La Presse Anarchiste

Non conformisme et non conformistes

Au point de vue ency­clopédique on a désigné sous l’ap­pel­la­tion de non-con­formistes, les cler­gy­men, qui, à la suite de « l’acte d’u­ni­for­mité », pro­mul­gué en 1662 — sous Charles II ― refusèrent de se join­dre à l’Église angli­cane et « se con­former » à ses rites. C’é­tait l’épi­logue de la longue lutte opposant les puri­tains à l’Église établie. 2.000 Pres­bytériens, Indépen­dants et autres, se virent ain­si privés de leurs béné­fices ou moyens de sub­sis­tance. En 1665, un nou­v­el Act inter­dit à ces réfrac­taires de s’ap­procher de plus de cinq miles (8 kilom.) de tout lieu ou aggloméra­tion où ils avaient prêché aupar­a­vant. C’é­tait les réduire à la mis­ère. Par ailleurs, ils étaient l’ob­jet des per­sé­cu­tions les plus cru­elles. Il fal­lut atten­dre jusqu’en 1718, sous Guil­laume III, pour que le Tol­er­a­tion Act abolisse ces mesures. Le terme Non con­formist fut alors rem­placé par celui de Dis­senter.

Il y a donc, à l’o­rig­ine, dans le non-con­formisme, un principe de résis­tance, de refus d’obéis­sance. Aujour­d’hui le terme non-con­formiste englobe tous ceux qui se rebel­lent con­tre la morale établie, tra­di­tion­nelle ou étayée sur l’opin­ion publique, la morale enseignée dans les écoles publiques ou privées, la morale qu’on ne peut enfrein­dre ouverte­ment sans être pas­si­ble des sanc­tions légales, ou ecclési­as­tiques dans les pays où les églis­es exer­cent un pou­voir sur le com­porte­ment des citoyens. 

Cette morale, fruit de l’ex­péri­ence de nom­breuses généra­tions, pos­tule que, pour que les hommes puis­sent vivre en société, il est néces­saire qu’ils respectent cer­taines con­ven­tions, met­tent un frein à celles de leurs pas­sions pou­vant être nuis­i­bles à l’ensem­ble social ou à leurs con­génères pris indi­vidu­elle­ment, adhèrent à cer­tains idéaux et les respectent. Il est évi­dent que la morale n’est pas la même dans tous les pays, qu’elle dépend des reli­gions qu’on y pra­tique, des cou­tumes, etc. D’ailleurs. elle n’est pas immuable et varie dans le temps. 

Cepen­dant en y regar­dant d’un peu près, on s’aperçoit que ces dif­férences et ces diver­gences revê­tent un car­ac­tère super­fi­ciel et que sous tous les cieux, les com­man­de­ments de la morale se ressem­blent fort. Sous une forme ou sous une autre, l’amour de la patrie, l’ac­com­plisse­ment des devoirs civiques, le respect des lois, l’amour de la famille, la pureté des mœurs, l’hon­nêteté dans les trans­ac­tions, la loy­auté dans les rap­ports entre les hommes sont con­sid­érés comme des pre­scrip­tions invi­o­lables et néces­saires. Il y a d’autres recom­man­da­tions dont la portée n’est pas moin­dre, tel le devoir de sol­i­dar­ité social, l’as­sis­tance aux malades et moins doués, le respect du mérite per­son­nel, l’hor­reur du men­songe, la générosité, la mag­na­nim­ité, la lon­ga­nim­ité, la bien­veil­lance, que sais-je encore ? Il arrive même que la morale civique se con­cré­tise en cer­taines devis­es lap­idaires comme « Lib­erté, égal­ité, fra­ter­nité », « Un pour tous, tous pour un », etc., véri­ta­bles pro­grammes de vie sociale. 

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Pourquoi se trou­ve-t-il des non-con­formistes en état de résis­tance ou de légitime défense con­tre les valeurs imposées par la loi ou pré­con­isées par la morale ? Il sem­ble que les ver­tus qu’elles incar­nent devraient faire de la planète un par­adis ter­restre. À part les guer­res et les révo­lu­tions, dont le rôle dans l’évo­lu­tion de l’hu­man­ité n’est pas encore bien défi­ni, soci­ologique­ment par­lant, qu’on peut con­sid­ér­er comme des accès de fièvre aux­quels il serait rel­a­tive­ment facile de met­tre fin par une thérapeu­tique appro­priée ― à part ces acci­dents, d’où provient l’in­ef­fi­cac­ité de la morale et de ses impérat­ifs ? Le fait est que depuis que le monde est monde, on s’est plaint du fonc­tion­nement moral du milieu social et qu’on a cher­ché à le mod­i­fi­er, le réformer, le trans­former, voire le « nihiliser ». 

