand mérite de Kœst­ler de nous l’a­voir mon­tré d’une façon indé­niable dans « le Zéro et l’In­fi­ni ». Il faut le remer­cier de l’a­voir fait avec une telle pro­fon­deur de vue, et un tel déta­che­ment d’à priori.

Kœst­ler nous a appor­té un docu­ment d’une pro­fonde psy­cho­lo­gie. « Le Zéro et l’In­fi­ni » mérite que cha­cun s’y attarde pour en tirer l’en­sei­gne­ment qu’il comporte. 

Hem Day

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