La Presse Anarchiste

Lettre de M. Epstein aux espérantistes franc-comtois rassemblés à Saint-Vit (Doubs) le 8 juillet 1945

[( M. N. Epstein est Polo­nais, éta­bli depuis long­temps en France. Avant la guerre, il rési­dait à Lons-le-Sau­nier où il a fait plu­sieurs cours d’es­pé­ran­to (Écoles Nor­males, Lycée de fille, etc.) Il fut obli­gé, devant la per­sé­cu­tion raciste, de fuir en Suisse, avec sa com­pagne et son bébé de trois mois. À la même époque la famille de sa com­pagne est arrê­tée par les Alle­mands. Absence de nou­velles. D’autre part il apprend que sa famille, en Pologne, a été mas­sa­crée au cours de l’invasion.)]

[/Lons-le-Sau­nier, 1er juillet 1945/]

« Amis, nous autres idéa­listes, nous vou­lons amé­lio­rer l’hu­ma­ni­té, et pour cela nous cher­chons la source, ou plus jus­te­ment la cause du mal qui règne sur le monde. Nous avons tous l’im­pres­sion que l’hu­ma­ni­té, qui est entrée si aisé­ment dans la guerre, cherche à tâtons la voie pour en sor­tir. Elle res­semble à un homme qui peine pour reti­rer ses pieds de la vase ; elle res­semble aus­si à un malade dont la conva­les­cence est d’au­tant plus longue que la crise a été plus forte.

« Pour un esprit sim­pliste, la cause est facile à trou­ver : c’est tan­tôt la faute de ces sales Alle­mands, tan­tôt la faute des hommes de Vichy, c’est la faute des curés, de tel ou tel par­ti poli­tique. Sup­pri­mez ceci ou cela, et tout ira bien. Et, en sup­pri­mant ceci ou cela, on s’a­per­çoit que le mal est comme l’hydre aux cent têtes : vous en abat­tez une, une autre appa­raît aus­si­tôt. Ne serait-il pas plus logique de dire, la socié­té étant la somme de nom­breux « moi », que cha­cun ferait mieux de réfor­mer son propre « moi » pour que l’en­semble s’a­mé­liore. Le grand avan­tage consiste alors en ceci que cha­cun peut se diri­ger soi-même, faire sa propre révo­lu­tion inté­rieure plus effi­ca­ce­ment qu’en dési­rant « vous » amé­lio­rer ou « le » rendre meilleur. Les occa­sions ne font pas défaut…

« Ami, tu passes dans la rue ; tu vois une foule bruyante, qui entoure avec des cris de joie une mal­heu­reuse en pleurs, à qui on coupe les che­veux. Si tu ne peux t’y oppo­ser, au moins ne par­ti­cipe pas à ce spec­tacle digne des can­ni­bales, ne ris pas avec la foule ; quoi qu’en dise le pro­verbe, ne hurle pas avec les loups, cache-toi plu­tôt dans un coin et pleure sur les moeurs qui règnent main­te­nant au pays de Vol­taire. Je sais ; cette femme est une cri­mi­nelle : elle a aimé l’é­tran­ger. Ami ! Si tu n’as jamais com­mis le moindre petit pêché dans ta vie, si tu n’as jamais déso­béi aux lois divines et humaines, si tes actes et tes pen­sées ont tou­jours été sans reproche, alors tu peux prendre une pierre et la jeter à la péche­resse ; mais je suis tran­quille : si tu consens à pré­sen­ter un seul ins­tant le miroir à ta conscience tu ne jet­te­ras pas cette pierre. 

« Ami lors­qu’un homme au tri­bu­nal est jugé par d’autres hommes, ne crie jamais : « À mort ! » », ne pro­nonce jamais ces mots ter­ribles ; rap­pelle-toi que le meurtre est un acte irré­pa­rable, rap­pelle-toi les mots du Maître [[Zamen­hof, le créa­teur de l’es­pé­ran­to.]]: « Ce n’est pas au glaive, assoif­fé de sang…»

« Tu vois un homme dans la rue. Il est vêtu de haillons, nu-pied, plus ou moins affa­mé, sale, gar­dé par un autre homme. C’est un pri­son­nier de guerre. Cha­cun a le droit de l’in­sul­ter, per­sonne de le défendre. Ne sois pas par­mi les insul­teurs. Peut-être a‑t-il com­mis des crimes dans sa vie de sol­dat, peut-être est-il un inno­cent. Au sur­plus, ne pense pas à ce qu’il a été, mais à ce qu’il est main­te­nant. C’est un homme misé­rable, il a per­du sa patrie, sa famille, sa situa­tion, sa liber­té, même l’as­pect d’un homme. Il couche la nuit sur une planche ou dans la paille pour­rie, avec les punaises et est trai­té comme un chien et ne petit faire un pas sans être accom­pa­gné ; et c’est un homme pour­tant, avec de l’ap­pé­tit, des dési­rs, des pen­sées, avec un idéal peut-être. Sonde bien ton coeur : vrai­ment n’y trouves-tu aucune compassion ?

« Ami, quand une per­sonne connue de toi te raconte fiè­re­ment ses faits d’armes au retour de l’Al­le­magne, et te montre les « sou­ve­nirs » qu’elle a rap­por­tés, ne l’ap­prouve pas. Le vol et le bri­gan­dage sont tou­jours condam­nables. Ne dis pas, comme cet Alle­mand insen­sé : je n’ai en somme tué que des Juifs, ne dis pas : ce vol, ce meurtre des Alle­mands seule­ment en ont souf­fert. De quel droit moral accuses-tu les hit­lé­riens si tu appliques leurs méthodes ? Ne rai­sonne pas faus­se­ment, par­lant ainsi :

― Je suis contre le racisme, aus­si je pré­tends que la race alle­mande, etc. 

― Je suis inter­na­tio­na­liste, aus­si je m’op­pose à l’ac­cord des peuples, etc.

Nous pour­rions dire tout aus­si bien : je suis un végé­ta­rien, aus­si je mange chaque jour un beef­steak de deux livres.

« Pour conclure, Ami, pense à ton propre per­fec­tion­ne­ment, en écar­tant de toi les mau­vaises influences et cher­chant à rayon­ner par ton exemple. 

« C’est alors, espé­ran­tistes, que nous consti­tue­rons la véri­table élite.

N. Epstein

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