Jo Labadie dont les Réfractaires, par delà la mêlée et l’en dehors ont traduit parfois des poésies, réside d’ordinaire à Detroit, dans l’État de Michigan (États-Unis). Type curieux et intéressant d’individualiste anarchiste, il est à la fois auteur, imprimeur et relieur.
Jo Labadie, descendant d’un père d’origine peau-rouge et d’une mère française, a tout à fait le type français ; mais quoique sa femme soit d’origine française, ses enfants (deux filles et un fils) accusent très nettement le type indien.
Jo Labadie ne possède qu’une instruction modeste : il n’a fréquenté l’école que pendant quelques mois, et il n’y est jamais retourné après douze ans. Vivant dans sa famille jusqu’à quatorze ans, il parlait seulement le français, mais il apprit l’indien et l’anglais. Actuellement il ne sait plus du tout l’indien, mais il parle couramment les deux autres langues. Son anglais écrit est très populaire.
Il est maintenant âgé de 73 ans. Toute sa vie il a combattu l’autorité sous toutes ses formes et s’est efforcé de détruire autour de lui les préjugés religieux, économiques, politiques et sociaux. Ce n’est que vers 1882 – 83 qu’il s’intéressa au mouvement anarchiste et ce n’est que graduellement, par étapes, qu’il vint à l’anarchisme. Mais il est aujourd’hui à peu près le seul à Detroit qui ose élever la voix en sa faveur. « Depuis que j’ai découvert ce que c’était que l’anarchisme, dit-il, je crois bien que depuis toujours je fus un anarchiste ».
Labadie est actuellement imprimeur. Avant d’en arriver là il a exercé toutes sortes de métiers : journalier, horloger, bûcheron. Il s’est mis à faire de la poésie à l’âge de 52 ans. En dix ans, il a composé 500 pièces de vers environ, défectueuses peut être au point de vue de la construction, mais où il s’est efforcé de se servir autant qu’il a pu de la rime et du rythme pour exposer quelque grande idée ou défendre quelque généreuse pensée. Malgré leur absence de raffinement, ses travaux littéraires lui ont rapporté 3,000 dollars, venant d’amateurs, la plupart aisés, qui prétendaient y voir du mérite. Cela lui a permis d’installer une imprimerie à « Bubbling Waters » — sa maison d’été — édifiée dans un lieu solitaire et qu’il a améliorée d’année en année avec l’aide de sa femme et de ses enfants. Ses amis y reçoivent une généreuse hospitalité.
C’est dans cette retraite que toute la famille se livre à l’impression et à la reliure. Sa compagne, une ex-institutrice, s’intéresse à ses travaux et lui est d’un secours précieux. Elle travaille à la reliure de ses opuscules de vers qui sont vraiment bien composés et bien présentés. Ils ne sont imprimés qu’en nombre limité, non pour la vente dans les librairies, mais simplement pour l’envoi à ceux qui en font la demande ou viennent les acquérir sur place. Ils fixent eux-mêmes le prix des petits recueils édités : ce prix a varié de quelques sous à un chèque de 500 dollars. Pareille aubaine ne lui est échue qu’une fois, d’ailleurs Labadie est bien loin d’être à son aise, c’est à peine s’il noue les deux bouts.
L’impression est faite à l’ancienne mode, avec une Washington press, vieille de cinquante ans. Labadie possède peu de matériel, quelques casses en tout. Il fait lui-même les gravures qui ornent les pages de ses livrets avec un morceau de cuir, un bloc de bois et un couteau à manche recourbé semblable à ceux dont se servent les marins. La nécessité fut pour lui une bonne éducatrice, dit-il, et il est arrivé avec peu de moyens à produire un travail relativement considérable. Il regrette cependant son manque de culture qui ne lui permit pas de réaliser une oeuvre plus étendue et plus puissante.
