La Presse Anarchiste

Responsabilité et promesse

… C’est là pré­ci­sé­ment la longue his­toire de la RESPONSABILITÉ. Cette tache d’é­le­ver et de dis­ci­pli­ner un ani­mal qui puisse faire des pro­messe a, pour condi­tion préa­lable, ain­si que nous l’a­vons déjà vu, une autre tâche : celle de rendre d’a­bord l’homme déter­mi­né et uni­forme jus­qu’à un cer­tain point, sem­blable par­mi ses sem­blables, régu­lier et, par consé­quent, appré­ciable. Le pro­di­gieux tra­vail de ce que j’ai appe­lé la « mora­li­té des mœurs » — le véri­table tra­vail de l’homme sur lui-même pen­dant la plus longue période de l’es­pèce humaine, tout son tra­vail pré­his­to­rique, prend ici sa signi­fi­ca­tion et reçoit sa grande jus­ti­fi­ca­tion, quel que soit d’ailleurs le degré de cruau­té, de tyran­nie, de stu­pi­di­té et d’i­dio­tie qui lui est propre : ce n’est que par la mora­li­té des mœurs et la cami­sole de force sociale que l’homme est deve­nu réel­le­ment appré­ciable. Pla­çons-nous par contre au bout de l’é­norme pro­ces­sus, à l’en­droit où l’arbre mûrit enfin ses fruits, où la socié­té et sa mora­li­té des mœurs pré­sentent enfin au jour ce pour quoi elles n’é­taient que moyens : et nous trou­ve­rons que le fruit le plus mûr de l’arbre est l’in­di­vi­du sou­ve­rain, l’in­di­vi­du. qui n’est sem­blable qu’à lui-même, l’in­di­vi­du affran­chi de la mora­li­té des mœurs, l’in­di­vi­du auto­nome et super­mo­ral (car « auto­nome » et « moral » s’ex­cluent), bref l’homme à la volon­té propre, indé­pen­dante et per­sis­tante, l’homme qui PEUT PROMETTRE, — celui qui pos­sède en lui-même la conscience fière et vibrante de ce qu’il a enfin atteint par là, de ce qui s’est incor­po­ré en lui, une véri­table conscience de la liber­té et de la puis­sance, enfin, le sen­ti­ment d’être arri­vé à la per­fec­tion de l’homme. Cet homme affran­chi qui peut vrai­ment pro­mettre, ce maître du libre arbitre, ce sou­ve­rain —  com­ment ne sau­rait-il pas quelle supé­rio­ri­té lui est ain­si assu­rée sur tout ce qui ne peut par pro­mettre de répondre de soi, quelle confiance, quelle crainte, quel res­pect il ins­pire ― il « mérite » tout cela ― et qu’a­vec ce pou­voir sur lui-même, le pou­voir sur les cir­cons­tances, sur la nature et sur toutes les créa­tures de volon­té plus bor­née et de rela­tions moins sûres, lui est néces­sai­re­ment remis entre les mains ? L’homme « libre », le déten­teur d’une vaste et indomp­table. volon­té, trouve dans cette pos­ses­sion son éta­lon de valeur : en se basant sur lui-même pour juger les autres, il vénère ou méprise ; et de même qu’il honore fata­le­ment ceux qui lui res­semblent, les forts sur qui on peut comp­ter (ceux qui peuvent pro­mettre), ― donc cha­cun de ceux qui pro­mettent en sou­ve­rain, dif­fi­ci­le­ment, rare­ment, après mûres réflexions, cha­cun de ceux qui sont avares de leur confiance, qui honorent lors­qu’ils se confient, qui donnent leur parole comme quelque chose sur quoi l’on peut tabler, puisque ce cha­cun se sent assez fort pour pou­voir LA TENIR en dépit de tout, même des acci­dents, même de la « des­ti­née » ―; de même il sera fata­le­ment prêt à chas­ser d’un coup de pied les misé­rables roquets qui pro­mettent, alors que la pro­messe n’est pas de leur domaine, à battre de verges le men­teur déjà par­jure au moment où la parole passe sur ces lèvres. La fière recon­nais­sance du pri­vi­lège extra­or­di­naire de la res­pon­sa­bi­li­té, la conscience de cette rare liber­té, de cette puis­sance sur lui-même et sur le des­tin, a péné­tré chez lui jus­qu’aux pro­fon­deurs les plus intimes, pour pas­ser à l’é­tat d’ins­tinct domi­nant : — com­ment l’ap­pel­le­ra-t-il cet ins­tinct domi­nant, à sup­po­ser qu’il res­sente le besoin d’une dési­gna­tion ? Ceci n’offre pas l’ombre d’un doute : l’homme sou­ve­rain l’ap­pelle sa CONSCIENCE… 

Fré­de­ric Nietzsche (La Généa­lo­gie de la Morale).

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