La Presse Anarchiste

Grandes prostituées et fameux libertins

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À l’é­poque de la fameuse guerre de Troie, Homère nous laisse aper­ce­voir quel était ce degré de culture où « le divin » (le sym­bole) se mêlait avec « l’hu­main », « la toile de Péné­lope » avec la « forge des armes de Mars » et de la « foudre de Jupi­ter », les pas­teurs de l’Ar­ca­die avec les Argo­nautes à la recherche de la Toi­son d’Or, les vête­ments déjà com­pli­qués et artis­te­ment ornés avec la nudi­té abso­lue, les cités for­ti­fiées et entou­rées de hautes murailles avec les huttes rus­tiques de chaume et de boue séchée, etc.

Au siècle d’or de la Grèce, au moment des conquêtes d’A­lexandre, « le monde était déjà vieux ». Et sa vieillesse se conver­tit en une décré­pi­tude qui se conti­nua durant tout le reste de l’An­ti­qui­té, du Moyen-Âge et des Temps Modernes, et qui se pour­suit, s’ag­gra­vant de siècle en siècle. Le monde d’A­lexandre tra­vaillait avec goût les métaux pré­cieux ; il connais­sait les riches étoffes, les par­fums les plus recher­chés. Une mol­lesse éner­vante s’é­tait empa­rée des villes les plus opu­lentes et des régions les plus fer­tiles de la Pla­nète. Les cour­ti­sanes de cette époque ornaient leurs têtes de perles pré­cio­sis­simes, de per­ruques dorées ; elles se vêtaient soit de tuniques de lin ou de laine blanche qui pre­naient à l’é­paule, atta­chées par d’é­lé­gantes broches, qu’as­su­jet­tis­sait sous les seins une large cein­ture, et tom­bant sur les talons en plis élé­gants, soit de sur­tu­niques confec­tion­nées d’une étoffe riche, aux cou­leurs voyantes, qui leur arri­vait à peine au genou. Un man­teau de drap fin recou­vrait ce vête­ment, mode­lant le contour de leur corps svelte et bien for­mé. Leurs pieds étaient chaus­sés de très légères san­dales. A de cer­tains moments, elles revê­taient une sorte d’é­tole laquelle, lors­qu’elles mar­chaient ou dan­saient, lais­sait entre­voir les charmes les plus secrets.

Les liber­tins comme Alci­biade s’ef­for­çaient d’i­mi­ter leurs allures. Dans leurs fes­tins célé­brés dans les jar­dins publics, ils ne connais­saient aucun frein à leurs caprices. La sodo­mie, le saphisme était ce qui s’y pra­ti­quait de moins obs­cène. Les aulé­trides [[Voir le feuille­ton n°10 pour l’ex­pli­ca­tion de ce terme.]] étaient en géné­ral des « les­biennes ». Telles étaient les cou­lisses de la légen­daire « Répu­blique athénienne ».

Les mai­sons des pros­ti­tuées dif­fé­raient entre elles selon leur rang. Entre la demeure d’une cour­ti­sane renom­mée ou d’une phi­lo­sophe, et le logis d’une dic­te­riade, il y avait autant de dif­fé­rence qu’entre le palais d’un patri­cien et le tau­dis d’un humble esclave. Leur ameu­ble­ment n’é­tait guère com­pli­qué, une petite table à trois pieds (tri­pode ou gué­ri­don), quelques tabou­rets élé­gants, des lits bas, des lampes en métal… tout proche une cour bien claire, des jar­dins… Leurs parures consis­taient en petits miroirs de métal poli, pinces épi­la­toires, anneaux, bra­ce­lets (allu­sion à l’or­gane fémi­nin), phal­lus de dif­fé­rentes formes et gran­deurs (allu­sion à l’or­gane mas­cu­lin) et autres joyaux rela­tifs à leur pro­fes­sion. Cer­taines mon­taient à che­val, d’autres se ser­vaient de litière. Elles connurent les huiles par­fu­mées, les tein­tures pour se dorer les che­veux et autres arti­fices de toi­lette sem­blables à ceux dont se servent de nos jours les demi-mondaines.

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La Grèce fut vain­cue par Rome. Les sciences et les arts de l’Hel­lade pas­sèrent en Ita­lie et s’y éta­blirent. Là où règnent le pou­voir, la richesse, l’or, l’a­bon­dance, l’o­pu­lence suivent la luxure, le raf­fi­ne­ment, le débor­de­ment, la cor­rup­tion… Les mœurs lubriques des Romains finirent par obs­cur­cir celles des Grecs et ou ne par­la plus de ces dernières.

