La Presse Anarchiste

Notre « monde à venir » et l’actuelle involution

Certes, les Indi­vi­dua­listes anar­chistes ne mettent pas leur espoir dans la socié­té future. Ce sont des êtres d’ac­tua­li­té, ils se rendent compte qu’ils sont un moment de la vie uni­ver­selle, et à ce moment ils veulent faire rendre le maxi­mum de résul­tats. L’ac­ti­vi­té indi­vi­dua­liste est une besogne, une réa­li­sa­tion essen­tiel­le­ment pré­sente. Non pas que les indi­vi­dua­listes ignorent que ce pré­sent est l’hé­ri­tier du pas­sé, qu’ils ne sachent qu’il est gros de l’a­ve­nir. Ils connaissent ces lieux com­muns. Ce n’est pas demain qu’ils veulent que le social cesse d’empiéter sur l’in­di­vi­duel, de l’en­va­hir, de le com­pri­mer ; c’est aujourd’­hui, dans leurs cir­cons­tances, dans leurs condi­tions d’exis­tence qu’ils veulent être déli­vrés de sa dépendance.

Cela n’empêche pas que s’ils sont inca­pables de des­si­ner en détail la carte d’une socié­té à venir, telle qu’elle exis­te­rait si leurs aspi­ra­tions étaient accom­plies, si leurs reven­di­ca­tions étaient acquises ; ils sont pour­tant en situa­tion de se rendre compte des direc­tives prin­ci­pales qui pré­si­de­raient à la consti­tu­tion d’une « huma­ni­té future » répon­dant à leurs aspi­ra­tions. Ils peuvent en conce­voir une vue d’en­semble. Ils savent qu’elle ne res­sem­ble­ra en rien au monde actuel, non parce que cer­tains détails auront subi une trans­for­ma­tion ou une modi­fi­ca­tion plus ou moins radi­cale, mais parce que la men­ta­li­té géné­rale, la façon usuelle d’en­vi­sa­ger la vie, la manière cou­rante de conce­voir les rap­ports et les accords des hommes entre eux, l’é­tat d’es­prit par­ti­cu­lier et uni­ver­sel ren­dront impos­sible l’exis­tence de cer­taines méthodes, le fonc­tion­ne­ment de cer­taines institutions.

Ain­si, les indi­vi­dua­listes peuvent affir­mer avec cer­ti­tude que, dans « l’hu­ma­ni­té future », on ne pour­rait avoir, on n’au­ra recours, en aucun cas, à la méthode d’au­to­ri­té. Voi­là un point éta­bli, indis­cu­table, sur lequel on ne sau­rait reve­nir. Ima­gi­ner un « monde à venir » où les indi­vi­dua­listes pour­raient se mou­voir à l’aise et se figu­rer qu’on pour­rait y ren­con­trer encore des traces de domi­na­tion, d’o­bli­ga­tion, de coer­ci­tion ― c’est un non-sens. Les Indi­vi­dua­listes savent qu’il n’y aura pas de place dans « l’hu­ma­ni­té future » pour une inter­ven­tion quel­conque de l’É­tat, une ins­ti­tu­tion ou d’une admi­nis­tra­tion gou­ver­ne­men­tale ou sociale ― légis­la­tive, pénale, dis­ci­pli­naire ― une inter­ven­tion quel­conque dans les moda­li­tés de la pen­sée, de la conduite, de l’ac­ti­vi­té des uni­tés humaines, iso­lées ou asso­ciées. Voi­là un autre point acquis.

Les indi­vi­dua­listes savent que les rap­ports entre les humains et les accords qu’ils pour­raient conclure seront éta­blis volon­tai­re­ment, que les ententes et les contrats qu’ils pour­ront pas­ser le seront pour un objet et un temps déter­mi­né et non à tou­jours, qu’ils seront sujets à rési­lia­tion selon pré­avis, qu’il n’y aura pas une clause ou un article d’un accord ou d’un contrat qui n’ait été pesé et dis­cu­té avant d’être sous­crit par les cocon­trac­tants ; qu’il ne pour­ra exis­ter de contrat « uni­la­té­ral », c’est-à-dire obli­geant qui­conque à rem­plir un enga­ge­ment qu’il n’a pas accep­té per­son­nel­le­ment et à bon escient. Les indi­vi­dua­listes savent qu’au­cune majo­ri­té éco­no­mique, poli­tique, reli­gieuse ou autre, qu’au­cun ensemble social, quel qu’il soit, ne pour­ra contraindre une mino­ri­té ou une seule uni­té humaine à se confor­mer contre son gré, à ses déci­sions ou à ses arrêts. Voi­là toute une série de cer­ti­tudes sur les­quelles il n’y a pas à ergoter.

