La Presse Anarchiste

Vrai ou vraissemblable ?

À notre époque malade, les his­toires de fous contiennent sou­vent une part de véri­té amère. En voi­ci une que l’on vient de me conter et que j’é­cris pour vous, en regret­tant de ne pou­voir rendre à César ce qui lui appartient.

Man­quant de places, le direc­teur d’un asile d’a­lié­nés exa­mi­nait le registre des entrées dans son éta­blis­se­ment. Il dési­gna du doigt le nom d’un pen­sion­naire admis en 1912 :
_​ — Voyons, celui-là doit être gué­ri, dit-il a un infir­mier. Com­ment va-t-il ?
_​ — Pas trop mal, mon­sieur le méde­cin-chef, pas trop mal.
_​ — Eh bien ! faites-le venir.

On alla cher­cher l’homme, qui se pré­sente en sabots, et revê­tu de la sou­que­nille qu’on réserve aux pauvres d’esprit.
_​ — Com­ment va la san­té ? lui demande le docteur.
_​ — Très bien, mon­sieur le médecin-chef.
_​ — En quelle année, ta der­nière crise ?
_​ — En 42, mon­sieur le médecin-chef.
_​ — En 42 ? Mais tu es gué­ri, mon ami ! Serais-tu content de sor­tir de l’asile ?
_​ — J’crois ben, mon­sieur le médecin-chef.
_​ — Demain, je te signe ton exeat. Tu pas­se­ras au ves­tiaire, puis au bureau, et tu lais­se­ras ta place à un autre.

Le len­de­main, le nou­veau sain d’es­prit reçut ses papiers et recou­vra ses hardes d’a­vant l’autre guerre. Pre­nant son gilet, il en tâta les poches et remar­qua la pré­sence, dans l’une d’elles d’un objet rond et dur qu’il sai­sit incontinent.

 — Chouette, s’é­cria-t-il, un louis d’vingt francs ! En sor­tant d’i­ci, je m’paie un bon gueuleton !

Ses adieux ter­mi­nés, il se mit en quête du meilleur res­tau­rant de la ville on il s’ins­tal­la, serein, affa­mé, très digne.

― Gar­çon, un déjeu­ner… et soigné.

― Bien mon­sieur ! Vous avez vos tickets ?
Le sain d’es­prit le regarda :
_​ — Des tickets ? des tickets ? Qu’est-ce que c’est qu’­ça ? J’ai pas d’ti­ckets, moi ! Le gar­çon bais­sa la voix :
_
 — Ça va s’ar­ran­ger, mon­sieur. Pas­sez donc dans la petite salle à côté. On va vous servir.
_​ On le réga­la de homard à la pari­sienne, de pou­larde, d’as­perges… que sais-je encore ! d’une bonne bou­teille, d’un vrai café, d’une liqueur fine. Un vrai repas de fonctionnaire.

Quand vint le moment de payer :

Gar­çon ! cria-t-il, l’addition !
_​ ― Tout de suite, mon­sieur… Ça fait huit cents francs.
_​ ― Huit cents francs ! huit cents francs ! Pas pos­sible, y’a erreur ! Huit cents francs ! Mais c’est un prix pour toute une noce ! D’a­bord, j’peux pas vous payer : j’nai que vingt francs sur moi !

Le gar­çon le prit de très haut.

 — Vous ne man­quez pas d’au­dace ! Vous venez au res­tau­rant avec vingt francs pour payer un déjeu­ner extra ! et sans tickets encore !
_​ — Je n’vous mens pas, reprit le sain d’es­prit. Tenez, les voilà…

Et il fit son­ner contre la bou­teille son jau­net d’un autre âge.

À la vue de l’or, le gar­çon se radou­cit et, sur un ton de confidence :
_​ — Oh ! mais mon­sieur, dit-il en ce cas ; ça va s’ar­ran­ger, ça va s’arranger…

Il prit la pièce, quit­ta la salle et se diri­gea vers la caisse. Reve­nu près de son client, il lui ten­dit vingt billets de cent francs.

_​ — Voi­là, mon­sieur, tout est réglé.
_​ — Com­ment réglé ? Mon repas est payé
_​ — Oui, mon­sieur, et le ser­vice aus­si. Ces deux mille francs sont à vous.
_​ ― À moi ? Mais vous êtes fou, mon ami.
_​ — Mon­sieur n’est plus à la page : il aura sans doute trop bien déjeuné.
_​ — J’com­prends pas, se dit le sain d’es­prit. J’paye avec vingt francs un repas qui en vaut huit cents, et on m’en rend deux mille.
_​ Puis, se tou­chant le front :
_​ — Ah ! j’vois ben que je n’suis pas encore gué­ri ! Faut qu’­j’y r’tourne, là-bas !
Et il reprit le che­min de l’asile. 

Roger Denux (La Tri­bune des Fonc­tion­naires).

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