La Presse Anarchiste

Études ouvrières

Le désir d’i­ma­gi­ner les formes sous les­quelles pour­rait s’or­ga­ni­ser une socié­té plus libre qu’elle n’est en réa­li­té, a été de tout temps attrayant — les cen­taines d’u­to­pies sociales écrites depuis les temps les plus recu­lés de la civi­li­sa­tion humaine en sont les témoins. La plu­part de ces uto­pies étaient, pour­tant, du domaine de l’i­ma­gi­na­tion et de la fan­tai­sie de l’au­teur plu­tôt que de l’ex­pé­rience du pas­sé et de ses enseignements.

En nos temps de luttes achar­nées et de guerres dévas­ta­trices on ne s’oc­cupe guère de fan­tai­sies uto­pistes ; on s’ac­croche aux pro­blèmes de réor­ga­ni­sa­tion plus terre-à-terre, et on s’ef­force de plus en plus à rem­pla­cer l’i­ma­gi­na­tion plus ou moins fer­tile du « pen­seur » par l’ex­pé­rience obte­nue au cours des luttes quo­ti­diennes des dépos­sé­dés contre les acca­pa­reurs de toutes les richesses.

Après la grande guerre, et sur­tout après la Révo­lu­tion Russe de 1917, ce désir de « construire » la cité future, devint une néces­si­té. La révo­lu­tion russe a, d’un côté, ouvert l’ère de révo­lu­tions à base sociale, et de l’autre, avait mon­tré à quel degré était impor­tant le rôle des forces pro­duc­trices d’un pays au len­de­main de la révo­lu­tion ; si cette der­nière devait en sor­tir vic­to­rieuse. Ce pro­blème du len­de­main de la Révo­lu­tion, devint depuis, le pro­blème le plus à l’ordre du jour et atti­rait l’at­ten­tion sur­tout de col­lec­ti­vi­tés, d’or­ga­ni­sa­tions ouvrières plu­tôt que d’in­di­vi­dua­li­tés séparées.

Certes, on n’est qu’au seuil de solu­tions, mais il est déjà très impor­tant de consta­ter que le pro­blème de la recons­truc­tion de la socié­té au len­de­main d’une révo­lu­tion, sort de son enfance fan­tai­siste dans laquelle elle s’é­bat­tait jus­qu’i­ci et prend une forme concrète et palpable.

Don­nons ici quelques-unes de ces ini­tia­tives d’é­tudes pré­pa­ra­toires sur la trans­for­ma­tion sociale, ne nous occu­pant, pour le moment, que de celles entre­prises par des orga­ni­sa­tions ouvrières fédéralistes.

Il y a un an, les syn­di­ca­listes mino­ri­taires de la Seine, avaient com­men­cé une série d’é­tudes sur les formes syn­di­cales de la socié­té future. Le syn­di­ca­lisme, d’a­près ces cama­rades, n’é­tait pas seule­ment une phi­lo­so­phie de défen­sive et d’of­fen­sive dans la lutte actuelle, mais était aus­si une phi­lo­so­phie construc­tive. Leur point de repère était que « nul mieux que l’en­semble des tra­vailleurs de toutes caté­go­ries — manuelles ou intel­lec­tuelles — à cause de ses connais­sances pré­cises, par caté­go­ries (ce qui donne à l’en­semble plus de sûre­té de vues), n’est mieux en mesure de régler l’en­semble du tra­vail et le fonc­tion­ne­ment du détail par catégories. »

En concluant, dans une phrase plu­tôt obs­cure, que le syn­di­ca­lisme était « par son ori­gine même, la seule phi­lo­so­phie éco­no­mique et sociale à base solide, mais sans rigi­di­té, la seule qui, par essence, soit sen­sible à la marche du pro­grès, tout en conser­vant son arma­ture de prin­cipes », les syn­di­ca­listes mino­ri­taires des­si­nèrent leur plan d’é­tudes syn­di­ca­listes en le sub­di­vi­sant en deux par­ties : la pre­mière par­tie concer­nait l’é­tude de l’or­ga­ni­sa­tion du tra­vail, la seconde celle de l’or­ga­ni­sa­tion sociale.

