J’ai été très heureux d’apprendre, par le numéro de L’Unique, daté de mai 1946, des nouvelles des Doukhobors du Canada, cette secte d’anarchistes chrétiens qui pratiquent à la lettre les enseignements des Évangiles, et dont j’ai suivi avec le plus grand intérêt l’histoire, depuis le jour où, en 1898, Tolstoï, s’adressant au monde entier, publia à leur intention son appel : « Au secours. » dans l’espérance de mettre fin aux persécutions dont ils étaient les victimes dans leur pays d’origine, la Russie tsariste.
En dernier lieu, peu avant la guerre de 39, le bruit était parvenu en France qu’ayant, par leur travail et leur vie simple, acquis en collectivité de grands biens dans leurs entreprises agricoles, ils se trouvaient en butte aux convoitises de capitalistes dénués de scrupules [[La Résolution citée dans la lettre en question indique bien que les Doukhobors sont restés fidèles à leur idéal. communautaire. Je ne crois pas que leur nombre dépasse une quinzaine de mille de personnes et je crois savoir qu’au titre de « secte religieuse », ils ont été laissés tranquilles quant au port des armes. (E. A.)]].
C’est pourquoi il eût été désirable que M. William Stevenson nous donnât, dans sa lettre, des renseignements plus détaillés sur leur situation présente, leur nombre actuel, les modifications apportées dans leur doctrine et leur ligne de conduite, enfin leurs relations avec le Dominion, notamment à l’occasion du conflit mondial.
Il semble, d’après la lettre de M. William Stevenson, qu’ils n’aient pas eu à souffrir gravement durant les années terribles que nous venons de supporter, et il y a lien de s’en réjouir pour eux.
Cependant, au point de vue de l’expérience sociale que représente leur patient effort depuis un demi-siècle, il y a lieu de constater que, malgré les difficultés d’adaptation auxquelles ils ont eu à faire face au Canada, ils s’y sont trouvés dans des conditions exceptionnellement favorables au point de vue de l’espace vital, de l’hospitalité, et même de la tolérance des populations environnantes. Peu de pays au monde leur eussent offert les mêmes ressources.
Il est donc permis de se demander, sans mauvaise part aucune, ce qu’ils seraient devenus en un autre point du monde et d’autres circonstances si, par exemple, ayant reçu en concession une île très fertile, mais aussi de superficie médiocre, ils avaient, avec leur fécondité de familles patriarcales, rapidement atteint — ce qui eût été inévitable ― l’extrême limite des ressources alimentaires du sol. Se seraient-ils, pour ne pas mourir lentement d’inanition, résignés à une guerre fratricide, « voulue par Dieu » ? Ou bien, pour ne pas pécher par fraude conjugale, se seraient-ils voués à la continence absolue, dans chaque ménage, après le deuxième enfant ?
Si, à l’instar de la Pologne et de la Tchécoslovaquie, pays résistants, leur territoire avait été occupé par les troupes hitlériennes et s’ils avaient, avec leur obstination coutumière, refusé à la fois le service militaire et celui du travail pour les armements des vainqueurs. auraient-ils, par la seule vertu de leur foi chrétienne, échappé à l’extermination ? souvenons-nous que Hitler avait, en exécration le christianisme qu’il dénonçait comme une religion juive et amollissante, « la religion des faibles »
Jean Marestan