La Presse Anarchiste

La Chine et le péril japonais

Avez-vous jamais eu, lec­teur, une conver­sa­tion avec un Japo­nais sur le « péril chinois » ?

Si oui, vous avez été frap­pé pat l’a­na­lo­gie entre son argu­men­ta­tion et celle d’un Alle­mand pur sang, quand celui-ci explique la néces­si­té où s’est trou­vé l’Em­pire ger­ma­nique à s’en­ga­ger, en 1914, dans une « guerre de défense ».

« Nous avons peur, assurent les Japo­nais, de cette puis­sance for­mi­dable que repré­sentent ces popu­la­tions com­pactes de 400 mil­lions de Chi­nois ». Et, parce que les Japo­nais ont « peur », ils tiennent à tra­cas­ser et à ter­ro­ri­ser les Chi­nois, à mettre la main sur des régions habi­tées par ceux ci, sur des lignes de che­mins de fer et des gise­ments miniers, bref, à condam­ner la Chine à la vassalité.

La poli­tique impé­ria­liste japo­naise en Extrême-Orient, res­semble donc sin­gu­liè­re­ment à l’an­cienne poli­tique impé­ria­liste alle­mande en Europe. Et comme toute poli­tique bien avi­sée repose en der­nier lieu, sur des bases éco­no­miques, cette poli­tique impé­ria­liste a été jus­ti­fiée de part et d’autre, par les besoins qu’ont éprou­vés le Japon et l’Al­le­magne, de trou­ver de nou­veaux débou­chés pour leurs indus­tries et leur com­merce et de pous­ser à l’ex­ten­sion de leurs ter­ri­toires pour y écou­ler leur sur­plus de popu­la­tion [[Voir, par exemple, la poli­tique exté­rieure du Japon expli­quée par le japo­nais K.-K. Kawa­ka­mi, dans son livre Japan in World Poli­tics, Mac­mil­lan C°, Londres et New-York. Pour lui aus­si cette poli­tique est basée sur « l’ins­tinct de la pré­ser­va­tion » (ins­tinct of self-pre­ser­va­tion). Le grand motif qui a pous­sé le pays « a été ani­mé par le sen­ti­ment ins­tinc­tif que la situa­tion de son petit archi­pel, sur­peu­plé, doté seule­ment de res­sources res­treintes, était mena­cé à la fois de l’ex­té­rieur et de l’in­té­rieur ». La voie de sa pré­ser­va­tion se trouve pour le Japon, affirme l’Au­teur dans sa « solu­tion de la ques­tion chi­noise ». La poli­tique « l’A­sie aux Asia­tiques » que pré­co­nise M. Kawa­ka­mi, semble vou­loir dire pour lui : « L’A­sie aux Japonais ».]].

Et ce n’est pas seule­ment la poli­tique géné­rale des deux Empires qui se res­sem­blait, mais éga­le­ment les pro­cé­dés d’exé­cu­tion, la tac­tique gou­ver­ne­men­tale appli­quée des deux côtés. Les sujets japo­nais rési­dant en Chine, étant sou­mis, ces der­nières années, à la juri­dic­tion japo­naise, et les auto­ri­tés chi­noises ne pou­vant exi­ger d’eux l’o­béis­sance à la loi sans l’ap­pro­ba­tion du consul japo­nais (sans réci­pro­ci­té, natu­rel­le­ment, quant aux citoyens chi­nois rési­dant au Japon), le Japon a eu toute liber­té d’or­ga­ni­ser l’es­pion­nage en Chine, tout comme le gou­ver­ne­ment alle­mand orga­ni­sait avant la Grande-Guerre l’es­pion­nage en Angle­terre, en France, aux États-Unis. Les Japo­nais ont donc pu fomen­ter à leur aise des conflits dans la Jeune Répu­blique chi­noise, tout comme les Alle­mands fomen­taient des conflits en Europe, en Amé­rique, et un peu partout.

Enfin, c’est l’Al­le­magne de Guillaume II qui à direc­te­ment ser­vi de modèle au pays du Mika­do, quant à la poli­tique à suivre en Chine : c’est l’Em­pire alle­mand qui a le pre­mier exi­gé ce qu’on a bap­ti­sé sa « sphère d’in­fluence », par­ti­cu­lière sur la pro­vince chi­noise du Chan­toung, après l’oc­cu­pa­tion de Kiao-Tchéou en 1898 ; les autres grandes puis­sances ont sui­vi, récla­mant cha­cune sa « sphère d’in­fluence» ; mais toutes ont été dépas­sées, dans leurs pas­sions, par l’a­vide Japon, la nation par­ve­nue de l’Ex­trême-Orient [[Même au point de vue des cruau­tés com­mises dans l’exé­cu­tion d’une doc­trine de conquête natio­nale, le Japon parait avoir tenu à suivre l’exemple prus­sien : la délé­ga­tion chi­noise à Paris se trouve en pos­ses­sion d’un fort dos­sier, consis­tant en six volumes de péti­tions et de plaintes concer­nant les outrages et les cruau­tés com­mises par les troupes japo­naises dans le Chan­toung. Par­mi les cas énu­mé­rés, figurent des exemples de des­truc­tion entière de vil­lages et d’as­sas­si­nat inexcusable.]].

