La Presse Anarchiste

À travers le monde

La grève des che­mi­nots et du trans­port. – De tous les grands conflits entre le capi­tal et le tra­vail, la grève des che­mi­nots et des ouvriers du trans­port de la Grande-Bre­tagne pré­sente un carac­tère unique dans les annales du mou­ve­ment trade-unio­niste, depuis l’é­poque de sa recon­nais­sance, comme un fac­teur des plus impor­tants dans la vie éco­no­mique, comme dans la vie poli­tique de la nation. Un de ses carac­té­ris­tiques par­ti­cu­liers, est l’at­ti­tude appa­rem­ment intran­si­geante qu’ont adop­tée les deux par­tis bel­li­gé­rants, qui se lancent l’un à l’autre un défi réci­proque. Il ne s’a­git plus, comme c’est géné­ra­le­ment le cas dans les grèves, d’une cer­taine caté­go­rie de capi­ta­listes en conflit plus ou moins ouvert avec une cer­taine par­tie du pro­lé­ta­riat orga­ni­sé ; mais cette fois-ci, nous nous trou­vons en pré­sence du Gou­ver­ne­ment qui fait ouver­te­ment sienne la cause de la nation qui, pré­tend-il, est sérieu­se­ment lésée par l’ac­tion des gré­vistes ; il se déclare prêt à faire face à toutes les consé­quences du conflit. D’un autre côté, c’est le repré­sen­tant de la Fédé­ra­tion des che­mi­nots qui menace son anta­go­niste d’une grève géné­rale de toutes les trade-unions, ou tout au moins de celles fai­sant par­tie de la triple alliance, qui com­prend les trois Fédé­ra­tions des mineurs, du trans­port et des che­mins de fer.

Un des points éga­le­ment remar­quables de cette grève, c’est que les deux chefs des par­tis en cause sont deux hommes poli­tiques notoires. L’un est Lloyd George, pré­sident du Conseil et un des chefs du par­ti ouvrier, l’autre est J.H. Tho­mas, secré­taire de l’U­nion natio­nale des Che­mins de fer, membre du Par­le­ment, et comme son anta­go­niste, un des chefs de file du par­ti ouvrier. Le pre­mier accuse devant la nation entière, le lea­der unio­niste de ne plus repré­sen­ter les inté­rêts du trade-unio­nisme en géné­ral, mais de n’être que l’ins­tru­ment d’une mino­ri­té de per­tur­ba­teurs et d’a­nar­chistes, dont les mobiles d’ac­tion sont étran­gers aux reven­di­ca­tions et au bien-être du pro­lé­ta­riat organisé.

À son tour, le repré­sen­tant des gré­vistes, après avoir dédai­gneu­se­ment repous­sé les accu­sa­tions de Lloyd George, lui répond par une vigou­reuse contre attaque. Dans un com­mu­ni­qué à la presse, M. Tho­mas s’ex­prime en sub­stance, comme suit « Le public, dési­rant connaître la cause de cette “cala­mi­té” (la grève des che­mi­nots), a été obli­gé de s’en rap­por­ter aux décla­ra­tions de la grande presse, organe du Gou­ver­ne­ment, une des par­ties en cause. C’est pour­quoi il n’a pu com­prendre com­ment 500.000 hommes pou­vaient ces­ser spon­ta­né­ment le tra­vail, sans avoir des rai­sons majeures pour prendre une telle détermination. 

« Les causes déter­mi­nantes de cette action n’ont pas été prises en consi­dé­ra­tion par la presse en ques­tion. Dans le Times de lun­di der­nier (29 sep­tembre), nous trou­vons ces mots : Comme pour la guerre avec l’Al­le­magne, la lutte doit conti­nuer jus­qu’à la fin.

« Pou­vons-nous nous faire une idée de ce que cela veut dire ? Cela ne veut pas dire autre chose que la réso­lu­tion bien arrê­tée, de la part du Gou­ver­ne­ment, de trai­ter ces 500.000 che­mi­nots dont un grand nombre ont com­bat­tu pour nos liber­tés et notre exis­tence natio­nale dans une lutte com­mune contre le mili­ta­risme prus­sien, comme s’ils étaient des enne­mis étran­gers. C’est une exci­ta­tion, à répandre le sang. C’est la mobi­li­sa­tion de toutes nos res­sources du temps de guerre contre nos propres citoyens. Déjà le Gou­ver­ne­ment agit d’a­près les sug­ges­tions du Times. Il a concen­tré des navires de guerre dans les ports prin­ci­paux ; un peu par­tout, d’une façon pro­vo­cante, il a fait sta­tion­ner des déta­che­ments de sol­dats. Enfin, ce qui est le pire de tout, il insiste sur la néces­si­té d’u­ser envers ces conci­toyens, des mêmes pro­cé­dés qu’il a employés contre un enne­mi étranger. »

Mais, comme en Angle­terre et dans tout le Royaume-Uni, rien ne peut se faire contre l’o­pi­nion publique, le Gou­ver­ne­ment s’ef­force de tuer la grève en la ren­dant impo­pu­laire aux yeux du grand public, et même devant les trade-unions. Car, ne l’ou­blions pas, Lloyd George n’est pas le rené­gat que l’on vou­drait dire, mais plu­tôt l’homme poli­tique habile qui connait son trade-unio­nisme à fond et dont le cré­dit est encore très grand, peut-être plus grand aujourd’­hui qu’en 1914. N’ou­blions pas non plus que la Grande-Bre­tagne est une nation fon­ciè­re­ment trade-unio­niste où nul ne peut impu­né­ment lan­cer un défi au par­ti tra­vailliste. Rap­pe­lons ici les paroles de cet homme poli­tique et lit­té­ra­teur anglais, Macau­lay : « Toute socié­té qui néglige son pro­lé­ta­riat est une socié­té condam­née à disparaître. »

Quelle que soit l’is­sue de ce grand conflit, nous sommes convain­cus qu’il se ter­mi­ne­ra à l’a­van­tage des gré­vistes et des trade-unionistes.

Ter­mi­nons en citant ce fait, non moins carac­té­ris­tique : bien que les deux par­tis en lutte se soient lan­cés un mutuel défi, les pour­par­lers, pour arri­ver à une entente à l’a­miable, n’ont jamais été inter­rom­pus, et d’une part comme de l’autre en espère des conces­sions mutuelles. Puisque les méca­ni­ciens, les chauf­feurs et les grais­seurs ont pu obte­nir satis­fac­tion sans avoir recours à la grève, il est dif­fi­cile de com­prendre com­ment pareille satis­fac­tion ne pour­rait pas être accor­dée aux autres tra­vailleurs du rail ; en toute jus­tice, cette satis­fac­tion doit leur être accordée.

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La grève des che­mi­nots et des ouvriers du trans­port s’est ter­mi­née dimanche soir 5 octobre, après une longue confé­rence au siège du Gou­ver­ne­ment bri­tan­nique (Dow­ning Street), entre les délé­gués ouvriers et les repré­sen­tants du Gou­ver­ne­ment. Le tra­vail a repris par­tiel­le­ment le soir même, et tota­le­ment le jour sui­vant. La grande presse annonce que le nou­vel arran­ge­ment conclu entre les deux par­tis donne satis­fac­tion à tout le monde. Nous igno­rons quelle peut être la vraie opi­nion des capi­ta­listes dans la conclu­sion de ce conflit, mais nous pou­vons affir­mer qu’elle est une belle vic­toire pour les cheminots.

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