[| – O – |]

Entre cette aspi­ra­tion, ce désir, ce but, cet idéal — peu importe le terme — et les évé­ne­ments dont nous sommes les spec­ta­teurs, on ne sau­rait nier que la dif­fé­rence soit cruelle. La méthode d’au­to­ri­té triomphe de toutes parts. Jamais les chefs de gou­ver­ne­ments ne se sont moins pré­oc­cu­pés qu’ac­tuel­le­ment de s’en­qué­rir de l’a­vis des indi­vi­dua­li­tés ou des col­lec­ti­vi­tés humaines. De la période qui s’é­cou­la de l’ef­fon­dre­ment du régime de l’Ordre Moral aux pre­mières années du XXe siècle, les grands bour­geois témoi­gnèrent par­tout en Europe, un cer­tain res­pect pour la léga­li­té ; ils n’o­saient guère don­ner d’en­torse évi­dente, aux lois ou aux consti­tu­tions ; pour créer de nou­velles dis­po­si­tions légis­la­tives ou consti­tu­tion­nelles, on en réfé­rait aux Par­le­ments. Les coups d’É­tat parais­saient désor­mais réser­vés aux pays bal­ka­niques, ou aux Répu­bliques his­pa­no-amé­ri­caines. On ne peut nier qu’il y ait régres­sion sur cet état d’es­prit et de fait. Il ne reste plus grand’­chose, sur le conti­nent, de cette défé­rence, vraie ou feinte, pour la Loi. Tout est deve­nu ques­tion de pure force bru­tale, de volon­té et de moyens du groupe qui s’empare du Pou­voir. Et ce ne sont pas seule­ment les hommes d’af­faires des classes nan­ties et pri­vi­lé­giés qui pro­clament qu’il faut mar­cher sur le corps de la déesse Liber­té, les hommes de confiance du « pro­lé­ta­riat orga­ni­sé » disent et font la même chose. On voit se pro­fi­ler sinistres à l’ho­ri­zon les bornes qui jalonnent la route impé­riale qui mène au Temple de l’i­dole Auto­ri­té : Krons­tadt, l’oc­cu­pa­tion de la Ruhr, le coup de force fas­ciste, le gage, de Cor­fou, le pro­nun­cia­mien­to des Pri­mo de Rive­ra et consorts.

[| – O – |]

Je veux bien que, jus­qu’à un cer­tain point, il n’y ait dans tous ces faits qu’in­ci­dents consé­cu­tifs aux fluc­tua­tions de la marche du genre humain. Les périodes où la com­pres­sion gou­ver­ne­men­tale se fait sen­tir avec une main de velours alternent avec celles où l’in­ter­ven­tion­nisme s’af­firme avec un arbi­traire éhon­té. Des phi­lo­sophes, des socio­logues dis­tin­gués, pré­tendent que la crise actuelle est consé­quence iné­luc­table dé la grande tue­rie de 1914 – 1919. L’é­tat d’a­va­chis­se­ment, de rési­gna­tion, de cen­sure, de réqui­si­tion constante qui domi­na pen­dant cinq années a duré trop de temps pour ne pas lais­ser dans la men­ta­li­té géné­rale une influence très dif­fi­cile à contre­ba­lan­cer actuel­le­ment. Le public a été pri­vé si long­temps de ce que la civi­li­sa­tion poli­tique dénomme « liber­tés consti­tu­tion­nelles » accepte sans regim­ber qu’on les sus­pende ou même les annule. Il y a du vrai dans ce point de vue. Il ne faut pas non plus oublier que le par­le­men­ta­risme et ses pro­cé­dés de gou­ver­ne­ment avaient ces­sé d’in­té­res­ser les pen­seurs bien avant 1914.

