La Presse Anarchiste

Un nouvel aspect du problème agraire russe

Les écon­o­mistes russ­es dis­cu­tent actuelle­ment sur le résul­tat général de l’ap­pro­pri­a­tion de la terre par les paysans : est-ce la ten­dance com­mu­niste et la répar­ti­tion égal­i­taire qui ont pré­valu, ou bien assis­tons-nous au réveil des ten­dances indi­vid­u­al­istes, et une nou­velle bour­geoisie est-elle sur le point de naître dans les cam­pagnes ? La réponse à cette ques­tion dépend le plus sou­vent du point de vue per­son­nel de l’au­teur, de ce qu’il voudrait voir se réalis­er : les ren­seigne­ments sta­tis­tiques sont jusqu’à présent trop insuff­isants pour faire taire les préférences des par­tis. Voici, en tout cas, quelques chiffres tirés des sta­tis­tiques récentes.

D’après les don­nées de l’an­née 1923, 61 % en moyenne de toutes les ter­res sont pos­sédées en com­mun, mais la dis­tri­b­u­tion est très iné­gale, suiv­ant les régions : dans les provinces du cen­tre et du sud-est, où la com­mune agraire était restée à peu près intacte avant la révo­lu­tion, on ne trou­ve qu’un faible pour­cent­age de pro­priétés privées (dans les régions du Vol­ga et de l’Our­al par exem­ple, 1 % seule­ment ; dans la province de Moscou, 8 %; dans celle de Iaroslav, 34 %); par con­tre, dans les régions ouest et sud-ouest, où l’ap­pro­pri­a­tion privée était la règle depuis longtemps, on trou­ve, pour cette forme de pro­priété, un très fort pour­cent­age : jusqu’à 85 % dans la province de Smolen­sk, par exemple.

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Mais il est un autre phénomène dans la vie agraire russe qui est, plus encore peut-être que la per­sis­tance de l’an­ci­enne com­mune, capa­ble d’en­ray­er le développe­ment du cap­i­tal­isme rur­al : c’est la for­ma­tion d’ex­ploita­tions col­lec­tives nou­velles. On aurait tort de croire qu’elles ont été provo­quées par la poli­tique com­mu­niste pra­tiquée par le gou­verne­ment pen­dant les pre­miers temps de la révo­lu­tion ; tout au plus, cette poli­tique a‑t-elle pu, dans une cer­taine mesure, leur faciliter l’ex­is­tence. Un écon­o­miste russe auquel j’emprunte la plu­part des ren­seigne­ments ci-dessous et qui est loin d’être hos­tile à la pro­priété privée [[Masloff : Les exploita­tions agraires col­lec­tives (en russe dans la revue « Sovre­men­nya Zapis­ki », n°10).]] leur assigne les caus­es suiv­antes : 1° la Révo­lu­tion, en rehaus­sant le sen­ti­ment de l’in­di­vid­u­al­ité, a dévelop­pé l’aspi­ra­tion au pro­grès économique, à une cul­ture per­fec­tion­née ; 2° la désor­gan­i­sa­tion économique due à la guerre et à la Révo­lu­tion, a ren­du dif­fi­cile l’ex­ploita­tion indi­vidu­elle par suite de la pénurie du bétail, des machines agri­coles, etc.; elle a ain­si amené les paysans à se grouper ; 3° la fer­me­ture des usines a créé l’af­flu­ence dans les cam­pagnes, des sans-tra­vail des villes qui, ne pos­sé­dant indi­vidu­elle­ment ni terre ni instru­ments de tra­vail, venaient s’établir par groupes sur les ter­res libres (ayant appartenu à des grands pro­prié­taires, à des cou­vents ou aux Domaines) pour y for­mer des com­munes ou des coopéra­tives agri­coles ; 4° la poli­tique du pou­voir était favor­able aux exploita­tions col­lec­tives, et, enfin, 5° de nou­velles aspi­ra­tions se sont fait jour, grâce au fait même de la révo­lu­tion agraire, aux idées social­istes qui étaient dans l’air, aux ten­dances morales et religieuses de cer­taines sectes (très répan­dues en Russie dans le monde paysan).

Les exploita­tions col­lec­tives ne sont pas, en Russie, un phénomène absol­u­ment nou­veau, mais leur nom­bre était, avant la Révo­lu­tion, insignifi­ant : on n’en comp­tait que 33 en tout, pour la Russie entière. Mais, dès le début de la Révo­lu­tion, les spé­cial­istes com­pé­tents prévoy­aient le développe­ment rapi­de qu’elles allaient pren­dre [[Rap­ports au Con­grès agronomique tenu à Péters­bourg en juin 1917.]]; on le con­state, en effet, à par­tir de l’au­tomne 1917.

