[[Causerie faite au Ciné-Club 46 (place du Delta), le 18 juin 1946, à l’occasion du « Festival Jean Vigo ».]]
Si l’on éprouve parfois quelque amertume à avoir eu raison contre tous, on peut aussi éprouver du plaisir lorsque l’on a dans certains cas devancé, pour employer une expression banale, « le jugement de la postérité ». C’est ainsi qu’ayant été seul, il y à treize ans, à prendre la défense de l’auteur de ZÉRO DE CONDUITE, lors de la présentation de ce film à l’Artiste Cinéma, rue de Douai, contre ceux qui déniaient à son oeuvre toute espèce d’intérêt, je constate aujourd’hui, non sans quelque satisfaction l’accueil chaleureux qui lui fut fait ces derniers temps, lorsqu’on le vit reparaître dans les salles obscures. D’où l’on doit conclure que les verdicts de la critique sont sujets à révision, et que, selon l’heure et le jour, on apprécie différemment tel livre, telle doctrine, telle théorie ; ce qui devrait inciter chacun de nous à réfléchir avant de porter un jugement sur un homme ou une œuvre, comme à user à leur égard dé quelque indulgence.
On ne peut évoquer sans émotion le souvenir de Jean Vigo, mort prématurément d’une maladie qui ne pardonne pas, ce qui fut pour le cinéma français une perte irréparable. Destin tragique que le sien ! Il était, nous le savons, le fils de Miguel Almereyda. du Bonnet Rouge qui finit a Fresnes, où il se suicida à l’aide d’un lacet. Le jeune Vigo, révolutionnaire dans l’âme, était plein d’idées originales, qu’il ne se contentait point d’exposer à ses amis, mais qu’il avait à cœur de mettre en pratique. Le cinéma fut pour lui le moyen d’affirmer sa personnalité et de donner un but à sa vie.
La présentation de Zéro de conduite, dans les premiers mois de 1933, avait été ce que l’on appelle « un événement bien parisien ». La salle était comble. Il y avait là tout le Bottin des lettres et des arts. Cinéastes, auteurs dramatiques, journalistes ― parmi lesquels La Fouchardière —, ou simples amateurs du septième art, avaient tenu à assister à cette fête de l’esprit. Je pensais qu’en présence d’un tel public le film de Jean Vigo allait remporter un triomphal succès et que ses dons de metteur en scène seraient enfin proclamés. Grande fut ma déception. Jamais film ne connut un pareil fiasco. Ce fut un four complet. C’est tout juste si on ne le siffla point. À la sortie tout le monde s’accordait à le trouver détestable à tous les points de vue. Ce pauvre Vigo, les larmes aux yeux, errait de l’un à l’autre, repoussé de partout. Je fus le seul à lui tendre la main en lui prédisant une revanche éclatante. Qu’y avait-il au fond dans ce film qui le faisait honnir de la critique bien pensante ? Tout ce qui sort du commun choque les âmes ordinaires, en attendant que le snobisme, autre degré d’incompréhension, s’en empare pour le porter aux nues. Déjà, dans une production de la meilleure veine, À propos de Nice, Jean Vigo avait fait preuve d’une, indépendance qui avait choqué les esprits misonéistes qu’effraye la moindre innovation. Il avait reproduit fidèlement sur l’écran ces monuments d’orgueil et d’imbécillité que sont les monuments funéraires, monuments « hénaurmes » eut dit Flaubert. exécutés en série comme les monuments aux morts de la guerre. La technique de ce film était impeccable. La lumière y triomphait, c’était un excellent documentaire.
Avec Zéro de Conduite, Jean Vigo était allé plus loin. Il avait voulu faire du neuf que les âmes rétrogrades ne jugeaient point, à cette époque, raisonnable. Il voulait intellectualiser le cinéma, le dégager de ses scories, en faire une véritable œuvre d’art, dans laquelle le sentiment et la pensée s’épouseraient étroitement. Des faits concrets, des images évocatrices, un réalisme teinté d’idéal et de rêve, c’est ce que révélait Zéro de conduite. Un film social, un film pamphlet d’où l’idée se dégageait d’elle-même au contact des événements, sans vaine phraséologie. Par là Vigo faisait figure de précurseur, ce que personne n’avait voulu voir.
Tandis que la presse était unanime à blâmer et le sujet et la technique de cette œuvre, je l’analysais longuement dans Le Semeur de Normandie 10 juin 1933, en un article intitulé Films d’avant-garde, dans lequel je faisais le procès du cinéma aux mains du capitalisme. Permettez-moi d’en reproduire un passage :
« Zéro de conduite » nous fait pénétrer dans un monde où gronde la révolte, dès le plus jeune âge, sous le fouet des injustices et l’aiguillon de la douleur.
« C’est le monde des collégiens, aux prises avec l’autorité, chargée de les initier aux dogmes sacro-saints sur lesquels repose la société capitaliste. L’esprit critique s’éveille en eux pour en faire des hommes. Ils ne consentent pas à se laisser déformer par la tradition, véhiculée par une éducation qui n’a que de lointains rapports avec la vie. Ils la rejettent avec horreur. Certes, ils ont encore beaucoup d’inexpérience, maniant maladroitement les armes qu’ils ont forgées eux-mêmes pour leur délivrance ; mais leur but est atteint. Excellente leçon d’énergie pour les générations nouvelles, que cette révolte de collégiens, soumis à l’esclavage de l’internat — cette chose abominable qui devrait disparaître.
