La Presse Anarchiste

Indifférence

J’aime ton atonie, ô chère indifférence
Qui m’a ren­du aveu­gle et sourd.
Mes yeux morts sont voilés par une taie immense,
J’ai le tym­pan crevé comme un mau­vais tambour.

L’en­traîne­ment intense
Des jours de marche et des nuits sans sommeil,
Les heures de pluie ou de gel,
Des lessi­vages de soleil,
M’ont fait les joues hâlées.
Qua­tre ans de belle étoile au bord des fils de fer —
Belle étoile d’été, belle étoile d’hiver —
M’ont fait un corps dur et la chair musclée.
Pen­dant qua­tre ans, à force de souffrir,
De crain­dre la mort et de voir mourir,
Mon âme à la fin s’est gelée.
Ma bon­té, dont j’é­tais si fier,
Ma pitié, plan­tée dans le chair
Comme une épine, tou­jours vive,
Tout cela s’est rouil­lé comme un morceau de fer.

Sois sans âme, quoi qu’il arrive,
Un tel est mort ? — Pau­vre garçon !
Et puis l’on passe,
Nul en soi n’en gardera trace.
Seul l’é­goïsme encore donne un dernier frisson.
Un tel est mort, c’é­tait son jour.
Demain, sera-ce pas ton tour ?
Et cela même aus­si se rouille.
Sommes-nous pas voués à pour­rir dans ces trous,
En relève, à l’at­taque, en corvée, en patrouille,
N’im­porte quand et n’im­porte où ?
Je ne veux plus songer à rien,
Mon cœur se meurt dans ma poitrine,
Et se résigne.
Je ne peux plus songer à rien.
J’en suis fier… et cela m’accable..
L’in­dif­férence en moi monte comme du sable.
— Si je n’al­lais n’en plus guérir ?

Allons, ne va pas défaillir
Cari­atide de la tranchée.
Reste au para­pet les mains accrochées,
Regarde, plus loin que toi-même,
Si tu ne vois rien venir.
Te défendre, atta­quer, tenir :
Voilà les trois devoirs suprêmes.

J’aime ton héroïsme… ô les grands mots lâchés
Dont ton ardeur va me lécher,
Laisse mon courage tranquille.
Ne vois pas sur mon front têtu
La lueur de quelques vertus :
Mourir n’est pas très difficile.
N’ad­mire pas.
Prends-moi comme je suis, mon maître,
Mais sans pré­ten­dre à me connaître.
Je ne veux pas.
— Pour­tant, au fond de ta pensée,
Toute vie n’est pas effacée.
Pourquoi
Ai-je vu ton indifférence
Pren­dre une forme d’espérance?…
— Que t’im­porte ce que je pense
Puisque je sais souf­frir pour toi.

Hen­ry Jacques

(La Sym­phonie héroïque)


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