Il paraît que la « fantaisie » insérée dans le 9e fascicule de « l’Unique»― le « paragraphe XIII »― n’a pas eu l’heur de plaire à certains « stirneriens » (ou prétendus tels), de sorte qu’il me plaît de revenir sur une prose qui, dès l’abord, ne relevait, dans mon esprit, que de la littérature. En ces temps d’atomistique et d’existentialisme, on s’étonne un peu que ce « récit d’un cauchemar » ait pu être pris pour autre que ce qu’il était.
Il est vrai que j’ai commis l’impardonnable oubli de ne pas le dédier aux énergumènes du stirnerisme.
Et, avant d’entrer dans le vif du sujet, quelques remarques à l’adresse des soi-disant stirneriens qui pérorent à tort et à travers sur l’Unique et sa propriété, les uns sans tenir compte de la situation intellectuelle, sociale et politique de l’Allemagne d’alors — les autres qui gagneraient à apprendre la langue en laquelle cet ouvrage fut rédigé ou à approfondir les auteurs avec lesquels Stirner engage une polémique. Et quelle polémique ! Car l’Unique et sa propriété n’est pas seulement un traité de pure philosophie, c’est un livre de polémique dont l’auteur s’efforce de mettre en pièces — et avec quelle virulence ! — certaines idées (qu’il considère comme des « fantômes ») et certaines doctrines qu’il juge, quant a lui, néfastes pour l’affirmation du MOI et de nature à maintenir l’individualité en servitude. Il n’est philosophique que par voie de conséquence. Pratiquement, Stirner aboutit à une reconstruction d’ordre social : l’union (Verein) des égoïstes, association volontaire et réciprocitaire où, pourvu qu’il y retrouve son individualité, l’associé renonce à certaines libertés, à déterminer par le pacte unioniste. Et c’est surtout cette thèse qui nous intéresse ici. Thèse dont la réalisation n’est que la pratique de la doctrine benthamienne de « l’intérêt bien entendu ».
Ce qui est incompréhensible chez certains stirneriens, qui s’obstinent à ne voir dans leur livre de chevet qu’un traité de philosophie pure, c’est leur mauvaise grâce à accepter les suites des affirmations de leur directeur de conscience — une mauvaise grâce qui confine parfois la mauvaise foi.
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Mais revenons au « Paragraphe XIII » dont le développement est presque entièrement basé sur un texte de l’Unique et sa propriété[[e suis la traduction Reclaire, un copain-estampeur m’ayant un jour emprunté le texte allemand de « l’Unique et sa propriété » et ne me l’ayant jamais rendu.]], page 226, et qui est fondamental. Le voici : « C’est à moi de déclarer ce qui est pour moi le droit. Hors de moi pas de droit. Il se peut que les autres ne jugent pas pour cela que c’est juste, mais c’est leur affaire et non la mienne : à eux de se garder ! Alors même qu’une chose paraîtrait injuste à tout le monde, si cette chose m’était juste, c’est-à-dire si je la voulais, je me soucierais peu de tout le monde. Ainsi en usent, plus ou moins selon leur degré d’égoïsme, tous ceux qui savent s’estimer eux-mêmes, car la force prime le droit… comme c’est d’ailleurs pleinement son droit ».
Or, le « Paragraphe XIII » nous présente trois personnages ou groupe de personnages.
Le groupe de personnages est constitué par une association volontaire d’égoïstes, dénommée « Peu, mais sûrs », unis les uns aux autres par des serments très rigides, ce qui est bien « leur droit », dès lors qu’ils le trouvent « juste ». Dans le pacte qui les lie se rencontre un certain paragraphe XIII par lequel ils se promettent appui mutuel et inconditionné, et même s’engagent à tirer vengeance de qui, par le tort ou dommage causé à l’un des leurs, aurait, causé sa mort.
Je ne vois rien là qui soit contraire à l’éthique stirnerienne. Stirner ne s’est nulle part prononcé contre la vengeance. Il s’est même arrogé le droit de tuer (p. 226), du moment qu’il ne s’interdit pas lui-même le meurtre et qu’il ne recule pas devant lui en le jugeant « contraire au droit ».