Les non-con­formistes répon­dent que l’échec de la morale même la mieux conçue est dû à ce qu’elle s’ap­plique à tous les êtres humains qu’elle pré­tend régen­ter sans tenir compte des aspi­ra­tions ou du tem­péra­ment de cha­cun. Il en résulte qu’elle s’im­pose, s’ap­puie sur l’ar­bi­traire, use de vio­lence, voue aux gémonies les car­ac­tères « hors série », les indépen­dants qui ont con­science de leur capac­ité à se diriger eux-mêmes. Parce qu’elle ne sat­is­fait per­son­ne, elle n’est la plu­part du temps qu’un masque con­ven­tion­nel qui sert de par­avent à l’hypocrisie ta plus répug­nante. À la vérité, presque tout le monde cherche à prof­iter de l’i­nat­ten­tion ou de la faib­lesse de son prochain et on con­sid­ère la pureté des mœurs comme une rigo­lade. On cherche à élud­er le plus pos­si­ble les oblig­a­tions des accords qu’on passe et on regarde comme une bal­ançoire la fidél­ité aux con­vic­tions qu’on affiche. L’amour de la famille se résout le plus sou­vent en une lutte entre par­ents, enfants, époux, et c’est de l’a­mi qu’il importe de se méfi­er le plus. L’in­térêt prime la sincérité et la pro­bité n’ex­iste qu’en fonc­tion de la crainte du gen­darme. C’est l’at­trape-qui-peut qui est roi dans tous les domaines. La générosité, la bon­té, la mag­na­nim­ité, le dévoue­ment, le dés­in­téresse­ment, arti­cles d’é­ta­lage. C’est dans l’ar­rière-bou­tique que les affaires se trait­ent et chaque par­ti poli­tique assaisonne à sa façon, l’hon­neur, le mérite et le patri­o­tisme. C’est la vie dans le men­songe perpétuel. 

Évidem­ment, à l’analyse, il ne reste pas grand’­chose des ver­tus que pré­conise et exalte la morale offi­cielle, lorsqu’on les dis­sèque à la lueur de la rai­son et à la clarté du bon sens. Même si on les pra­ti­quait dans leur intégrité, elles n’abouti­raient qu’à asseoir tou­jours plus forte­ment la puis­sance de l’É­tat et la dom­i­na­tion de l’Église. Ce n’est pas pour rien que ces insti­tu­tions s’en font le cham­pi­on et les patron­nent, c’est leur intérêt et celui de ceux qui en dépen­dent. L’É­tat et l’Église tirent un béné­fice net de la morale : le bon citoyen, c’est-à-dire respectueux des lois — même lorsque les ver­tus dont il fait façade ne sont qu’un trompe‑l’œil — le bon citoyen est une source de prof­it pour l’É­tat, un élé­ment de sécu­rité pour son exis­tence, comme le bon croy­ant l’est pour l’Église. La ques­tion n’est pas de croire à l’hon­nêteté, à la loy­auté, à la générosité, au dés­in­téresse­ment, (à Dieu, à l’im­mor­tal­ité de l’âme) — ni de pra­ti­quer une seule ou l’ensem­ble de ces valeurs ― mais de faire croire qu’on y croit et du même coup ― jeter l’anathème aux sceptiques. 

Donc, tout non con­formiste se trou­ve en face de deux morales, ou plutôt d’une morale et d’une con­tre-morale, la pre­mière qui est exaltée par tout le monde, mais n’est pra­tiquée par per­son­ne ou à peu près, la sec­onde que per­son­ne ou à peu près n’avoue, mais que presque tout le monde pratique. 

