La Presse Anarchiste

De la liberté

[[Pour éviter toute con­fu­sion, il va sans dire que les opin­ions ou thès­es qui pour­ront être pub­liées sous cette rubrique sont absol­u­ment indépen­dantes du point de vue spé­cial où se place l’en dehors.]] 

[( Nous com­mençons le pre­mier arti­cle de la série que nous avions promise des Divers aspects de l’In­di­vid­u­al­isme, par un arti­cle remon­tant, croyons-nous, à plus d’une trentaine d’an­nées. Nous ne pou­vons nous sou­venir où il a paru.)]

Nom­bre de penseurs ont essayé de définir la lib­erté. À mon avis, ils n’ont réus­si qu’à la limiter.

Dans cet arti­cle, j’en­vis­agerai la lib­erté à deux points de vue connus :

1° La lib­erté de l’in­di­vidu en rap­port avec ses sem­blables ; 2° la lib­erté de l’in­di­vidu en rap­port avec les choses.

La lib­erté pour l’in­di­vidu en rap­port avec ses sem­blables con­siste à faire tout ce qu’il juge utile pour la con­ser­va­tion et la sat­is­fac­tion de son organ­isme, de son être, au point de vue physique aus­si bien qu’au point de vue intel­lectuel, sans jamais que cette volon­té d’a­gir puisse le met­tre sous la dépen­dance d’autrui, sous quelque forme que ce soit, pour quelque durée que ce soit.

Un indi­vidu dont la « volon­té d’a­gir » sera forte­ment empreinte d’ig­no­rance et de préjugés, peut dire : « Il me plaît à moi de me plac­er pour le reste de mes jours sous la férule d’un maître ; ou, plus sim­ple­ment, je suis resté un instant sous la dépen­dance d’un autre. » Je réponds : « Quand un homme se sert de sa fac­ulté d’a­gir pour en faire l’a­ban­don, il ne fait plus acte de lib­er­taire. Se ven­dre, se louer, se sub­or­don­ner, c’est plac­er d’a­vance une bar­rière à sa future volon­té, c’est s’in­ter­dire préal­able­ment la sat­is­fac­tion de désirs à venir, c’est lim­iter son champ d’ac­tion, c’est dimin­uer sa vie, c’est l’aire acte d’e­unuque et d’esclave ».

Je pré­tends que celui qui promet son con­cours, c’est-à-dire qui s’en­gage, passe un con­trat ou sim­ple­ment s’en­tend, s’en­gage morale­ment, s’or­gan­ise préal­able­ment avec ses sem­blables dans le but de faire tel ou tel acte, d’éd­i­fi­er telle ou telle chose, je pré­tends, dis-je, que cet indi­vidu a per­du sa lib­erté d’a­gir à par­tir du moment où il a promis ; il n’est plus libre : son sem­blable compte sur lui ; et il se doit à son sem­blable [[Étant déter­min­iste, c’est à‑dire, par­ti­san de l’idée « que rien ne vient de rien, que rien ne se fait sans cause », je n’en­tends pas dire par « volon­té d’a­gir » que l’in­di­vidu ait son « libre arbi­tre» ; je crois le con­traire démon­tré. Je veux par­ler de la résul­tante extérieure des forces internes et externes qui agis­sent sur lui.]].

Je vais plus loin et je dis que celui qui prend un sim­ple ren­dez-vous est dans le même cas d’in­féri­or­ité, puisqu’il devient esclave de sa parole [[Si je pousse à l’ex­trême cette manière de voir, c’est bien pour faire ressor­tir que toute aggloméra­tion d’in­di­vidus qui aurait pour base la moin­dre par­celle d’au­torité, reposerait sur un ter­rain mou­vant, et pour­rait nous ramen­er à l’esclavage.

Il n’en­tre pas d’ailleurs, dans mon idée de con­sid­ér­er comme atteinte à la lib­erté, le seul fait par lequel deux indi­vidus se font con­naître récipro­que­ment un endroit, un temps fixé où ils pour­ront se trou­ver ; je veux par­ler seule­ment de l’en­gage­ment pris préal­able­ment et qui les lie l’un à 1’autre.]].