Le tra­vail se sub­di­vi­sait en plu­sieurs sec­tions comme suit :

1° Vues d’a­ve­nir : L’u­sine et sa base, l’a­te­lier. Vie tech­nique et vie sociale dans l’une et dans l’autre.

La vie géné­rale de l’a­te­lier est dis­cu­tée dans des réunions d’a­te­lier où se dési­gnent les délé­gués pour ques­tions tech­niques et pour ques­tions sociales. Le délé­gué pour ques­tions tech­niques a pour fonc­tion « d’ar­bi­trer les contes­ta­tions entre ouvriers », d’ex­po­ser au direc­teur tech­nique les récla­ma­tions ou reven­di­ca­tions des ouvriers, etc. Le délé­gué à la vie sociale règle l’in­té­rêt géné­ral de l’a­te­lier, veille à l’ap­pli­ca­tion des dis­po­si­tions rela­tives au tra­vail, à l’hy­giène des locaux, etc.

La vie de l’u­sine est réglée par un Conseil de ges­tion tech­nique, un Conseil de ges­tion sociale et un Conseil d’Ad­mi­nis­tra­tion. Le sché­ma de la Mino­ri­té Syn­di­ca­liste n’in­dique pas par qui le pre­mier de ces Conseils est élu ; celui de la ges­tion sociale est élu par l’en­semble des tra­vailleurs de l’u­sine. Outre les fonc­tions ordi­naires qu’il a, il éta­blit aus­si le contact avec les organes syn­di­caux et locaux en dehors de l’usine.

Quant au Conseil d’Ad­mi­nis­tra­tion, il semble être élu non pas par les tra­vailleurs direc­te­ment, mais par les deux autres Conseils assem­blés en séance plé­nière. Ce sys­tème nous rap­pelle un peu les élec­tions séna­to­riales, et nous éloigne trop du fédé­ra­lisme qui devrait être à la base de toutes nos formes d’organisation.

Après l’u­sine, l’en­ti­té ouvrière qui suit est le Syn­di­cat Local. Cet orga­nisme fonc­tion­ne­ra, d’a­près les auteurs du sché­ma, par l’in­ter­mé­diaire de deux orga­nismes com­plè­te­ment distincts :

  1. Un Conseil tech­nique com­po­sé de délé­gués syn­di­qués de chaque usine, lais­sant aux syn­di­qués eux-mêmes le soin de déci­der si ces délé­gués seront élus par eux seuls ou par l’en­semble des ouvriers ;
  2. Un Conseil Syn­di­cal élu par l’As­sem­blée géné­rale du syn­di­cat devant lequel le pre­mier Conseil rap­por­te­ra le résul­tat de ses travaux.

2° Pos­si­bi­li­tés actuelles. – En tant qu’il est impos­sible de réa­li­ser les vues ci-des­sus dans l’u­sine actuelle, il fau­dra essayer de les rem­plir comme on le pour­ra, au moyen du contrôle syn­di­cal. Ce contrôle syn­di­cal sera mis en œuvre par le comi­té d’u­sine qui ne doit pas être un orga­nisme indé­pen­dant du syn­di­cat, mais bien l’ap­pa­reil basique de ce syndicat.

