La Presse Anarchiste

Un roman individualiste : « Avant le corps » de Julien Teppe

Voi­ci un roman qui sort de l’or­di­naire. Il n’a rien de com­mun avec ce qui se publie d’ha­bi­tude sous ce nom. Il remue des idées et com­porte plus d’un ensei­gne­ment. Il incite le lec­teur à réflé­chir. Le prin­ci­pal per­son­nage ne se laisse pas faci­le­ment embri­ga­der. Il entend res­ter lui-même. Une telle atti­tude est peu faite pour lui ral­lier l’es­time des « hon­nêtes gens ». Il est anor­mal pour eux. 

Edmond Natelge a dix-sept ans, « âge libre, écrit l’au­teur, où peuvent prendre essor les plus curieuses aspi­ra­tions ». Et les siennes ne sont pas banales. Ce jeune phi­lo­sophe, qui pré­pare chez les pères Jésuites de Lyon la seconde par­tie de son bachot, entend n’ac­cep­ter, en bon dis­ciple de Des­cartes, que ce que sa rai­son lui démontre comme étant l’é­vi­dence même. Là-des­sus il ne tran­sige pas. Aus­si sa vie n’est-elle qu’une lutte, lutte inté­rieure pour cher­cher sa voie, lutte exté­rieure pour résis­ter à l’emprise du milieu social. 

Des parents aux idées étroites, qui n’ad­mettent pas que leur fils cherche à com­prendre ce qu’ils ne com­prennent pas eux-mêmes, lui reprochent de ne pas être comme les autres et fina­le­ment lui jettent à la tête le terme infa­mant d’« anar­chiste », — des maîtres, laïques ou reli­gieux, com­pas­sés et solen­nels, exi­geant de leurs élèves une obéis­sance pas­sive, étouf­fant en eux tout esprit cri­tique, — des cama­rades hypo­crites, issus de classes sociales dif­fé­rentes mais atteintes des mêmes tares, tel est le monde avec lequel il est aux prises. Assoif­fé d’ab­so­lu, ne pou­vant tolé­rer que par un tour de passe-passe on esquive les pro­blèmes ou fasse bon mar­ché des objec­tions, répu­diant les idées fausses que ses pro­fes­seurs et ses proches veulent lui incul­quer, sans appor­ter la moindre preuve, pos­sé­dé du démon de l’ab­so­lu et d’un amour sans bornes de la véri­té, — cette véri­té que les habiles n’ad­mettent que si elle leur est utile, — ou plu­tôt « sa véri­té », jaloux de son indé­pen­dance, « inté­gré mal­gré lui dans une famille, une patrie, une reli­gion qu’il n’a point choi­sies », ce jeune révol­té, inapte à la joie, emploie son temps à s’a­na­ly­ser et n’a qu’une ambi­tion : vivre har­mo­nieu­se­ment sa vie. Il exècre la com­mu­nau­té, autre­ment dit ce qui est com­mun. Il fuit la socié­té et ne veut fré­quen­ter per­sonne. Il s’i­sole dans son « moi », loin du bruit et de l’a­gi­ta­tion. Égoïsme ? Non, mais indi­vi­dua­lisme, ce qui est bien dif­fé­rent. « Luci­di­té, rec­ti­tude, volon­té et désir du vrai, tels étaient les grains ordi­naires qui mou­lait son cerveau ». 

Seul l’es­prit, d’a­près Natelge, peut aider l’in­di­vi­du à se libé­rer de ce qu’il n’a point choi­si. Tout ce qui ne relève pas de la pure intel­li­gence est enta­ché d’er­reur. De là sa méfiance du sen­ti­ment qu’il consi­dère comme la cause de tous les maux, car il repose sur des conven­tions et des pré­ju­gés. Le sen­ti­ment exerce sur le juge­ment une influence dépri­mante. Il inter­dit de consi­dé­rer les choses en elles-mêmes, dans leurs carac­tères intrin­sèques. « Aucun sen­ti­ment n’est sûr, durable, solide, pense-t-il. L’être, pos­sé­dé par quelque pas­sion sen­ti­men­tale, que ce soit : amour, reli­gion, haine, ne se pos­sède plus. L’homme sou­cieux de conser­ver l’in­té­gri­té de son esprit doit se défendre sans répit contre les attaques sour­noises de cet enjô­leur ». Ain­si résonne notre céré­bral, qui, jugeant chaque chose sous l’angle de l’É­ter­ni­té, ne peut se résoudre à pen­ser comme tout le monde. 