Il y a dans ce film des scènes du plus haut comique voisinant avec des scènes du plus haut tragique. On y écoute ironiquement les leçons d’un petit homme, marchand de soupe qui moralise tout en gavant de haricots ses pensionnaires. Ces derniers crèvent de faim. Or, l’on sait que lorsque les ventres sont vides la révolte n’est pas longue à s’organiser. Elle s’organise donc. De fortes têtes, des meneurs, en règlent minutieusement les moindres détails. Ils écartent de la combinaison les éléments douteux, susceptibles de retarder leur marche en avant. Or, il se fait que c’est précisément l’un de ces éléments ― un jeune garçon aux allures de fille — au visage craintif et timide, qui prend la tête du mouvement et entraîne ses camarades à l’assaut de la direction. Le dortoir est mis à sac, le « pion » est mis en croix, et le collège est en révolution. Comme par hasard le Principal offre à ses élèves une fête à laquelle assiste le Préfet. Il est bien reçu par les jeunes réfractaires. Ceux-ci montent sur les toits, plantent en leur sommet le drapeau de la liberté et jettent des tuiles sur la tête du représentant de l’autorité.
« Charge, sans doute, mais charge raisonnable. Les scènes du début, quand les potaches vont rejoindre en wagon le collège maudît, les suivantes : classes, récréations, promenades à travers la ville, etc., ainsi que l’arrivée du préfet, ne manquent pas de sel. Il y en a même de très osées (le fait de montrer sur l’écran un urinoir ou un derrière déculotté ne saurait être du goût de tout le monde). Les « types » qui évoluent dans ce film sont bien étudiés et pris sur le vif : surveillant Huguet, le comique surveillant Pêt-Sec, le solennel surveillant général, le principal du collège, tout pénétré de sa fonction (n’a-t-il pas charge d’âmes?), le professeur Doucereux, la mère Haricot, maritorne, le préfet, le pompier et les élèves Caussat, Colin, Bruel et Tabarit.
« Critique de nos méthodes d’enseignement, et par là même de tout notre état social, caricature des mœurs scolaires, bouffonnerie, pochade, farce, « Zéro de conduite », comporte de nombreuses trouvailles. C’est vraiment un film d’avant-garde, dans le fond comme dans la forme. Les images se succèdent amusantes ou tristes, et les gros plans ne manquent pas, qui restituent avec intensité l’atmosphère d’un petit collège de province, dans lequel l’enfance s’étiole et se pourrit. »
Zéro de conduite n’avait pas été facile à mettre au point. Des difficultés surgirent qui en avaient retardé la réalisation. Si j’ai bonne mémoire, il fut tourné au début de 1933, par 6 degrés au-dessous de zéro dans une école communale de Montmartre. Véritable supplice pour les acteurs qui gelaient littéralement. Par quel miracle notre cher et grand poète Louis de Gonzague-Frick, qui dans le film tenait le rôle du préfet, parvint-il à rester une heure sans bouger dans son fauteuil ? et par quel autre miracle son monocle ne fut-il pas brisé, sous l’avalanche des tuiles lancées du haut des toits par les potaches, sur le crane du représentant de l’autorité ? Sans doute existe-t-il pour les poètes, comme pour les disciples de Bacchus une providence qui veille jalousement sur eux. (Nous retrouvons plus tard notre poète dans un studio de Billancourt, remplissant le rôle d’un huissier dans Madame Lafarge. Cette fois, il reçut un sunlight sur la tête et fut grièvement blessé. Aussi résolut-il d’abandonner définitivement le septième art).
Le rôle le plus important de Zéro de conduite, ― celui du marchand de soupe ― était tenu par le nain Delphin. Curieux homme que ce nain, d’une coquetterie exemplaire, et beau à sa façon. Il devait se suicider en 1939 en s’asphyxiant dans son appartement de la rue Fromentin. Comment cet homme, qui paraissait heureux, applaudi comme chansonnier dans les cabarets de Montmartre, ne manquant point du nécessaire et, qui plus est, chéri des femmes, conçut-il le projet de mettre fin à ses jours ? Il y a là une énigme que je ne suis point parvenu à éclaircir. On le voyait souvent déambules sur le boulevard Rochechouart, en compagnie de Gonzague-Frick, dont la taille dépassait de beaucoup la sienne, tous deux arborant comme couvre-chef un superbe huit-reflets. Spectacle plutôt cocasse qui suscitait l’hilarité des passants.
Delphin, qui avait pourtant bon caractère, supportait difficilement les exigences de l’art cinématographique. Il ne pouvait rester en place, surtout par six degrés au-dessous de zéro. Aussi avait-il un jour planté là l’opérateur et s’était-il enfui à travers les rues de Montmartre où ses pensionnaires avaient eu toutes les peines du monde à le rattraper. Le préfet rétablit l’ordre et l’on put ce jour-là, tourner le film sans autre incident.
Vous voyez que Zéro de conduite, dont la réalisation avait coûté pas mal d’efforts, aurait dû rencontrer un peu plus de compréhension de la part du public de la rue de Douai. Je ne puis m’empêcher de penser en terminant combien les jugements des hommes sont fragiles, qualifiant aujourd’hui de chef‑d’œuvre ce qui était pour eux la veille un « navet ». Expérience dont il convient de tirer une leçon de tolérance lorsque nous nous mêlons d’apprécier l’effort d’autrui. Les jugements passent, l’œuvre reste. Une seule chose ne meurt point. Une seule chose survit à la mode, aux critiques injustes et aux partis-pris absurdes : aux dessus de nos querelles intestines au-dessus des passions partisanes, au-dessus des « slogâneries » avec lesquelles on fait marcher les troupeaux humains, au-dessus des mensonges de la politique et des fluctuations de l’opinion, au-dessus de la haine, de la violence et de la guerre, plane l’éternel, l’impérissable beauté.
Gérard de Lacaze-Duthiers