La Presse Anarchiste

Les dessous de la vie parisienne

… Zul­ma Van Rocks­tael était expé­di­trice dans la mai­son Hymen et Cie. C’é­tait la pure jeune fille, douce. Aimable, dis­tin­guée, intel­li­gente et affec­tueuse, que tous les bons pères de famille eussent sou­hai­té, pour épouse, à leur fils unique.

Tou­jours à l’heure à son ser­vice, qu’elle assu­rait conscien­cieu­se­ment, tou­jours sou­riante et ser­viable, nul, car tous l’ai­maient, n’eût son­gé à lui man­quer de res­pect. Elle ne tolé­rait quelques fami­lia­ri­tés, et encore ano­dines, que de son com­pa­triote Bou­vry, avec qui elle tenait de longues conver­sa­tions avec un savou­reux accent et le tutoie­ment cou­tu­mier chez les Belges. Il est vrai que Bou­vry avait réfré­né ses ardeurs à la suite de cer­tain incident. 

Un temps, le cochon qui som­meille au fond du cœur de chaque homme s’é­tait subi­te­ment éveillé chez ce brave gar­çon, qui, sans plus de façon, s’é­tait mis, incon­ti­nent, à pal­per en connais­seur les fesses encore inno­centes de Zulma.

Un court dia­logue s’é­tait alors enga­gé dans une langue chantante.

― Quoi qu’­tu tâtes là. Fernand ?

― Un bel empla­ce­ment, sais-tu, pour moi pla­cer une… 

Mais il ne put pré­ci­ser davan­tage, la main leste de Zul­ma s’é­tant abat­tue sur son visage, lui ayant cou­pé le sifflet.

Qu’é­tait la vie pri­vée de Zul­ma ? Vrai­sem­bla­ble­ment, elle n’a­vait d’autre res­source que les modestes appoin­te­ments qu’elle gagnait chez Hymen et Cie, aus­si tenait-elle sa place. Très sim­ple­ment vêtue, les che­veux tirés à la brosse noués sur la nuque en un cato­gan ser­ré, elle n’é­tait pas élé­gante, oh ! pas du tout. Par­fois, on ten­tait de s’i­ma­gi­ner ce que devait être sa vie pri­vée, si pudi­que­ment cachée : une mère infirme à sa charge, des petits frères en des petites sœurs à éle­ver… Pauvre Zul­ma ! Comme on l’es­ti­mait et com­bien on eut dési­ré pou­voir l’ai­der, dis­crè­te­ment ! Mais elle appar­te­nait à la caté­go­rie des gens fiers, muets sur leurs misères. 

Un soir, Legrand, son chef de ser­vice, eut le plai­sir de ren­con­trer, sur les grands bou­le­vards, à la ter­rasse d’un café, un ami d’en­fance. Après l’ab­sorp­tion obli­ga­toire de quelques apé­ri­tifs, ils déci­dèrent de dîner ensemble dans une bras­se­rie voi­sine, mal­gré l’op­po­si­tion de Legrand qui ne pou­vait com­prendre que des pro­vin­ciaux, de pas­sage à Paris. s’obs­ti­nassent à demeu­rer sur ces grands bou­le­vards où ils étaient infi­ni­ment plus mal logés et nour­ris qu’ailleurs. Les habi­tudes ne se changent pas aisément.

Les joies des pro­vin­ciaux céli­ba­taires sont, dans la capi­tale, tou­jours de même ordre, simples et vul­gaires : bien man­ger, bien boire… et des femmes.

L’a­mi de Legrand, qui avait pas mal sucé dans la jour­née, était sérieu­se­ment émé­ché quand ils quit­tèrent le res­tau­rant. Il était dix heures et il vou­lait danser. 

On ne contra­rie pas les volon­tés d’un homme ivre.

― Je veux dan­ser, N.… de D…! Me feras-tu dan­ser, oui ou m…? Je veux danser.

Legrand ne savait com­ment don­ner satis­fac­tion au désir du pochard quand, sou­dain, lui revint à l’i­dée le Bal des Dan­seurs Pari­siens, rue Cadet, où il s’é­tait naguère per­fec­tion­né dans l’art de la cho­ré­gra­phie. Éner­gique, il déclara :

― Fous-moi la paix main­te­nant ! Je t’emmène dan­ser, et tout de suite… Donne-moi le bras !

Par la rue Drouot, on fut vite ren­du à la salle du « Petit Jour­nal » où se tenait le bal. Là, oubliant son cama­rade, l’at­ten­tion de Legrand s’é­tait fixée sur un couple qui fran­chis­sait la piste en tour­noyant, la femme, une grande blonde très fine, vêtue d’une longue robe noire dont elle entraî­nait les plis dans un tour­billon fré­né­tique auquel le cava­lier s’a­ban­don­nait sans résis­tance possible. 

La danse s’a­che­vait. Sur un accord bru­tal, les dan­seurs s’im­mo­bi­li­sèrent, et, devant Legrand stu­pé­fait, Zul­ma se figeait dans une dou­lou­reuse stupeur.

– Mon­sieur Legrand… Je vous en prie…

– Voyons, Zul­ma ! Qu’y a‑t-il ? Vous sem­blez épouvantée…

– Oui… J’ai peur de vous. 