Natelge pro­fesse que l’homme est plus fait pour le mal­heur que pour le bon­heur. Une der­nière expé­rience le confirme dans cette opi­nion. L’a­mour se tra­duit pour lui dans ces mots : « Ce n’est que ça ! ». Une pros­ti­tuée de fraîche date que le hasard met sur son che­min, n’é­coute point la voix de la sagesse qui parle par la bouche de ce client de pas­sage, plus déli­cat que les autres, lequel tente, mais en vain, de la tirer de l’a­bîme dans lequel elle s’est jetée, croyant par là se ven­ger de l’a­mant qui l’a délaissée. 

L’ou­vrage s’a­chève par un grand cri de pitié, cri de l’homme qui, pre­nant conscience de sa propre dou­leur, prend par là même conscience de la dou­leur uni­ver­selle. Cepen­dant, il reste encore un pas à fran­chir à Natelge pour deve­nir un homme libre. « L’heure n’a­vait pas son­né pour lui de la véri­table révé­la­tion de la dou­leur, qui ne lui advien­drait, ain­si qu’à tous les hommes, que le jour où, par un déchi­re­ment de sa chair, il aurait l’es­prit et les yeux décil­lés. Alors enfin, réa­li­se­rait-il ce mer­veilleux para­doxe qui fait qu’il faut avoir été ampu­té et dimi­nué pour deve­nir un homme entier et comme sur­éle­vé », Natelge n’a plus qu’à connaître la dou­leur phy­sique pour atteindre à cette per­fec­tion dont la han­tise le pour­suit. D’où le titre du roman : Avant le Corps.

Qui ne recon­naît dans cette der­nière phrase la doc­trine dolo­riste telle que Julien Teppe l’a expo­sée il y a dix ans dans sa Dic­ta­ture de la Dou­leur et son Apo­lo­gie pour l’a­nor­mal. À ce titre, Avant le Corps doit être consi­dé­ré comme un roman pré­do­lo­riste. Vigou­reux pam­phlet plu­tôt que roman, auto­bio­gra­phie où l’on n’au­ra pas de peine à recon­naître les acteurs qui l’ont ins­pi­rée. Viru­lente satire des milieux bien-pen­sants de la région lyon­naise (avec comme toile de fond, la des­crip­tion pit­to­resque de notre troi­sième capi­tale). Livre amer et tein­té d’un pes­si­misme qui n’a rien de dis­sol­vant, dans lequel s’af­firme l’es­prit d’ob­ser­va­tion de Julien Teppe, sa verve caus­tique et son sens pro­fond de l’hu­mour. Tout le comique de cer­taines exis­tences s’y reflète. Cer­tains types de péda­gogues et de potaches sont inou­bliables. Le pro­cès de tout ensei­gne­ment confor­miste, notam­ment de celui de l’his­toire, y est ins­truit de main de maître. Livre écrit d’une plume alerte, en un style bien per­son­nel, plein de trou­vailles. Livre dont je suis heu­reux de dire ici tout le bien que j’en pense, non par cama­ra­de­rie, mais parce que j’es­time qu’il doit être lu par tous ceux qui ont souf­fert du milieu où le hasard les a jetés. Un livre que tout indi­vi­dua­liste doit avoir dans sa biblio­thèque [[En vente aux Édi­tions Pierre Clai­rac, Aurillac (Can­tal). Un vol. de 259 p. Prix : 90 francs.]]. 

Gérard de Lacaze-Duthiers

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