Cette pen­sée des auteurs du sché­ma nous rap­pelle en tous points la forme d’or­ga­ni­sa­tion syn­di­cale intro­duite par les bol­che­vistes en Rus­sie, et qui est l’o­ri­gine de conflits inces­sants entre le comi­té d’u­sine — seule uni­té capable de contrô­ler l’u­sine — et le syn­di­cat local qui ne connaît que très impar­fai­te­ment et par­tiel­le­ment la vie de cette usine. Du reste, on trouve dans cette forme de rela­tions, les pre­miers symp­tômes d’une orga­ni­sa­tion syn­di­cale hié­rar­chique et, par consé­quent, cen­tra­li­sa­trice ; et enfin, un comi­té d’u­sine qui devrait cer­tai­ne­ment être élu par tous les tra­vailleurs de cette usine, qu’ils soient syn­di­qués ou non, ne pour­rait être sou­mis aux déci­sions et ordres d’un orga­nisme syn­di­cal qui n’u­nit pas dans son sein, tous les tra­vailleurs d’une même indus­trie ou d’une même loca­li­té. Par consé­quent, nous croyons que la for­mule des auteurs du sché­ma, que « seuls les syn­di­qués doivent par­ti­ci­per à l’or­ga­ni­sa­tion et au fonc­tion­ne­ment des comi­tés d’u­sine », intro­duit un élé­ment de dis­corde et de dan­ger pour la bonne marche du tra­vail, du Comi­té et des rela­tions entre syn­di­qués et non-syn­di­qués, sur­tout dans la socié­té actuelle où le moindre conflit entre eux est immé­dia­te­ment exploi­té par le patronat.

Quant au contrôle syn­di­cal lui-même (que l’on aurait dû plu­tôt dénom­mer contrôle ouvrier), il consiste, outre le contrôle ordi­naire des condi­tions de tra­vail et d’hy­giène, à étu­dier le fonc­tion­ne­ment de l’u­sine et de ses divers rouages.

3° Vues sur une orga­ni­sa­tion sociale à base syn­di­ca­liste. – Cette par­tie du sché­ma éla­bo­rée par la mino­ri­té syn­di­ca­liste, qui sort des limites cor­po­ra­tives et « pro­duc­trices » est très incom­plète car, dans les para­graphes éla­bo­rés, elle ne touche, après tout, que des ques­tions direc­te­ment rela­tives à l’é­co­no­mie natio­nale, mais ne touche pas aux ques­tions non éco­no­miques, telles l’é­du­ca­tion et autres mani­fes­ta­tions de la vie d’un peuple que nous appe­lons habi­tuel­le­ment sa vie poli­tique et sociale.

Tout d’a­bord, le sché­ma exa­mine la ques­tion de la répar­ti­tion qu’il consi­dère être du res­sort de l’U­nion Locale. Ce pro­blème se sub­di­vise en celui des orga­nismes de répar­ti­tion (maga­sins de vente, ser­vices de sta­tis­tique), en celui du sys­tème de répar­ti­tion (lié au sys­tème d’é­change et de cré­dit) et en celui des moyens de trans­port.

Les orga­nismes de répar­ti­tion fonc­tion­ne­raient exac­te­ment comme l’u­sine, le chan­tier ou tout autre lieu de tra­vail, le rayon étant au maga­sin ce que l’a­te­lier est a l’u­sine. Ain­si, le maga­sin serait géré par un Conseil de ges­tion tech­nique, un Conseil de ges­tion sociale et un Conseil d’Ad­mi­nis­tra­tion, élus et agis­sant comme les Conseils cor­res­pon­dants d’une usine.

Les syn­di­cats d’employés de ces maga­sins fonc­tion­ne­raient comme les syn­di­cats locaux d’industries.

En appro­chant le pro­blème d’é­change et de cré­dit, la Mino­ri­té Syn­di­ca­liste s’est trou­vée devant deux moyens de fixer la valeur d’é­change : ou bien que tout indi­vi­du phy­si­que­ment capable de tra­vailler est obli­gé de don­ner une par­tie de son éner­gie au tra­vail com­mun, en échange de quoi il rece­vra les pro­duits dont il a besoin, la part de tra­vail de chaque indi­vi­du étant contrô­lée et « payée » soit en nature, soit par une carte de tra­vail don­nant droit aux pro­duits néces­saires (la quan­ti­té de ces der­niers sera-t-elle aus­si contrô­lée?); ou bien en intro­dui­sant le prin­cipe « de cha­cun selon ses forces, à cha­cun selon ses besoins », sans aucun contrôle d’un côté comme de l’autre. La mino­ri­té syn­di­ca­liste « juge que le deuxième sys­tème ne sau­rait être employé d’emblée dès le début de la Révo­lu­tion ; d’a­bord à cause des imper­fec­tions indi­vi­duelles léguées par le régime capi­ta­liste et aus­si à cause de la men­ta­li­té des habi­tants, prin­ci­pa­le­ment de ceux des cam­pagnes qu’on ne gagne­ra pas rapi­de­ment à ces idées et qui seront rétifs aux réqui­si­tions et capables d’or­ga­ni­ser la résis­tance armée pour défendre leur « pro­prié­té », qu’ils jugent légi­time, sur leurs produits ».