Cela est si vrai, que la plu­part du temps, après que la nuit a porté con­seil, vous regret­tez le ren­dez-vous pris.

En promet­tant la moin­dre chose, vous risquez de ne pas tenir votre promesse, de ne pas rem­plir les caus­es de votre engage­ment, vous semez donc le germe de la divi­sion, de la haine, de l’inso­cia­bil­ité, vous créez un antag­o­nisme d’in­térêt qui amèn­era la dis­corde entre les contractants.

Observez-vous un peu, ain­si que ceux qui vous approchent et vous con­staterez que ce sont là faits de tous les jours

La lib­erté se lim­ite, s’ar­rête, ou pour mieux dire, prend fin naturelle­ment, d’elle-même, à l’esclavage de soi, c’est-à-dire, au point où l’on serait sus­cep­ti­ble de per­dre sa lib­erté.

Au point de vue naturel, a‑t-on jamais vu un ani­mal s’en­gager vis-à-vis d’un autre, s’en­ten­dre préal­able­ment, pass­er un con­trat ; en a‑t-on vu s’or­gan­is­er entre eux pour faire le tra­vail néces­saire afin d’as­sur­er leur con­ser­va­tion ? Non, chaque indi­vidu rem­plit sa fonc­tion vitale, sans abdi­quer la moin­dre par­celle de son autonomie.

Les cel­lules de notre organ­isme, les molécules de la terre s’en­ten­dent-elles préal­able­ment pour s’u­nir, vivre ensem­ble et se désunir ? Je suis con­va­in­cu que jamais on ne le prouvera.

Pourquoi donc l’homme, cet ani­mal de con­for­ma­tion supérieure, d’ap­ti­tudes plus var­iées, serait-il inférieur au point de vue lib­er­taire ? Non. si ce qui l’a for­mé — la matière à tous les degrés de trans­for­ma­tion — ne s’en­gage pas, ne s’or­gan­ise pas en vue de telle ou telle fonc­tion, l’homme ne sera réelle­ment libre, que du jour où il évit­era toute espèce d’en­gage­ment préal­able, qui devient rigoureuse­ment une con­trainte vis-à-vis d’autrui.

La lib­erté sur les choses con­siste pour l’in­di­vidu à se servir et à dompter les choses et les élé­ments qui pour­raient être utiles à la con­ser­va­tion ou bien à la sat­is­fac­tion de son organ­isme, au point de vue physique aus­si bien qu’au point de vue intel­lectuel, sans qu’il emploie cepen­dant cette volon­té d’a­gir à utilis­er et dompter les choses et les élé­ments de façon à les ren­dre nuis­i­bles à son organ­isme, l’homme, en ce cas, devenant l’esclave des maux qu’il s’est engen­drés.

L’homme qui, sous pré­texte de lib­erté, fix­erait trop longtemps le soleil, pour­rait per­dre la vue momen­tané­ment ou à tout jamais ; celui qui pré­tendrait ser­rer une barre de fer rouge ris­querait de ne pou­voir plus faire usage de sa main.

Un acte d’une sec­onde peut donc provo­quer un esclavage qui ne cesse qu’avec l’existence.

Quel que soit le point de vue où l’on se place, chaque fois qu’un indi­vidu fait mau­vais usage de ses fac­ultés, il devient le servi­teur du mal qu’il s’est procuré.

Comme nous venons de le mon­tr­er la lib­erté n’ad­met aucune con­trainte, elle n’ac­cepte aucun engage­ment ; elle ne souf­fre aucune organ­i­sa­tion préal­able, aucun groupe­ment fixe.

Elle est est essen­tielle­ment égoïste, indi­vid­u­al­iste, ego-archiste, en ce sens qu’elle pro­cure à l’homme la fac­ulté d’être bien soi, dans tous ses actes, par le seul fait qu’il n’a­ban­donne aucune par­celle, si min­ime soit-elle, de son autonomie, que sa volon­té d’a­gir est dirigée vers sa sat­is­fac­tion per­son­nelle, qu’il ne fait un seul acte dans le but de faire plaisir à autrui, mais sim­ple­ment parce que cet acte sat­is­fera chez lui un plaisir, un intérêt quel­conque et qu’il n’est asservi sous nulle forme.….

Gabriel Cabot.


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