Les com­munes nou­velles sont de dif­férents types : asso­ci­a­tions agri­coles, où la terre et tout le tra­vail est en com­mun ; coopéra­tives, fondées en vue de cer­taines exploita­tions seule­ment ; asso­ci­a­tions — sortes de com­man­dites — pour effectuer en com­mun des travaux agri­coles. Dans cer­taines de ses asso­ci­a­tions, les con­tri­bu­tions des mem­bres (en ter­res, out­ils, etc.) con­stituent un fonds com­mun indi­vis auquel aucun des par­tic­i­pants n’a plus de droits ; s’il quitte la com­mune, il ne reçoit rien. Dans d’autres, les mem­bres con­ser­vent des droits à la part qu’ils ont apportée. La répar­ti­tion des pro­duits de l’ex­ploita­tion, ou des béné­fices, a lieu selon dif­férents principes. Dans les asso­ci­a­tions à fond com­munes indi­vis­es, lorsqu’elles se présen­tent sous leur forme la plus pure, la répar­ti­tion a lieu d’après les besoins des mem­bres ; dans d’autres, on tient égale­ment compte de la somme du tra­vail fourni. Là où les mem­bres con­ser­vent cer­tains droits à leurs parts, la répar­ti­tion se fonde soit unique­ment sur le tra­vail fourni, soit avec cer­taine con­sid­éra­tion du cap­i­tal apporté.

Il existe, enfin, une caté­gorie d’as­so­ci­a­tions où seule la par cha­cun règle la répar­ti­tion ; mais c’est là le cas le plus rare.

Dans les pre­mières années, le type com­mune pure, avec mise en com­mun total et répar­ti­tion selon les besoins, pré­dom­i­nait ; il faut dire que ces com­munes se com­po­saient en majeure par­tie des ouvri­ers des villes, dont une bonne par­tie est rev­enue au tra­vail indus­triel aus­sitôt que la pos­si­bil­ité s’en est présen­tée. Actuelle­ment, les asso­ci­a­tions se com­posent presque unique­ment (80% env­i­ron) de paysans, et le type pré­dom­i­nant d’or­gan­i­sa­tion est celui où tout le tra­vail des par­tic­i­pants se fait en com­mun, mais où ils con­ser­vent cer­tains droits à la part apportée, en terre ou en out­il­lage. Au début, seuls les paysans les plus pau­vres, man­quant de terre ou de chevaux de labour, adhéraient aux asso­ci­a­tions ; main­tenant, la par­tic­i­pa­tion des paysans moyens et même aisés aug­mente vis­i­ble­ment, à mesure que les avan­tages du groupe­ment apparaissent.

Il est intéres­sant de voir le développe­ment pro­gres­sif de ces com­munes divers­es ; dans 30 provinces les chiffres suiv­ants ont été enregistrés :

1918 : 1.384 communes.

1919 : 6.379

1920 : 11.232

1921 : 14.189

1922 : entre 12.000 et 13.000

1924 : env­i­ron 14.000

1925 : env­i­ron 20.000

(les chiffres exacts me manquent)

Ces com­munes englobent actuelle­ment une pop­u­la­tion de 1.500.000 habi­tants env­i­ron, avec une éten­due de terre d’à-peu-près 900.000 hectares. [[Ces chiffres sont emprun­tés aux divers Con­grès des Exploita­tions collectives.]]

Ces chiffres sont de beau­coup au-dessous de ce qu’ils seraient si on avait envis­agé la Russie entière et non pas 30 provinces seule­ment. Ain­si, un cal­cul fait pour 48 provinces indique comme éten­due totale 1.288.944 hectares. Et il faut ajouter que toutes les com­munes ne sont pas enregistrées.

Voilà quelques faits et quelques chiffres qui peu­vent fournir matière à réflex­ion sur ce que peut être dans l’avenir la solu­tion du prob­lème agraire. Dans tous les cas, nous avons là un exem­ple unique dans l’his­toire de dizaines de mil­liers d’ex­ploita­tions paysannes par­ti­c­ulières englobées dans des organ­i­sa­tions col­lec­tives, bénév­ole­ment et sous la seule pres­sion de l’expérience.

M. Isidine


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