– Vous avez tort. Allons au buffet !

Quelques ins­tants plus tard, devant un crème, Zul­ma expli­quait à Legrand :

― Puisque vous connais­sait main­te­nant mon secret, je vais tout vous racon­ter. Je sais que vous êtes un bon cama­rade. Je ne vous demande même pas de me jurer de ne rien dire. Vous voyez que j’ai confiance. Je suis sûre que vous serez dis­cret. Vous pen­sez bien que ce n’est pas avec ce que je gagne chez Hymen que je peux me faire hon­neur. Moi aus­si, j’ai envie de vivre, d’a­voir des bijoux, des toi­lettes, des par­fums et des dis­trac­tions. Mais je veux sur­tout me marier. Vous savez que je suis sérieuse. Je veux mettre de l’argent de côté pour mon­ter mon ménage où je désire que soit par­fai­te­ment heu­reux le mari que je me choi­si­rais. Ici, je fais le pro­fes­seur de danse. Je gagne pas mal avec les cachets, les pièces…

― Vous vous tuez ma pauvre Zulma ! 

― Pour­quoi « pauvre » ? Je ne suis pas à plaindre, je vous assure, car je suis riche d’es­poir, mais vous avez rai­son, je me tue… mais ça ne dure­ra plus long­temps… Bien­tôt je m’é­ta­bli­rai… Oui, c’est ter­ri­ble­ment fati­gant. Je ne suis jamais cou­chée avant deux heures de matin et je me lève à sept… 

― Et l’amour ?

― Je n’ai pas le temps d’y pen­ser, pour le moment. Pas le plus petit béguin. 

― J’a­vais de la peine à vous recon­naître. Vos che­veux géné­ra­le­ment tirés… votre tenue nou­velle pour moi…

― Les che­veux… c’est ce qui m’est le plus pénible… Tous les soirs, à six heures et demie, en sor­tant de chez Hymen, je me pré­ci­pite chez mon coif­feur, rue du Fau­bourg-Mont­martre. qui me met en état, et, chaque matin, avant de me four­rer au lit, je me passe la tête dans l’eau tiède pour faire dis­pa­raître toute trace de fan­tai­sie et je dors avec une ser­viette humide sur les cheveux…

― Et pour dîner ? 

― Oh ! ça, c’est rapide, en vingt minutes, en sor­tant de chez le coif­feur, au prix-fixe du Brébant.

― Il faut vous habiller ? 

― Que vous êtes curieux ! Je change, au tabac qui est à côté, au coin de la rue Lafayette, ma tenue de jour contre ma robe de soi­rée et, en quit­tant le bal, je reprends mes vieilles frusques. C’est fait en un ins­tant, aux waters ou der­rière le comp­toir. Je com­mence à avoir l’ha­bi­tude. D’ailleurs la patronne est aimable. Elle com­prend et me donne toutes faci­li­tés. Quand le temps est trop mau­vais, elle me fait cou­cher, ne vou­lant pas me lais­ser rega­gner ma chambre en haut de la rue Lepic…

― Vous lui ame­nez des clients ? 

― Oui, for­cé­ment… des types qui me font du boni­ment, ne veulent pas me lâcher et croient qu’en m’of­frant quelque chose ils arri­ve­ront à leurs fins. Ils en sont pour leurs frais… Non, cette patronne fait cela pour moi, par pure amitié.

Zul­ma avait rai­son de rendre hom­mage à cette com­plai­sance cor­diale que l’on ne ren­contre qu’à Paris. 

Elle poursuivit :

 — Vous ne me recon­nais­siez pas sous cette robe ? C’est dilec­ta, le fameux modèle d’Hy­men pour l’hi­ver pro­chain. J’en ai emprun­té un exem­plaire, que j’ai refi­lé à nos clientes, Hélène et Féli­cie du bou­le­vard Hauss­mann, le temps de le copier. Vous pen­sez si elles ont été heu­reuses ! Elles l’ont modi­fié, amé­lio­ré, trans­for­mé. En remer­cie­ment, elles me l’ont don­né à por­ter. En somme, c’est, main­te­nant, un modèle à elles, que je lance pour elles. Ça appren­dra à Hymen à mieux payer ses employés…

Éter­nel refrain… Le len­de­main, à l’heure habi­tuelle, Zul­ma était à son poste à l’heure habi­tuelle. Legrand lui ten­dit la main, ils se dirent bon­jour, comme de cou­tume, d’un air en appa­rence indif­fé­rent… mais un secret les liait désor­mais, un secret qu’ils gar­dèrent bien, car, par la suite, au cours de leurs conver­sa­tions, jamais ils ne devaient faire allu­sion a leur ren­contre au Bal des Dan­seurs Parisiens.

Legrand, ce matin-là, ne put maî­tri­ser son émo­tion. Il sen­tit per­ler au bord de sa pau­pière une toute petite larme. C’é­tait son hom­mage au mérite de la fière et cou­ra­geuse Zul­ma [[Extrait de Hymen et Cie, édi­tion Rivet et Cie, 21, rue Fran­çois-Per­rin, Limogtes, avec l’au­to­ri­sa­tion de l’auteur.]]. 

Hen­ri Lelong

La Presse Anarchiste