La Presse Anarchiste

Sur les services publics

Les rai­sons sont excel­lentes par les­quelles nombre de gens motivent leur abs­ten­tion dans l’ordre poli­tique ; nous avons fait allu­sion pré­cé­dem­ment au sen­ti­ment de dégoût que l’on éprouve devant l’ac­tion démo­ra­li­sante de la can­di­da­ture et du jeu par­le­men­taire. À ceci, s’a­joute pour cer­tains — pour les anar­chistes — la condam­na­tion du but actuel de toute élec­tion : la consti­tu­tion d’un gou­ver­ne­ment pour le fonc­tion­ne­ment régu­lier de la grande machine de l’État.

Néan­moins, toutes les consi­dé­ra­tions théo­riques n’empêchent pas les réa­li­tés de se faire sen­tir, ou mieux, mal­gré tout ce que l’on peut dire, ces réa­li­tés condi­tionnent notre exis­tence entière. Bien qu’ad­ver­saires du capi­ta­lisme, celui-ci a bien su nous for­cer à « ache­ter et vendre », et à déve­lop­per en nous les facul­tés par­ti­cu­lières que réclame cet exer­cice. Depuis plus de qua­rante ans, une grande par­tie de l’ac­ti­vi­té des tra­vailleurs a été employée à consti­tuer des Syn­di­cats, orga­ni­sa­tion ouvrié­riste oppo­sée à celle du Patro­nat. Notre vie jour­na­lière dans la com­plexi­té inouïe des rela­tions entre indi­vi­dus, ali­mente la doc­trine contre laquelle se révolte notre enten­de­ment. En théo­rie, nous pou­vons être des néga­teurs abso­lus — en pra­tique, nous nous sou­met­tons à l’en­semble des tra­di­tions, contre les­quelles nous invo­quons l’é­vo­lu­tion, et à l’ordre éta­bli, contre lequel nous ne voyons de salut que dans la révolution.

Domi­nés par le capi­tal dans l’ordre éco­no­mique, nous voyons, d’autre part, nos mou­ve­ments indi­vi­duels res­treints chaque jour par des lois, arrê­tés et décrets. Autour de nous, se tisse et se retisse un réseau à mailles tou­jours plus ser­rées et, que nous le vou­lions ou non, c’est dans la petite cel­lule qui nous reste que doit se com­plaire notre existence.

À bien regar­der les choses, l’É­tat joue un rôle double : d’un côté il est agent au ser­vice du capi­tal, à la fois gen­darme, poli­cier pro­vo­ca­teur et domes­tique à tout faire, de l’autre, il a assu­mé la direc­tion des ser­vices publics et consti­tué une armée de fonc­tion­naires. Sous ce deuxième aspect, l’É­tat n’est que par­tiel­le­ment aux ordres de la classe pos­sé­dante. Que celle-ci ait « fait son beurre » dans l’ex­ploi­ta­tion des trans­ports en com­mun, dans les four­ni­tures d’eau, de gaz et d’élec­tri­ci­té, c’est vrai ; qu’elle cherche à étendre son domaine, c’est encore vrai ; mais le besoin qui a créé ces ser­vices a des racines ailleurs. C’est une grande pous­sée de l’Es­prit nou­veau lut­tant contre la Tra­di­tion qui a vou­lu le déve­lop­pe­ment de l’ins­truc­tion, des assu­rances sociales et de l’hy­giène. Les pri­vi­lé­giés de la for­tune n’a­vaient aucun besoin de ces inno­va­tions. À chaque ins­tant dans les débats par­le­men­taires se fait sen­tir la riva­li­té entre ces deux fonc­tions dif­fé­rentes. C’est parce que les mêmes mains pré­sident à leur des­ti­née que la poli­tique s’im­misce dans les Ser­vices publics.

Ceux-ci tiennent déjà une place consi­dé­rable dans notre Socié­té ; ce sont eux qui nous donnent l’eau, la cha­leur et la force motrice à domi­cile ; puis les che­mins, rues, routes, voies fer­rées, mari­times et aériennes ; puis les écoles, musées et biblio­thèques, puis les com­mu­ni­ca­tions pos­tales et autres, et qui veillent à l’hy­giène par parcs, jar­dins et hôpi­taux…, ce sont les Ser­vices publics qui nous donnent toutes ces choses, ou nous les refusent… Et notre concep­tion de l’Or­ga­ni­sa­tion des socié­tés demande une exten­sion bien autre­ment consi­dé­rable de ces Ser­vices, dans les domaines du loge­ment, de l’a­li­men­ta­tion, etc. Mais de ceci plus tard.