Cette idée que l’in­tro­duc­tion du prin­cipe « de cha­cun selon ses forces, à cha­cun selon ses besoins », n’est pos­sible que par le moyen de réqui­si­tions — néces­sai­re­ment for­cées et à main armée — est, pour le moins, baroque dans un sché­ma sérieux. Les dif­fi­cul­tés, néan­moins, sont incon­tes­tables et la solu­tion de cette par­tie du pro­blème demande cer­tai­ne­ment à être sérieu­se­ment approfondie.

La mino­ri­té syn­di­ca­liste consi­dère que le seul sys­tème pra­ti­cable est celui du tra­vail rému­né­ré, mais ne donne pas de solu­tion pra­tique, trou­vant que ce côté de la ques­tion lui donne encore beau­coup de fils à retordre.

Le sché­ma, inter­rom­pant l’ar­gu­men­ta­tion tou­chant à la ques­tion ardue de la répar­ti­tion et de l’é­change, donne ensuite un aper­çu sur le rôle et les fonc­tions de l’Union Locale qui, d’a­près elle, doit être l’or­ga­nisme ter­ri­to­rial de contrôle et de déci­sion admi­nis­tra­tive au point de vue de pro­duc­tion, répar­ti­tion et vie sociale. Cette Union Locale agit par l’in­ter­mé­diaire du Comi­té de l’U­nion Locale qui, pour pou­voir fonc­tion­ner nor­ma­le­ment, devra être assez nom­breux. Ce Comi­té forme, avec les délé­gués des syn­di­cats locaux, des sec­tions syn­di­cales et des délé­gués directs de l’U­nion Locale, trois Conseils régis­sant la vie de toute la com­mu­nau­té. Ces trois Conseils sont :

Le Conseil tech­nique de pro­duc­tion locale ; le Conseil tech­nique de répar­ti­tion locale et de sta­tis­tique locale (ne serait-ce pas mieux d’a­voir un Conseil de Sta­tis­tique déta­ché de la répar­ti­tion comme de la pro­duc­tion?), et le Conseil tech­nique de la vie sociale locale, c’est-à-dire communale.

Le ser­vice de sta­tis­tique se divise en : sta­tis­tique de pro­duc­tion et en sta­tis­tique de répar­ti­tion. Les décla­ra­tions de pro­duc­tion sont faites par les pro­duc­teurs eux-mêmes dans les com­munes rurales et par le ser­vice tech­nique de chaque usine pour l’in­dus­trie ; le contrôle de la décla­ra­tion est fait par le Conseil tech­nique du Syn­di­cat. Les décla­ra­tions de répar­ti­tion sont faites par les répar­ti­teurs com­mu­naux ou intercommunaux.

Le Conseil tech­nique de la vie sociale pos­sède divers ser­vices tels celui de la vie maté­rielle (voi­rie, éclai­rage, res­tau­rants, etc.), celui de l’é­du­ca­tion. (crèches, écoles, jar­dins publics, théâtres, biblio­thèques, etc.) gérés par des Com­mis­sions compétentes.

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C’est à regret­ter que les études entre­prises par la Mino­ri­té Syn­di­ca­liste se soient arrê­tées. Il est à espé­rer qu’elles puissent reprendre un de ces jours et que les cama­rades appro­fon­dissent davan­tage et sys­té­ma­ti­que­ment tous les points à peine ébau­chés dans les résul­tats publiés jus­qu’i­ci [[Pour plus de détails sur ces Études Syn­di­ca­listes, voir la « Bataille Syn­di­ca­liste », nos21, 22, 23, 24, 25 (juin-octobre 1924)]].

A. S.

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