Le 21 septembre 1922, il écrivait à E. Armand : « Je suis heureux de savoir que vous allez publier un livre expliquant d’une façon simple la philosophie de l’individualisme. Cela fera du bien dans la patrie de Proudhon ». Il trouve en effet l’auteur de Qu’est-ce que la propriété ? trop verbeux, pas assez simple. « Il écrit, dit-il, pour convaincre les savants. Or, les savants sont ceux qui se laissent le moins convaincre par une idée nouvelle ou une vieille idée exprimée sous une nouvelle forme. » Pourtant il aime Proudhon, ainsi que Thoreau, Emerson, Whitman, Warren, Spencer, Stephen Andrews, qui tous l’ont aidé dans son ascension vers un anarchisme de plus en plus conscient. Mais aucun théoricien, pour lui, n’égale Tucker. « J’estime, écrit-il, qu’il est l’écrivain et le penseur le plus clair que je connaisse ; c’est grâce à lui que la sociologie m’est devenue compréhensible. Tucker est si pur, si lumineux, si pratique que je ne cesse de l’admirer. »
Malgré son âge, Labadie a l’intention de lancer dans la circulation un « abécédaire anarchiste » qui a pour but d’expliquer aussi clairement que possible un certain nombre de mots fréquemment employés dans les discussions sociologiques, en cherchant l’origine de ces mots, afin de leur donner leur sens complet et réel. Voici comment il procéderait :
Archie est un mot grec signifiant gouvernement en général, il est déterminé par un préfixe comme : mon, olig, ethn, etc., etc…
An est une négation grecque signifiant opposé à, non, contre. Placé devant archie, il nous donne anarchie, opposé à gouvernement, donc liberté ; nécessairement individualisme, opposé à gouvernement, etc…
L’État consiste en un ou plusieurs individus qui imposent leur domination aux autres dans un territoire donné. Quand cette contrainte rencontre de l’opposition active ou passive, l’État forme, organise un groupe destiné à renforcer son autorité, à imposer l’obéissance à ses exigences, groupe dont la fonction est de gouverner — un gouvernement.
Le gouvernement est l’exercice de la force contre l’individu paisible, non agressif, qui n’attaque pas, qui n’empiète pas.
La politique est, comme le dit Proudhon, la science de la liberté et non du gouvernement, car le gouvernement n’est pas une science…
Et ainsi de suite.
Son papier à lettres porte en exergue son portrait, la liste de ses livres et quelques maximes qu’il est intéressant de traduire :
« La vanité est la surestimation qu’on fait de soi-même. »
« La sagesse consiste à reconnaître combien est petit notre savoir. »
« L’anarchisme est la négation de la violence exercée à l’encontre d’un individu paisible. »
« Le gouvernement est l’exercice de la force contre celui qui se tient tranquille. »
« Le peuple nous aime généralement parce que nous le grattons là où ça le démange. »
« Celui qui reconnaît ses propres défauts est un sage. Mais plus sage est celui qui les corrige. »
« Montrez-moi quelqu’un cherchant à exercer le pouvoir sur ses semblables, et je vous ferai voir quelqu’un qui en abusera. »
De ses pièces de vers, une des plus originales est sans contredit celle qui est intitulée : Ce qu’est l’Amour. Jo Labadie s’y montre égal à Whitman. Il y exprime très joliment de qui, de quoi il a besoin : de sa mère, de son père, de sa compagne, de ses enfants, de ses frères, de ses soeurs, de ses camarades femmes, de ses camarades hommes et de toutes les choses de ce monde. Et c’est cela qu’est l’Amour. Nous en donnerons un jour la traduction. Pour cette fois, citons le petit poème suivant qui est l’un des plus topiques qu’il ait composé :
Quand les hommes poursuivront la voie du bonheur,
Quand les hommes oseront penser en plein jour,
Quand les hommes oseront vivre comme ils le sentent,
Alors le monde connaîtra la liberté.
Quand les hommes refuseront de faire la guerre aux hommes,
Quand les hommes ne gouverneront plus leurs semblables,
Quand les hommes refuseront de se courber devant qui règne,
Quand les hommes renonceront à jouer le rôle de dupe,
Alors le monde connaîtra la justice.
Traduit par M. P.