La jeunesse est l’âge des entraînements irréfléchis, des attachements soudains et irraisonnés et l’enthousiasme juvénile précipite souvent dans des liens qui deviennent bien vite douloureux et pénibles. Aussi, quand l’âge vient, avec la personnalité mûrie, heureux celui qui n’a pas à secouer un joug étroit, et qui peut se sentir disponible pour la plus grande réalisation de son être, pour la plus grande chance de sa vie. Savoir se conserver, c’est l’assurance d’une évolution réelle et la promesse d’une libération — voire de la Délivrance finale. Mais, cette sagesse élémentaire de l’économie des forces majeures de l’être vient malheureusement à l’âge du retour où les bilans sont moroses!… S’il est amer de se dire qu’on n’a pas su profiter de sa jeunesse et des possibilités qu’elle offrait à une folle dépense des énergies vitales, il est aussi bien douloureux de constater, a la maturité, qu’on a gaspillé, en poursuites vaines, des heures fécondes, tout un potentiel d’énergie et de connaissance qu’on serait heureux de retrouver au fond de soi, à l’heure dite. C’est à ce moment que l’on apprécie la sagesse de l’instinct de conservation qui nous a fait, inconsciemment la plupart du temps, garder la retenue nécessaire dans les circonstances où la passion, l’égoïsme, l’affirmation même de notre personnalité, parlaient haut et fort… Sans lui, nous nous retrouverions pieds et poings liés au fond d’une cale, dans le recoin oublié d’une prison enchantée quelque fois, dure le plus souvent, comme le chevalier d’autrefois partant pour la Queste et qui tombait sous le pouvoir d’une fée ou d’une magicienne… Savoir se conserver, est-ce donc, comme l’a dit Nietzsche « ne s’attacher à aucune personne, fut-elle même la plus chère ? » Est-ce donc renoncer à l’amour, au mariage ? dira le jeune homme. Nous croyons au contraire, que savoir se conserver, c’est savoir se donner, et adhérer, c’est savoir se, sacrifier…, mais sait-on dans la jeunesse que l’homme n’est pas un bloc monolithe et que, dans ce qui semble un don total, une adhésion entière, il reste au fond de l’âme le meilleur de nous-même. Savoir se conserver, ce n’est pas refuser l’action sociale, la vie familiale, ce n’est pas pratiquer la sordide économie de la morale du droit et de l’avoir, la vie étroite de celui qui refuse de « s’engager ». Si l’on comprenait ainsi la leçon de Nietzsche, c’est alors qu’on prouverait son étroitesse d’esprit, son avarice et sa médiocrité d’âme, son peu de cœur, bref, sa vulgarité et sa bassesse d’extraction, sa race inférieure. Nietzsche ne parle pas ainsi à l’esclave, a l’homme lié : il s’adresse à celui qui, « enfant chéri de la connaissance », est appelé a devenir un Maître… Il éveille sa méfiance, sa prudence, toutes les qualités qui visent à conserver à l’endroit le plus secret de son être, un feu sacré, source de toute cette lumière et de cette force que le jeune homme gaspille généreusement en « jetant sa gourme » comme on disait jadis. Ce surplus d’énergie, ce trop plein de vigueur doit s’extérioriser ; c’est l’écume du vin nouveau, elle prouve la chaleur du moût et c’est le gage de la valeur du vin qui bout dans les cuves trop pleines. Savoir se conserver, ce n’est donc pas mettre en réserve cette mousse légère et qui disparaît fugace avec l’ivresse du moment ! C’est au contraire, viser plus profondément et plus sûrement, et garder — si l’on veut poursuivre la métaphore – au fond de la cave la plus secrète, l’amphore de vin précieux qu’on réserve pour les vraies agapes, les grandes fêtes, les jours sacrés qui nous sont promis.
Heureux, l’homme qui a su comprendre, dès son jeune age, cette grande idée traditionnelle qui s’épanche en boutades et en paradoxes soues la plume de Nietzsche, il est béni des Dieux et est promis aux lits des Déesses, car ce qu’il sème ainsi à la surface des eaux, selon le symbole évangélique, il le retrouvera un jour décuplé. Se garder libre, se tenir disponible, être prêt, c’est donc être attentif à la voix inférieure, tout en se prêtant largement aux influences de ce monde. C’est écouter la Sagesse et comprendre la Folie ; savoir se conserver, c’est, non pas, comme on pourrait le croire, se limiter et se restreindre, mais tendre à rester complet, et a réaliser dans sa plénitude le vrai type humain.
Neti