Un disciple immédiat de Stirner, B. De Casseres, dont les De Casseres Books contiennent, en épigraphe, à chaque fascicule, cette citation de l’ouvrage de Stirner (je cite la traduction anglaise): « Si je pouvais prévoir que mes idées vous enlèvent la paix de l’esprit et le repos ; si, dans les idées que je sème, j’apercevais les germes de guerres sanglantes, et même la cause de ruine de nombreuses générations, je continuerais quand même à les répandre ». B. De Casseres n’a-t-il pas écrit (« The de Casseres Books », n°23, p. 40): « Il n’est pas de paix, d’exaltation qui vaille la vengeance définie, exercée sur un ennemi. C’est la santé, la tumescence psychique, l’accomplissement…» [[Benjamin De Casseres avait cependant terminé de la façon suivante l’essai qu’il consacra à Stirner dans Forty Immortals : « Le rêve qu’il fit d’un moi émancipé est inconsistant, mais ses raisons pour le rêver sont sublimes. Il impose à notre cerveau un sublime idéal d’évolution humaine. Il est semblable, ce Rêve, à l’Etoile Polaire — une grande lumière servant de guide, mais qui essaie de l’atteindre est un insensé, un insensé, un insensé ».]].
Les autres personnages sont :
1° Un certain Paul, membre de l’association en question et qui entend bien se prévaloir de ses statuts. Il se déclare fier d’y appartenir, proclame que s’associer à des affinitaires c’est accroître sa force personnelle, multiplier sa force individuelle. Stirner, en contractant accord ou entente avec son prochain ne voit lui-même dans cette réunion qu’une augmentation de sa force et ne la conserve que tant qu’elle est sa force multipliée (p. 382).
2° Une femme dont on ne nous dit pas le nom et qui ne faisait pas partie de la susdite association.
Ce Paul était passionnément épris de cette femme. « Je puis aimer de toute mon âme — écrit Stirner — et laisser brûler dans mon âme le feu de la passion dévorante, sans cependant prendre l’être aimé pour autre chose que pour l’aliment de ma passion, un aliment qui l’aiguise sans la rassasier jamais, etc. » (p. 361). Même aurait-il été jaloux qu’il aurait pu répliquer à ceux qui y auraient objecté par cet antre texte de notre auteur : « Mon amour n’est ma propriété que s’il consiste uniquement en un intérêt personnel et égoïste et, par conséquent, l’objet de mon amour est réellement MON objet ou ma propriété » (p. 358).
Quoi qu’il en soit, il n’était pas payé de retour. Il en a immensément souffert. Pourtant, sur cet amour il avait joué sa dernière carte. Exagération ? Folie ? « L’amour déraisonnable n’est ni FAUX ni FUNESTE, c’est comme amour tout court qu’il remplit son rôle. » (p. 360).
Pourquoi cette femme — qui n’est plus une enfant, paraît-il — a‑t-elle accepté cet amour ? On nous dit que c’est par pitié, et c’était bien son droit, et — au lieu d’avoir rompu avec lui dès qu’elle s’est aperçue qu’il l’aimait d’amour (ce qui eût été le plus sage et aurait évité le dénouement de l’histoire) — cette pitié s’est manifestée par une promesse de n’appartenir à aucun autre homme, lui vivant. Quels qu’aient été les motifs secrets qui l’ont poussée à souscrire cette promesse, sa teneur n’est pas notre affaire (« Mêle-toi de ce qui te regarde » — Mind your own business — Tucker, « State Socialism and Anarchism »). Et puis, n’était-ce pas son « droit » de prendre tous engagements qui lui plaisaient ? Elle ne tarde pas d’ailleurs à se parjurer, car Paul étant jeté en prison, elle le laisse sans nouvelles et cherche fortune autre part. Remis en liberté, rongé par l’inquiétude, il se précipite chez elle et la trouve dans les bras d’un nouvel amant. C’est plus qu’il n’en peut supporter : il se suicide — ce qui est encore son « droit » — mais non sans demander à ses co-associés de le venger, autrement dit en se prévalant de la garantie fournie par ce fameux paragraphe XIII.
Les co-associés de Paul ne se dérobent pas, eux, à leur engagement. Trois d’entre eux s’érigent en juges et, par un moyen qu’on ne nous révèle pas, font comparaître la parjure devant eux. Peut-être s’agit-il d’une sorte de jury tiré au sort, selon une formule chère à Tucker (« Instend of a Book », p. 56)? Ils estiment — et c’est pour eux « le droit », ce qui leur est « juste » — qu’en étant cause de la mort de leur ami et co-associé Paul, la femme traînée devant eux a commis un crime qui les touche directement et est devenue leur ennemie. Entre Paul et eux l’amitié était à la vie à la mort (la place me manque pour énumérer ici tous les exemples d’amitié analogues que contient l’«Anthologie de l’Amitié » d’Edward. Carpenter). Aussi se croient-ils fondés à lui demander compte de sa disparition. Cette demande de reddition de comptes leur est « juste », « Comprends-tu, déclare un des juges, que ce n’est plus le sang où son corps baignait qui crie vengeance, mais que c’est comme si le sang où baignaient tous nos corps criait vengeance. Un, pour tous, tous pour un ». Voilà bien une devise convenant à une véritable association d’égoïstes !