Le non con­formiste est en état de résis­tance aus­si bien à l’é­gard de la morale con­ven­tion­nelle qu’à celui de la con­tre-morale générale — de la morale de droit et de la con­tre-morale de fait. L’une et l’autre sont l’ob­jet de ses sar­casmes, de son mépris. de sa cri­tique inces­sante : vis-à-vis de l’une comme de l’autre se tient sur l’of­fen­sive. À la morale offi­cielle, la con­tre-morale offi­cieuse, il oppose ce que Niet­zsche à appelé la SURMORALE c’est-à-dire une morale qui se place au-dessus des com­man­de­ments moraux pre­scrits et de la vio­la­tion tolérée de ces mêmes com­man­de­ments. N’im­porte quel non-con­formiste sait fort bien qu’on ne peut pas vivre en bonne intel­li­gence avec ceux qu’on fréquente si on les trompe ou leur ment sans cesse : il n’ig­nore pas que l’inexé­cu­tion de la promesse et l’in­sou­ciance de la respon­s­abil­ité finis­sent par se tourn­er con­tre le défail­lant. Et ain­si de suite. Le non-con­formiste n’est « amoral » que par rap­port à la morale affichée et à la con­tre-morale pra­tiquée — il est guidé dans la vie par une ligne de con­duite établie par lui, forgée pour son usage, qu’il pro­pose à ceux qui marchent de con­serve avec lui, mais qui ne doit rien aux con­cep­tions du bien et du mal tels que l’en­ten­dent les néces­sités de la rai­son d’é­tat ou des dogmes d’église. Il peut même arriv­er que sa ligne de con­duite com­porte des oblig­a­tions rigoureuses, dra­coni­ennes, com­parées aux com­man­de­ments de la morale offi­cielle, mais ces oblig­a­tions sont libre­ment et allè­gre­ment accep­tées, sans pres­sion ou influ­ence de l’ex­térieur, résul­tat qu’elles ont du raison­nement, de la sen­si­bil­ité, de la réflex­ion, du bon sens. Il ne s’ag­it pas ici d’ascétisme, de renon­ce­ment à la joie de vivre, mais d’une vie équili­brée et har­monieuse qui ne doit équili­bre et har­monie qu’à l’ef­fort isolé ou con­jugué de celui ou de ceux qui l’ont libre­ment, adoptée.

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Voilà pourquoi quand en exam­ine la vie des grands con­temp­teurs de la morale, des pio­nniers de l’amoral­isme, de ceux dont est demeurée célèbre la lutte con­tre la moral­ité courante et les moeurs en vogue, on n’y trou­ve rien de sen­sa­tion­nel, d’ex­tra­or­di­naire. Ce ne sont ni des désaxés ni des névrosés. Aucun exploit écla­tant, aucun crime reten­tis­sant ne les sig­nale à l’at­ten­tion de leur siè­cle et si ce n’eût été le ray­on­nement de leur activ­ité intel­lectuelle, leur exis­tence, mod­este en général, se fût écoulée inaperçue.. Prenez les Niet­zeche, les Car­pen­ter, les War­ren, les Proud­hon, les Tuck­er, les Freud, les Have­lock Ellis, les Reclus, les Wells, les Stirn­er, les Schopen­hauer, les Guyau, les Palante, tous ceux qui ont per­mis à tant d’hommes de s’é­vad­er de l’hori­zon borné des men­songes con­ven­tion­nels aucun d’eux ne s’est vautré dans le luxe et les turpi­tudes, ne s’est roulé dans la débauche et l’ig­no­minie. La plu­part d’en­tre eux auraient pu don­ner des leçons de moral­ité aux dis­trib­u­teurs et aux béné­fi­ci­aires des prix de ver­tu. (Il n’est jusqu’à De Sade qui, élu prési­dent de la Sec­tion des Piques, ne songe nulle­ment à met­tre en pra­tique les « 120 jours de Sodome » : il se con­duit comme un Joseph Prud­homme avant la let­tre, demande l’abo­li­tion de la peine cap­i­tale, s’en­tremet pour arracher des con­damnés à la guillotine).

À la morale laïque et religieuse, à la con­tre-morale du grand nom­bre, opposons la sur­morale des affran­chis réels et des libérée pour de bon, qui n’a pas besoin de la loi écrite, des codes d’o­rig­ine bour­geoise ou de pro­duc­tion révo­lu­tion­naire pour enseign­er qu’il est avan­tageux et frater­nel de s’ab­stenir de faire tort à ceux qu’on fréquente, de les frus­tr­er du fruit de leur effort, d’empiéter sur leur per­son­nal­ité et ses pro­longe­ments, de se mêler de leurs affaires, etc. Et ne nous con­tentons pas de l’op­po­si­tion, de la résis­tance, de la rébel­lion, des atti­tudes néga­tives — met­tons en pra­tique.

Signature Armand


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