La Presse Anarchiste

Sur l’égoïsme

Pourquoi faut-il qu’on ren­con­tre tou­jours quelqu’un vitupérant con­tre l’égoïsme ?

Per­son­nelle­ment, il m’a­grée d’être traitée d’«égoïste ». Cette épithète mon­tre qu’un être au moins, s’est effor­cé de con­quérir quelque part sa place au soleil, qu’il a fait un effort pour s’es­timer soi-même, peu importe le suc­cès qui s’en est suivi. Je me défie des gens qu’on me décrit a pri­ori ; que pour­rais-je bien décou­vrir en eux qui m’in­téresse, alors qu’eux-mêmes n’y ont rien ren­con­tré ? Enten­dre par­ler tou­jours de soi devient ennuyeux à la longue, mais c’est le sort com­mun à tous les sujets qu’on ressasse. Néan­moins, j’aime beau­coup mieux enten­dre les gens par­ler d’eux-mêmes — qu’ils sont a même de con­naître plus ou moins — que de les enten­dre dis­courir sur les autres dont il est pos­si­ble qu’ils ne con­nais­sent rien.

Selon le lex­i­cographe Web­ster, un égoïste est « celui qui se loue ou se con­damne soi-même ». Je suis assez égoïste pour dire que ce brave Web­ster « n’y est pas ». L’é­goïste n’a aucun besoin de se louer ou se con­damn­er lui-même. Le véri­ta­ble égoïste est celui qui par­le de lui en essayant de décou­vrir ce qu’il est en réal­ité. Il laisse aux autres la louange ou le blâme, et s’ef­force de les estimer à leur véri­ta­ble valeur quand l’un ou l’autre s’ap­plique à lui.

Un égoïste est un homme qui est plus ou moins absorbé par l’é­tude de l’EGO, du « moi », tout comme un astronome est absorbé par l’as­tronomie, un géo­logue par la géolo­gie ; des trois études, c’est la pre­mière qui me paraît encore être la plus impor­tante, car quelle est la valeur des deux autres jusqu’à ce que je sache leur util­ité me con­cer­nant ? Un égoïste peut être un homme très dés­in­téressé, sans la moin­dre trace de van­ité. Sa pas­sion pour l’analyse du « moi », de l’ego peut le pouss­er à aban­don­ner les con­so­la­tions et les plaisirs de la vie mat­ri­mo­ni­ale, les avan­tages d’une posi­tion sociale, les béné­fices dou­teux des sociétés ou des cercles.

Les Grecs avaient un dic­ton : « Con­nais-toi toi-même » dont un poète et philosophe de mar­que a dit « qu’a le faire on sécherait sur place », On peut en effet s’ef­forcer de se con­naître et s’apercevoir en fin de compte que le résul­tat obtenu est médiocre. C’est encore, cepen­dant, ce qu’on peut faire de mieux, et rien n’aide davan­tage à com­pren­dre autrui :

Shake­speare dit quelque part :

Ceci est au-dessus de tout : que tu sois vrai à toi-même
Et ce doit être aus­si naturel que la nuit suc­cé­dant au jour
Tu ne pour­ras alors être faux envers qui que ce soit.

Com­ment être vrai à soi-même à moins de savoir ce qu’on est ? Et com­ment savoir ce qu’on est, sinon par un exa­m­en intérieur et un échange de vue avec autrui con­cer­nant soi-même.

Dire de quelqu’un qu’il n’est pas égoïste, cela veut dire qu’il ne s’in­téresse pas à lui-même, qu’il ne se con­naît pas lui-même ; espér­er ensuite trou­ver quelque chose en lui, c’est, de la part d’autrui, sim­ple vanité.

Causer avec quelqu’un qui n’est pas égoïste, c’est causer avec soi-même. Je cherche tou­jours à me ren­con­tr­er aux repas avec un égoïste, de façon à nous trou­ver deux à table. Au fait, qui donc n’est pas égoïste, quelles sont les antipodes de l’é­goïsme ? Sans plus réfléchir, je répondrai : un indi­vidu sans indi­vid­u­al­ité, une per­son­ne dépourvue de per­son­nal­ité. En d’autres ter­mes : quelque chose qui n’est influ­encé ni par l’atavisme, ni par le pro­grès, ni par la dégénéres­cence ; quelque chose qui peu­ple la terre de sa présence et occupe aus­si peu de place sur l’im­mense plan de la Vie qu’une vieille fille, un homme qui a épousé. un sac d’é­cus ou un écrivain de let­tres anonymes. 

Il y a plusieurs espèces d’é­goïstes. Il y a celui qui nour­rit une bonne opin­ion et de lui-même et de vous. C’est l’é­goïste moyen. Il se sent assez à l’aise et vous y met. Il s’imag­ine être sur la bonne route et pense que vous y êtes aussi.

Il y a aus­si le genre « plus saint que toi », mais en général on ne les dénomme pas égoïstes. Ce sont des gens supérieurs, qui se dévouent, qui éprou­vent une grande pitié pour ceux qui ne leur sont pas sem­blables ― vous savez, ceux qui ne seront. pas « sauvés », comme eux le seront sûrement.

Il y a encore l’é­goïste qui se ruine délibéré­ment dans l’e­spoir que vous deve­niez tout le con­traire de lui. Il faut le class­er par­mi les égoïstes hypocrites…

Vive l’é­goïste véri­ta­ble ! Celui qui s’ex­am­ine en toute loy­auté et ne craint point d’en pub­li­er le résul­tat. S’il exis­tait davan­tage de ces hommes-là, nous décou­vriri­ons qu’au fond nous sommes à peu près sem­blables. Et cette con­nais­sance ferait du monde un meilleur endroit où vivre. Ego et Rex meus.

M. Eve­lyn Bradley


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