La Presse Anarchiste

La question indochinoise au point de vue moral

Sous le titre « la ques­tion indo-chi­noise au point de vue moral », nous avons publié dans le der­nier numé­ro, dans le numé­ro 3, quelques extraits d’une bro­chure, écrite en décembre 1924, par un Fran­çais qui a vécu là-bas avec les indi­gènes, qui a su les com­prendre et s’en faire aimer.

Un de nos amis nous avait com­mu­ni­qué cette bro­chure pour notre curio­si­té per­son­nelle, sans pen­ser qu’elle pour­rait être de quelque uti­li­té pour le jour­nal. L’ayant lue, nous fûmes frap­pés de l’in­té­rêt qu’elle avait pour nos idées, et, sur-le-champ, nous vou­lûmes faire part à nos lec­teurs des obser­va­tions faites par un témoin de bonne foi sur la morale et le carac­tère des Anna­mites. Par dis­cré­tion, nous nous sommes conten­tés d’in­di­quer les ini­tiales de l’au­teur. Nous crai­gnions de le déso­bli­ger en l’im­pri­mant tout vif dans un jour­nal anar­chiste. Un timo­ré peut avoir peur que son œuvre ne soit dis­cré­di­tée parce qu’elle aura reçu par hasard l’ap­pro­ba­tion de gens comme nous.

Que sommes-nous donc ? Nos amis le savent bien. En dehors de tout par­ti, de toute Église, nous allons vers l’i­déal de l’af­fran­chis­se­ment humain. Nous sommes par consé­quent des anar­chistes. Seuls les anar­chistes ne forment pas de par­ti, ils ne peuvent pas for­mer de par­ti. Ils sont liés seule­ment par un idéal com­mun qui a pri­mi­ti­ve­ment don­né nais­sance à une véri­table et tou­chante fra­ter­ni­té. Celle-ci fut plus tard démo­lie par l’ab­sence de scru­pules et le cynisme des individualistes.

Les anar­chistes se ren­contrent encore dans la cri­tique de la socié­té actuelle. Mais ils se séparent bien­tôt dans des diva­ga­tions les plus sin­gu­lières et les plus sau­gre­nues, celles, par exemple, où abou­tit l’emploi d’une logique abso­lue sans le moindre esprit d’observation.

Des fana­tiques bor­nés ne voient que la ligne étroite d’une for­mule. Des fos­siles prennent les essais ten­tés par les pre­miers pen­seurs anar­chistes comme un dogme intan­gible et sacré, auquel il est inter­dit de rien ajou­ter ni rien retran­cher ; la véri­té est révé­lée, il n’y a qu’à la dire, et grâce à la révo­lu­tion, tout s’ar­ran­ge­ra dans l’ordre et l’har­mo­nie par­faits. Des indi­vi­dua­listes ne songent qu’à la satis­fac­tion de leurs appé­tits. Je ne parle que pour mémoire des impul­sifs, des demi-fous et des fous com­plets qui nous avaient enva­his et qu’on accueillait parce que l’a­nar­chie est par défi­ni­tion ouverte à tous. Grâce à Dieu (c’est une façon de par­ler), l’ap­pa­ri­tion de par­tis tin­ta­mar­resques, d’a­bord les came­lots du roi, puis les com­mu­nistes, nous a débar­ras­sés de cette clien­tèle encom­brante, celle des dés­équi­li­brés, qui vont où l’on crie le plus fort et qui courent vers le bruit comme les papillons volent vers la chandelle.

Lais­sons de côté les basses calom­nies de la police et de la presse. Elles sont à l’u­sage des sots.

Mais notre idéal sub­siste, et c’est le plus bel idéal et le plus humain. Cet idéal vaut qu’on tra­vaille à sa dif­fu­sion, qu’on tra­vaille à l’é­la­bo­ra­tion et au déve­lop­pe­ment de la morale anar­chiste, qu’on tra­vaille à l’é­tude des arran­ge­ments sociaux qui per­met­tront la réa­li­sa­tion de la plus grande par­tie de nos aspi­ra­tions. Les hommes qui ont sen­ti cet idéal le gardent dans leur cœur.

Sauf les excep­tions que j’ai énu­mé­rées plus haut, c’est par­mi les anar­chistes qu’on ren­contre le plus de per­sonnes tout à fait sym­pa­thiques, d’a­bord parce qu’ils sont dés­in­té­res­sés, car leur idéal va presque tou­jours à l’en­contre de leurs inté­rêts immé­diats, parce qu’ils n’ont aucune ambi­tion élec­to­rale ou poli­tique, parce qu’ils sont vrai­ment indé­pen­dants et farou­che­ment amou­reux de leur indé­pen­dance, parce qu’ils sont idéa­listes et qu’ils ont l’a­mour de l’hu­ma­ni­té et non la dévo­tion à un par­ti ou à une église. Des hommes, plus que des hommes, plus que les hommes de leur entou­rage, et vrai­ment des hommes. Les anar­chistes sont légion, mais ils ne s’af­fichent pas.

Ces hommes, hors de la règle morale com­mune, libé­rés des pré­ju­gés banaux, ces hommes qui s’ef­forcent de réflé­chir, qui agissent, par amour et non pour récom­pense, qui sont indé­pen­dants de toute cote­rie poli­tique ou reli­gieuse, finissent par être mon­trés au doigt comme des sau­vages, des ori­gi­naux, des anarchistes.

Voi­là le mot lâché ! C’est une injure dans la bouche des pleutres qui le pro­fèrent. Il ne faut en tirer ni gloire, ni honte.

Après cette longue digres­sion, tou­te­fois bien som­maire, car elle esca­mote quan­ti­té d’ex­pli­ca­tions qui vien­dront plus tard au cours des publi­ca­tions de ce jour­nal, — après cette digres­sion, nous sommes heu­reux de don­ner satis­fac­tion à l’au­teur de la bro­chure sur L’In­do-Chine qui nous demande de publier son nom.

Il s’ap­pelle M. P. Monet, fon­da­teur et direc­teur du foyer des étu­diants Anna­mites de Hanoï (Ton­kin), et il est secré­taire du Comi­té d’U­nion répu­bli­caine du Ton­kin. La bro­chure s’in­ti­tule : Avons-nous en Indo-Chine une poli­tique indi­gène répu­bli­caine ? et elle est en dépôt aux bureaux de l’Ar­mée Nou­velle, 8, rue Say, à Paris (9e).

M. P.

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