[| – O – |]

J’es­time que toutes ces rai­sons ne sont qu’ac­ces­soires. Le ren­for­ce­ment, la vic­toire incon­tes­table de la méthode d’au­to­ri­té ont des racines plus pro­fondes. La scène du monde est domi­née par le phé­no­mène éco­no­mique, spé­cia­le­ment par les moda­li­tés de son accom­plis­se­ment, par ses repré­sen­ta­tions en tant que valeur morale. D’une part, le phé­no­mène éco­no­mique actuel consiste en la pro­duc­tion inten­sive, en série ; en l’é­cou­le­ment orga­ni­sé des uti­li­tés indis­pen­sables ou super­flues ; cette pro­duc­tion, cet écou­le­ment impliquent de vastes, d’im­menses usines, chan­tiers, mines, ate­liers, maga­sins, entre­pôts — dou­blures de caserne — où œuvrent des masses d’ou­vriers ou d’employés dis­ci­pli­nés, enré­gi­men­tés, façon­nés à l’o­béis­sance à une direc­tion cen­trale, dont les ordres se trans­mettent par l’in­ter­mé­diaire d’une hié­rar­chie de sous-chefs. L’en­gin de pro­duc­tion tel qu’il est conçu actuel­le­ment, tend à réduire l’ou­vrier au rôle d’o­pé­ra­teur, de sur­veillant de la bonne marche de la machine qui lui est confiée, à moins qu’il n’en fasse un auto­mate fabri­quant tou­jours et sans cesse la même pièce, le même frag­ment d’ob­jet. Je rends res­pon­sable le sys­tème de pro­duc­tion actuel de la ten­dance qui sévit uni­ver­sel­le­ment de rame­ner l’in­di­vi­du à un type uni­forme — le type moyen de son groupe ou de sa classe. Et c’est cette ten­dance qui a créé la chair à dic­ta­ture contemporaine.

D’autre part le phé­no­mène éco­no­mique se mani­feste « mora­le­ment » par la pré­pon­dé­rance qu’il accorde à l’homme « qui fait de l’argent ». L’homme qui fait de l’argent est maître de toutes les forces coer­ci­tives et constric­tives : ministres, géné­raux, direc­teurs de jour­naux. Il les ins­pire, il les enrôle sous sa ban­nière ; ils se tiennent à sa dis­po­si­tion. Dès lors qu’il paie, tout lui est acquis.

[| – O – |]

On ren­contre, curieux sophisme, des indi­vi­dua­listes qui pensent qu’en régime de com­pres­sion ren­for­cée — éta­tiste, gou­ver­ne­men­tale, admi­nis­tra­tive — la seule chose à faire est de s’en­fuir vers quelque île océa­nienne, de s’oc­cu­per exclu­si­ve­ment d’hy­giène ou d’a­li­men­ta­tion fru­gi­vore, cru­di­vore ou autre ; ou encore faire de l’argent, comme tout le monde. Leur indi­vi­dua­lisme n’est pas le nôtre. « Notre » Indi­vi­dua­lisme ne se satis­fait pas à si bon compte. Jus­te­ment parce qu’il est un état d’être actuel, il ne veut pas céder devant le tyran. Il est fier. Il ne se dérobe pas. En pleine période d’in­vo­lu­tion — par rap­port à sa concep­tion actuelle de la vie, à ses aspi­ra­tions de deve­nir — il clame qu’il y a actuel­le­ment un cer­tain nombre d’hu­mains qui affirment selon leur tem­pé­ra­ment, ceux-ci par le geste, ceux-là par l’é­crit, que la méthode d’au­to­ri­té leur répugne, les dégoûte, quelque soit le domaine où elle sévisse ; qu’ils ne se sentent aucune espèce de consi­dé­ra­tion à l’é­gard de l’homme d’argent, de celui à qui ses espèces pro­curent lar­bins et lèche-culs, lar­bins uni­ver­si­taires ou lèche-culs en uni­forme. En pleine période de res­tric­tions de la facul­té de s’ex­pri­mer, « notre » Indi­vi­dua­lisme pro­clame que le seul humain qui repré­sente une « valeur morale » à ses yeux, c’est celui qui, par le verbe ou le fait, selon sa nature et ses pos­si­bi­li­tés, s’in­surge contre l’empiétement sur l’in­di­vi­duel des gou­ver­nants, diri­geants, admi­nis­tra­teurs sociaux ou de leurs man­da­taires, peu importe au pro­fit de quelle classe ou de quelle caste s’exerce cet empiétement.

E. Armand

La Presse Anarchiste