Un lecteur de l’hebdomadaire Erkenntniss und Befreiung qui paraissait avant la dernière guerre à Vienne, sous la direction de P. Ramus, ayant demandé à ce journal ce qu’il faut penser de ces lignes de Nietzsche, qu’on trouvera. au § 330 de « La Volonté de Puissance » :
« RÉCOMPENSE ET PUNITION. — Comme on vit ensemble, on succombe ensemble. Aujourd’hui, l’on ne veut pas être récompensé, on ne veut reconnaître personne qui punisse… On a rétabli le pied de guerre… on veut quelque chose, on rencontre des opposants et on arriverait peut-être à quelque chose de plus raisonnable si on vivait en bon accord, si l’on passait un contrat.
« Dans une société moderne, où chaque individu a passé son contrat, le criminel est un briseur de contrats… Ce serait là une notion claire. Mais alors on ne pourrait pas tolérer les anarchistes et les adversaires de principe d’une forme quelconque de société au sein de celle-ci. »
Après avoir déclaré qu’on ne pouvait séparer Nietzsche de sa vie — noté son obscurité, ses contradictions, son individualisme, sa méfiance des masses — après avoir fait allusion à son paradoxal (?) anarchisme aristocratique, Erkenntniss und Befreiung, qui était un organe kropotkino-tolstoïen, répondit ainsi :
« Ce passage n’est qu’une répétition des doctrines de Proudhon, que Nietzsche connaissait bien. D’après Proudhon, toute la vie sociale reposait sur des contrats souscrits librement entre les individus en l’absence de gouvernement et de lois. Ces contrats lient, ceux qui les ont souscrits, autrement, aucune vie sociale n’est concevable. Nietzsche partageait ce point de vue de Proudhon et ce que, dans ce passage, il désigne comme « anarchistes », ce sont les hommes d’État, les gouvernants et autres véritables ennemis de la société, qui incapables de se maîtriser eux-mêmes ―
le principe fondamental de la liberté — veulent dominer, régenter, asservir. — Ce que veulent les anarchistes c’est une société libre, sans état ni maîtres, reposant sur des contrats librement mais nettement déterminés — il est évident que si de faux anarchistes (ceux qui ne le sont que pour eux-mêmes) se présentent qui ne veulent admettre ni contrats individuels ni contrats collectifs, la société ne saurait les tolérer pas plus qu’elle tolérera tyrannies et autorités d’aucun genre. »
C’est exact et il n’est aucun individualiste anarchiste qui ne soit prêt à souscrire à ces paroles et à vouloir une humanité reposant, sur des contrats individuels ou collectifs sans intervention étatiste ou religieuse quant à leur fonctionnement économique, éthique, intellectuel ou autre. Mais cette humanité n’est pas la nôtre. Nul individu n’est en situation de faire son accord ou de passer son contrat. (seinen « Vertrag ») dans la « société moderne ». Sans doute, si la société moderne était (wære) ainsi constituée, elle ne pourrait pas (kœnnte nicht) tolérer les adversaires de principe (prinzipielle Gegner) d’une forme de société quelconque ; mais la société moderne étant autrement constituée (au présent et non pas au conditionnel), cela explique le « transgresseur » et les briseurs de « contrats imposés ». Aucun individualiste anarchiste n’a jamais nié, d’ailleurs, la fidélité aux contrats librement souscrits dans le milieu social actuel.
E. Armand