La femme conduite devant eux se défend parfaitement bien. Elle n’a jamais adhéré à leur association. Elle estime sa liberté bien supérieure à toutes les promesses qu’elle a pu faire, elle proclame son droit de se libérer de ses engagements : c’est pour elle « le droit ». Le malheur veut qu’elle soit LA PLUS FAIBLE — quelle n’a pas su ou pu « se garder » — et que ceux qui se sont arrogés le droit de la juger estiment que « la force prime le droit ». À tout ce qu’elle pourra objecter, ils répondront : « c’est notre morale, à nous », autrement dit « ce qui nous est juste est juste ».
Si Paul avait survécu, ses amis et coassociés auraient pu opiner comme Tucker (« Instead of a Book », p. 157 – 158), que « tout individu envers lequel un engagement a été pris, et de quelque nature que soit cet engageaient, a le droit d’exiger l’exécution, même par la force, des clauses de ce contrat, à moins que son accomplissement ne nécessite un empiétement sur des tiers » et qu’«il a aussi le droit de s’entendre avec d’autres, afin qu’ils lui prêtent leur concours à cette fin ». Mais Paul n’est plus. Reste la sanction à infliger à la défaillante. Ils se prononcent pour la mort, parce que cette solution leur est « juste » ― qu’elle est pour eux le « droit ». Tucker admet, lui aussi, que dans certains cas l’emprisonnement, la torture, la peine capitale sont justifiées et n’ont rien de contraire, concernant ces cas, aux principes anarchistes (« Instead of a Book », p. 25, 60, etc.) [[Dans l’Anarchisme aux États-Unis, Paul Ghio a consacré quelques lignes au point de vue de Tucker au sujet du jury, des « compagnies de justice », du principe de la punition, etc. Sous le titre La théorie de l’anarchie, ce reportage de 194 pages se trouve reproduit dans « Études italiennes et sociales », pp. 115 et suiv. (Édit. Marcel Rivière).]].
Aussi, quand la « présidente » du tribunal s’écrie « Justice est faite », elle est conséquente avec la conception du « droit » telle que ses assesseurs et elle le conçoivent. Ce qui leur est juste est juste et c’est justice qu’il en soit ainsi. Dans la réunion consacrée à John Henry Mackay, j’énonçais que je ne croyais pas que l’œuvre de Stirner (comme celle de Nietzsche) dût être mise dans toutes les mains. Leur lecture, leur approfondissement demandant une culture sérieuse, une connaissance approfondie de la philosophie en général et de sa branche individualiste en particulier. Je n’ai pas changé d’avis.
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J’ajoute que je n’ai jamais eu l’intention de considérer « Le paragraphe XIII » comme autre chose qu’une fantaisie littéraire ou une satire destinée à la consommation des outranciers du stirnerisme, si on y trouve par-ci par-là quelques idées qui me sont particulièrement chères. Il n’a jamais été dans mon esprit de présenter les divers personnages de cette histoire comme des adhérents à une doctrine en ISME quelconque. Mon point de vue premier était de laisser chaque lecteur conclure à son gré, s’il en éprouvait le besoin. Mais puisqu’il est question d’idées auxquelles je tiens, je rappellerai les réflexions sur la pitié :
« La pitié est le signe d’une âme généreuse, mais pour qu’elle soit efficace, elle ne saurait s’arrêter à mi-chemin, sinon elle ne fait qu’envenimer la blessure qu’elle entend guérir… la pitié est supérieure à l’amour. Être aimé par pitié n’abaisse pas celui qui l’accepte, à cause de la richesse de coeur qu’elle révèle chez celui qui aime ainsi. Tout le monde n’est pas capable d’aimer par pitié. »
Et celles sur la différence existant entre la licence et la liberté :
« La licence est d’ordre superficiel, elle varie selon les temps et les ambiances, elle revêt le masque de toutes sortes d’empreintes successives et contradictoires, elle vire à tous les vents, elle fait fi de la responsabilité. La liberté, elle se base sur la responsabilité ; elle se fonde sur la raison et tient en laisse les appétits : elle est constance et non caprice, point courbée devant les circonstances, mais sans cesse en état de perpétuelle défense contre leur emprise. »
Ces réflexions sont bien dans la note de ce périodique-ci et si cela déplaît aux stirnériens 100%, 200%, etc., leur désapprobation m’indiffère totalement.