Rome

Acca Larentia

Si les Latins pos­sèdent tant d’i­diomes qui leur appar­tiennent en propre et sont déri­vés d’une source com­mune… Si les autres races leur ont emprun­té tant de verbes et de radi­caux… S’il existe une civi­li­sa­tion moderne… Si le chris­tia­nisme s’est répan­du comme il l’a fait… Si les peuples chré­tiens et non chré­tiens ont pu asseoir leur culte… S’il existe un catho­li­cisme romain… Eh bien, tout cela est l’œuvre d’une pros­ti­tuée, d’une « fille publique ».

Parce que la langue latine se dif­fu­sa grâce à la civi­li­sa­tion latine, mère de toutes les civi­li­sa­tions pos­té­rieures… Parce que le chris­tia­nisme se dif­fu­sa grâce à l’im­mense empire romain, dont la langue et les mœurs se répan­dirent par le monde, quand celui-ci fut réduit à l’é­tat de pro­vince romaine, pos­sé­dant un par­ler et des cou­tumes sem­blables… Parce que le sen­sua­lisme païen des Romains por­tait en lui son anti­thèse (le spi­ri­tua­lisme chré­tien, déri­vé du spi­ri­tua­lisme pla­to­ni­cien et du mys­ti­cisme boud­dhiste des Sama­néens)… Parce que le catho­li­cisme romain dut son nom à la « Ville éter­nelle » et parce que ni Rome ni les Romains n’eussent exis­té sans la « pros­ti­tuée », la « très grande pros­ti­tuée », qui fut la cause de la fon­da­tion de cette ville, long­temps la métro­pole du monde.

Ici, une obser­va­tion. Aucun des mul­tiples auteurs qui ont trai­té de la pros­ti­tu­tion n’ont vou­lu accor­der à cette « pros­ti­tuée » l’im­por­tance qu’elle occupe à son insu, il est vrai, dans l’his­toire du monde.

Acca Laren­tia fut une femme qui exer­ça le métier de pros­ti­tuée, comme Salo­mon fut un homme exer­çant le métier de roi.

Il s’est trou­vé des rois intel­li­gents, remar­quables, ins­truits comme Charles-Quint… et des rois imbé­ciles, insen­sés, niais… tel Charles II, el hechi­za­do, l’en­sor­ce­lé. De même par­mi les pros­ti­tuées, s’il se trouve des femmes mal­propres, gros­sières, igno­rantes… il en est aus­si de bonnes, d’in­tel­li­gentes, qui ont du talent… comme les Sapho et les Aspa­sie. Acca Laren­tia appar­tient aux bonnes, aux meilleures de sa classe : la preuve de son grand cœur réside en ce fait qu’elle recueillit et adop­ta deux jumeaux aban­don­nés. Il y a beau­coup de femmes par­mi celles qu’on consi­dère comme chastes, pures, hon­nêtes, qui n’au­raient pas fait montre d’un tel dévouement.

Qu’on nous per­mette encore une courte digres­sion en faveur des « filles publiques ». Croire qu’une pros­ti­tuée est, du fait de son métier, une femme mépri­sable, c’est une absur­di­té fla­grante. Il y a des cas — nom­breux — où une femme de cette classe se montre plus noble, plus esti­mable, plus dés­in­té­res­sée que mainte « hon­nête femme ».

En géné­ral, ces pros­ti­tuées « esti­mables » embrassent leur car­rière parce qu’elles sont impul­sées par leur « luxure » autre­ment dit par leur abon­dance san­guine, leur exu­bé­rance de vie.

Cette impul­sion n’existe pas chez les femmes de nature pauvre, ané­miques de nais­sance, de consti­tu­tion rachi­tique. Là où il y a abon­dance, il y a géné­ro­si­té, libé­ra­lisme et toute espèce de pas­sions bonnes et humanitaires.

Pour notre part, nous avons trou­vé chez des femmes « vicieuses » — très vicieuses même — un fond de dés­in­té­res­se­ment, d’a­mour constant, de sen­ti­ments éle­vés que nous avons vai­ne­ment cher­ché en maintes autres femmes qua­li­fiées d’aus­tères, de moeurs pures. La « fri­gi­di­té » dans les pas­sions cor­res­pond au fleg­ma­tisme dans les sentiments.

Disons en pas­sant que la conquête du coeur d’une femme habi­tuée à appré­cier les mérites de plu­sieurs hommes est un triomphe plus écla­tant que celle du coeur d’une jou­ven­celle qui n’a pas encore su dis­tin­guer par­mi plu­sieurs poursuivants.

Acca Laren­tia fut sans doute une femme « luxu­rieuse » que son tem­pé­ra­ment por­ta à avoir des rela­tions avec plu­sieurs hommes, ce qui dégé­né­ra ensuite en métier.

(À suivre).

Emi­lio Gante. (Adap­té de l’es­pa­gnol par E. Armand)

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