La Presse Anarchiste

Importance de l’éducation morale

[[Dans la cor­res­pon­dance que nous échan­geons avec nos amis, lec­teurs et abon­nés, nous insis­tons tou­jours pour que tous ceux qui le peuvent, et ils sont nom­breux, consentent à col­la­bo­rer à « Plus Loin » régu­liè­re­ment ou occa­sion­nel­le­ment. « Plus Loin » ne veut pas être l’or­gane d’un petit noyau de gens qui en ren­drait aride la lec­ture par l’u­ni­for­mi­té des pen­sées déve­lop­pées. Nous insé­rons aujourd’­hui la lettre d’As­tié adres­sée à notre cama­rade David en sou­hai­tant qu’il soit imi­té par de nom­breux cama­rades. — N.D.L.R.]]

Mon cher ami, tu me demandes si aima­ble­ment d’é­crire pour la revue Plus Loin, que je ne puis résis­ter à ton offre. Tu as bien rai­son de cher­cher le plus de col­la­bo­ra­teurs pos­sible, afin de ne pas enfer­mer la revue dans un tout petit cercle qui finit par las­ser le lec­teur. Les contacts nom­breux, les frot­te­ments et même le heurt des idées, donnent une ani­ma­tion fruc­tueuse à une revue.

Je n’ai pas la pré­ten­tion de refaire du Reclus, du Kro­pot­kine. Ces pen­seurs ont éta­bli notre idéal. La seule chose qui varie et qui varie­ra tou­jours depuis eux, c’est le milieu dans lequel doit évo­luer cet idéal et c’est ce milieu variable qui est la cause de toutes les dis­si­dences en fait d’anarchie.

C’est ce milieu qu’il fau­drait peut-être étu­dier d’a­bord. En effet, ce qu’on appelle milieu, c’est la nature et les socié­tés où sont plon­gés les indi­vi­dus, qui modi­fient ces indi­vi­dus et que ces indi­vi­dus essayent plus ou moins de modi­fier à leur avan­tage. Si je limite la ques­tion aux milieux fré­quen­tés par les anar­chistes, je vois qu’ils sont fort dif­fé­rents. Je connais des anar­chistes qui vivent par­mi les bour­geois, d’autres par­mi les tech­ni­ciens, d’autres par­mi les ouvriers qua­li­fiés, des manœuvres.

La réac­tion de cha­cun de ces anar­chistes ne res­semble, ne peut res­sem­bler à celle de leurs cama­rades ; de plus par­mi eux, il y a les vio­lents, les doux, les jeunes, les vieux, ceux qui ont souf­fert, ceux qui ont la chance de vivre confor­ta­ble­ment. Quoi d’é­ton­nant qu’il y ait tant de diver­gences de vues entre anarchisants ?

Je crois qu’il ne faut pas se trou­bler outre mesure de toutes ces dif­fé­rences. Si j’ouvre un livre d’his­toire des reli­gions, je vois que toutes les reli­gions ont lut­té les unes contre les autres, que les schismes, les héré­sies les ont mor­ce­lées, bri­sées, divi­sées et si, phi­lo­so­phi­que­ment, je plane au-des­sus de ces agi­ta­tions spi­ri­tuelles, je vois qu’elles ont, toutes, sans excep­tion, été un fac­teur impor­tant de la civi­li­sa­tion, parce que toutes ont orien­té l’es­prit humain au-des­sus du terre-à-terre de la vie maté­rielle, vers les choses de la pen­sée et de la mora­li­té. Leur rôle est fini, elles ont dévié. La reli­gion, de spi­ri­tuelle qu’elle était, est deve­nue une arme pour conqué­rir la puis­sance et l’argent. Je n’ai cité cet exemple des reli­gions que pour mon­trer que la divi­sion n’est pas fata­le­ment la mort d’une idée.

Toutes les concep­tions liber­taires gra­vitent autour d’une même idée, l’i­déal anar­chiste. Ce qui les dif­fé­ren­cie, ce sont les modes d’at­taque contre la socié­té actuelle, basée sur la puis­sance de l’argent et sur le prin­cipe d’autorité.

Je n’ai pas l’in­ten­tion d’i­ma­gi­ner un sys­tème d’at­taque, une tac­tique, je ne suis ni un polé­miste, ni un théo­ri­cien, je n’offre aucune orga­ni­sa­tion toute prête à rem­pla­cer ce qui est actuel­le­ment. Il est hors du pou­voir d’un indi­vi­du, d’une col­lec­ti­vi­té même, d’at­ta­quer le monstre.

Sans croire à l’in­failli­bi­li­té du trans­for­misme, il me semble que les socié­tés agissent comme la nature. L’his­toire nous enseigne que toutes les révo­lu­tions sont le résul­tat d’une évo­lu­tion, que l’im­pa­tience, en matière de réforme, a tou­jours eu un résul­tat fâcheux. La muta­tion, c’est-à-dire la trans­for­ma­tion brusque n’existe pas en matière sociale ; nous ne pou­vons appe­ler révo­lu­tion le pas­sage d’un règne à un autre, même si, à la suite d’un coup d’É­tat, l’au­to­ri­té a chan­gé de mains, le prin­cipe d’au­to­ri­té est le même.

Tu vas croire, mon cher ami, que ces consta­ta­tions font de moi un conser­va­teur, un satis­fait. Non. J’es­saye sim­ple­ment de com­prendre les événements.

Repre­nons nos bou­quins, ils ont du bon, nous voyons que, soit dans la nature, soit dans les socié­tés humaines le rem­pla­ce­ment d’un élé­ment par un autre ne se fait que quand il y a un élé­ment de rem­pla­ce­ment. Véri­té de La Palisse ; ce sont les seules véri­tés irréfutables.

La vie aqua­tique n’a pu se trans­for­mer en vie aérienne que le jour où l’air a conte­nu les élé­ments favo­rables à cette nou­velle vie. Sou­vent, une infime trans­for­ma­tion du milieu a été cause de trans­for­ma­tions consi­dé­rables. Une tem­pé­ra­ture légè­re­ment plus basse est pro­ba­ble­ment cause de la dis­pa­ri­tion des monstres juras­siques. Dans les socié­tés humaines il en est de même. Je lisais der­niè­re­ment que le fait d’at­te­ler les che­vaux d’une façon plus ration­nelle pour uti­li­ser leur force, fut, pro­ba­ble­ment, la cause de la dis­pa­ri­tion brusque de l’es­cla­vage au VIIIe et au IXe siècle, tel qu’il était pra­ti­qué depuis la plus haute anti­qui­té. Quelques phi­lo­sophes du XVIIIe siècle pré­pa­rèrent la révo­lu­tion en rem­pla­çant un idéal par un autre.

Le devoir nous est donc tra­cé par la nature et par l’his­toire. La tâche de cha­cun de nous est de cher­cher ces élé­ments de rem­pla­ce­ment. Com­ment ? Voi­là la grosse question.

(à suivre)

[/​Astié/​]

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