La créa­tion de cha­cun de ces orga­nismes a répon­du à un besoin du moment ; ils sont pré­exis­tants, pour la plu­part, à cha­cun de nous ; ils se sont déve­lop­pés plus ou moins bien sous l’empire des néces­si­tés. Ces orga­nismes conti­nuent à évo­luer. Nous est-il indif­fé­rent qu’ils se dirigent dans un sens ou dans un autre ? N’au­rions-nous pas d’o­pi­nion à leur égard ; nous suf­fit-il de crier que tout « doit aller mal », parce qu’il y a un gou­ver­ne­ment et que toute solu­tion juste est impos­sible en rai­son de l’exis­tence de la pro­prié­té indi­vi­duelle ; pou­vons-nous croire que la révo­lu­tion remet­tra toutes choses au point, et qu’en un clin d’œil celui qui n’a jamais eu l’eau à proxi­mi­té de son logis aura acquis des notions de pro­pre­té ? Ce n’est pas mon avis. Dis­cu­tons ces pro­blèmes, énu­mé­rons des solu­tions accep­tables, met­tons-nous dans l’ha­bi­tude du désir envers ce qui nous manque. Comme en toute ques­tion, tra­vaillons pour les géné­ra­tions suivantes.

Le point de vue recom­man­dé ici est celui de la recherche des orga­ni­sa­tions conve­nant à des hommes libres et qui veulent le res­ter. Il n’est pas sup­po­sé que nous puis­sions faire pas­ser, main­te­nant, nos pro­po­si­tions dans le domaine de la pra­tique. Certes, dans beau­coup de cas simples, avec une dose suf­fi­sante de volon­té, ce ne serait pas impos­sible, mais n’ac­cu­mu­lons pas les dif­fi­cul­tés. Pré­co­ni­sons des solu­tions qui puissent conve­nir à des liber­taires, expo­sons un esprit, mais ne croyons pas que nous puis­sions avoir tout pré­vu ; les évé­ne­ments par­le­ront en temps et lieux, et ils par­le­ront d’au­tant plus clai­re­ment que nous aurons mieux mûri nos réflexions.

Nous ne met­tons dans le cas d’une com­mune rurale avec de petites indus­tries locales. Soit, par exemple, 1500 habi­tants, dont un mil­lier agglo­mé­rés en un vil­lage, et le reste dis­sé­mi­nés en fermes et hameaux ; soit 400 chefs de famille dont une cen­taine d’ou­vriers. La com­mune doit assu­rer le fonc­tion­ne­ment des ser­vices exis­tants, et elle se pré­oc­cu­pe­ra des amé­lio­ra­tions à y appor­ter en même temps que de pro­po­si­tions entiè­re­ment nouvelles.

Qu’il s’a­gisse de route, d’é­du­ca­tion, d’hy­giène, chaque jour, de droite ou de gauche, des pro­blèmes sont sou­le­vés. « Il fau­drait faire ceci, il fau­drait faire cela» ; toute solu­tion pro­po­sée amène quelques objec­tions ; il s’en­gage des contro­verses, car rien ne peut être modi­fié à rien sans déran­ger quelques habi­tudes, sans léser quelques inté­rêts. Plus grand sera le nombre de per­sonnes pre­nant part à la dis­cus­sion, plus confuse devien­dra la ques­tion, et la stag­na­tion risque d’en être l’is­sue. Il est pos­sible alors qu’on en sorte par une ini­tia­tive indi­vi­duelle éner­gique si le tra­vail n’est pas au-des­sus des forces d’un seul, ou par l’i­ni­tia­tive d’une mino­ri­té, mais c’est un cas bien rare. En géné­ral, pour pas­ser d’un pro­jet à une exé­cu­tion, il faut : le tohu-bohu de la libre expres­sion de toutes les opi­nions — le choix de quelques délé­gués — la mise au point par ceux-ci d’un pro­jet — ou de deux pro­jets contra­dic­toires — l’ac­cep­ta­tion par la com­mu­nau­té du tra­vail des délé­gués — la remise pour exé­cu­tion à un agent responsable.

Natu­rel­le­ment, il y aurait aus­si le règle­ment de comptes, et même dans l’or­ga­ni­sa­tion actuelle, c’est là que se trouve la pierre d’a­chop­pe­ment de tous les tra­vaux pro­po­sés ; cette ques­tion sera trai­tée plus loin.

Que le groupe des délé­gués prenne le nom de Conseil (muni­ci­pal), ou de Com­mis­sion, ou de Délé­ga­tion, ou même de Soviet, cela ne change rien au fond des choses. Ce qui importe, à notre point de vue, c’est que les délé­gués n’aient qu’un man­dat limi­té, limi­té en attri­bu­tion et en durée. Il peut s’a­gir d’une nou­velle route à tra­cer ; il peut s’a­gir de l’en­tre­tien des routes exis­tantes pen­dant un an, par exemple ; dans chaque cas, le man­dat se ter­mine avec l’a­chè­ve­ment du tra­vail. Ce qui importe encore, c’est qu’il y ait autant de délé­ga­tions qu’il y a de pro­blèmes dif­fé­rents. Pas de cumul, pas de pou­voir géné­ral, pas d’a­van­tage spécial.

Donc suc­ces­si­ve­ment : Dis­cus­sion par la com­mu­nau­té ; Étude par quelques délé­gués ; Exé­cu­tion par un seul. Le tra­vail de la com­mis­sion se fera d’au­tant mieux qu’elle sera com­po­sée de moins de membres. Pour débrouiller le fouillis des opi­nions contra­dic­toires, éclair­cir les mal­en­ten­dus, grou­per ce qui a été dit en deux ou trois pro­jets dif­fé­rents, choi­sir entre l’u­to­pique et le pra­tique, écou­ter le spé­cia­liste (peut-être ancré dans la rou­tine), et le nova­teur (peut-être un igno­rant bavard), un groupe de trois à cinq per­sonnes est lar­ge­ment suffisant.

La liber­té de cha­cun est-elle garan­tie dans ce contrat entre le délé­gué et cha­cun de ceux qui le délèguent — les élec­teurs si l’on veut ? Ces der­niers sont sau­ve­gar­dés par la limi­ta­tion du man­dat quant à son sujet et quant à sa durée, et aus­si par la res­pon­sa­bi­li­té qu’as­sume le man­da­taire. C’est ce qui se passe à chaque ins­tant pour la consti­tu­tion des Congrès, syn­di­caux et autres, natio­naux et inter­na­tio­naux. Le délé­gué a tout droit à la rému­né­ra­tion de ses ser­vices pour peu que cela en vaille la peine ; il a droit à ce qu’on le laisse tran­quille pen­dant son tra­vail ; il a droit à être jugé, féli­ci­té ou blâ­mé par ceux qu’il repré­sente en la cir­cons­tance ; son hon­nê­te­té ne cour­ra aucun dan­ger si aucun avan­tage spé­cial ne s’at­tache à la délé­ga­tion, ni pécu­niaire, ni honorifique.

Et com­ment choi­si­ra-t-on les délé­gués ? Quand on pense aux igno­mi­nies de la « can­di­da­ture », on est ten­té de s’a­dres­ser au rou­le­ment (alpha­bé­tique ou autre) ou au tirage par le sort, mais tout de même, on pré­fé­re­ra géné­ra­le­ment l’é­lec­tion au choix. Cela peut per­mettre, jus­qu’à un cer­tain point, la recherche d’une petite com­pé­tence dans le domaine dont la com­mis­sion a à connaître. On peut aus­si pen­ser à un tirage au sort dans une grande liste préa­la­ble­ment éta­blie par un vote géné­ral. L’ab­sence de toute signi­fi­ca­tion poli­tique enlève à ces élec­tions tout carac­tère mys­té­rieux et mys­tique ; cela n’a rien à voir avec la lutte des par­tis ; c’est une ques­tion tech­nique qui peut se liqui­der en toute sim­pli­ci­té. Il importe seule­ment que les prin­ci­pales opi­nions diver­gentes soient repré­sen­tées par­mi les délé­gués ; c’est pour­quoi il vaut mieux en prin­cipe « un délé­gué par opi­nion » que les scru­tins « de liste » ou par « sec­tion­ne­ment ter­ri­to­rial » qui depuis cin­quante ans font cou­ler tant de salive et tant d’encre dans les démocraties.

Il faut encore remar­quer ceci : dans la plu­part des cir­cons­tances qui se peuvent pré­sen­ter, les trois quarts et demi des habi­tants de la loca­li­té n’ont pas d’o­pi­nion ; un tiers peut-être des adultes, deux ou trois cents per­sonnes, s’in­té­res­se­ra à un pro­jet de lavoir muni­ci­pal, moins encore à une dis­tri­bu­tion d’eau. Eh bien, « qui ne dit mot consent », et c’est à ceux qui veulent à aller de l’avant.

Par la limi­ta­tion de leur com­pé­tence, les Conseils dont nous par­lons acquièrent un carac­tère tech­nique qui manque actuel­le­ment et en tota­li­té aux assem­blées déli­bé­rantes ; par leur mul­ti­pli­ci­té, ils perdent toute nature poli­tique et ils ne peuvent effrayer un homme libre.

P. Reclus

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