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La Chine, la plus ancienne de toutes les nations du monde, est assu­ré­ment aus­si par­mi les plus pai­sibles : c’est l’adhé­rent modèle de cette future Ligue des Nations où tous les dif­fé­rends se résolvent à l’a­miable, par l’ar­bi­trage et sans effu­sion de sang. Cela tient à son his­toire de mil­liers d’an­nées, à l’é­du­ca­tion phi­lo­so­phique et morale de ses masses popu­laires. « Tous entre les quatre mers sont des frères », est une concep­tion chi­noise plus ancienne que la concep­tion chré­tienne de la fra­ter­ni­té uni­ver­selle, et, mal­gré le fait que la Répu­blique chi­noi­sé est d’o­ri­gine très récente, les popu­la­tions chi­noises ont été nour­ries pen­dant des siècles dans les prin­cipes de la démo­cra­tie [[Faits rap­pe­lés dans une bro­chure de pro­pa­gande publiée par des asso­cia­tions chi­noises de Paris et de Londres sous le titre : Chi­na and the League of Nations, pages 5 et 8.]].

Les res­sources natu­relles du pays sont immenses, aus­si bien au point de vue indus­triel, car il pos­sède de riches gise­ments miné­raux, qu’au point de vue agri­cole. Le Chi­nois est bon ouvrier, intel­li­gent et labo­rieux ; mais les masses sont pauvres et peu ins­truites ; la tech­nique indus­trielle n’y est pas très déve­lop­pée dans les grands centres, et les moyens de com­mu­ni­ca­tions et de trans­ports modernes font encore par trop défaut : bref, la Chine est un Eldo­ra­do pour l’ex­ploi­ta­tion capi­ta­liste sur une échelle gigantesque.

D’autre part, depuis des siècles, la civi­li­sa­tion chi­noise s’é­tait répan­due au Japon, en Corée, au Siam, et dans l’An­nam, loin au-delà des limites de l’Em­pire céleste pro­pre­ment dit. Jus­qu’à une époque rela­ti­ve­ment récente, il se pou­vait donc y avoir ques­tion d’une domi­na­tion japo­naise en Chine, et les deux peuples vivaient en paix.

C’est le mili­ta­risme japo­nais éta­bli sur le modèle du mili­ta­risme. occi­den­tal qui a chan­gé les rap­ports ami­caux entre eux. Vain­cu dans la guerre chi­no-japo­naise de 1894 – 95, le colosse chi­nois ne pen­sait pas à la revanche, mais s’é­tant ren­du compte de l’é­tat arrié­ré du pays, il criait aux « réformes » dans toutes les direc­tions de la vie poli­tique et sociale.

Pen­dant ce temps, le vain­queur a tenu à enve­ni­mer, de plus en plus et constam­ment, les rela­tions entre voi­sins, et l’é­tat d’a­ni­mo­si­té s’est accen­tué sur­tout depuis 1905, après la conclu­sion de la guerre russo-japonaise.

Ayant été vic­to­rieux d’une grande puis­sance euro­péenne, le Japon a com­men­cé à se croire le maître de toute l’A­sie. D’a­bord et avant tout, l’Em­pire chi­nois a dû trans­fé­rer au Japon tous les droits dont jouis­sait, avant la guerre, la Rus­sie en Mand­chou­rie. Ce n’é­tait pas un devoir trop lourd pour les Chi­nois qui n’a­vaient vu qu’a­vec mécon­ten­te­ment l’in­fluence crois­sante de l’Em­pire mos­co­vite dans l’A­sie du Nord. Mais le Japon allait tou­jours plus loin dans ses exi­gences et son atti­tude est deve­nue de plus en plus agressive.

Le déclen­che­ment de la Grande, Guerre euro­péenne a don­né au Japon une occa­sion sans égale pour impo­ser sa domi­na­tion au voi­sin plus faible, moins mili­ta­ri­sé. En effet, les grandes puis­sances euro­péennes se trou­vaient aux prises dans une lutte à mort, et les États-Unis ne se trou­vaient pas encore en posi­tion pour inter­ve­nir d’une façon effec­tive en faveur de la Chine.

Sous le pré­texte de rem­plir son rôle d’al­lié vis-à-vis de la Grande-Bre­tagne et de vou­loir enrayer les causes de troubles futurs en Extrême-Orient, les troupes japo­naises allaient délo­ger les Alle­mands de Kiao-Tchéou. Puis, non content de se sub­sti­tuer à l’Al­le­magne, le Japon éten­dait la zone mili­taire d’oc­cu­pa­tion, en fai­sant des réqui­si­tions arbi­traires, en chas­sant les auto­ri­tés civiles de la pro­vince et en s’emparant des voies fer­rées et des mines, loin au delà de la ligne de démarcation.

Subi­te­ment, en pleine guerre inter­na­tio­nale, le 18 jan­vier 1915, donc tôt après la chute de Kiao-Tchéou, le Japon envoyait au Pré­sident chi­nois Yuan-Shi-Kai ses fameuses 21 demandes, et le for­çait à en signer le plus grand nombre, tout en réser­vant le reste pour de futures négo­cia­tions. Le trai­té du 25 mai 1915, fut impo­sé ain­si à la Chine qui n’a jamais ces­sé de pro­tes­ter contre l’ar­ro­gance de l’im­pé­ria­lisme japonais.

L’es­pace nous manque ici pour entrer dans un exa­men détaillé des prin­ci­pales exi­gences du Japon ; disons seule­ment qu’elles sou­mettent le peuple chi­nois. à la vas­sa­li­té éco­no­mique et poli­tique du Japon.

L’attitude des Alliés

Mais la situa­tion en Extrême-Orient est deve­nue par­ti­cu­liè­re­ment alar­mante pour la Chine et pré­caire au point de vue inter­na­tio­nal, depuis la déci­sion de la Confé­rence de la Paix de Paris, accor­dant la pro­vince chi­noise du Chan­toung au Japon.

Par son occu­pa­tion de l’île de For­mose située à proxi­mi­té de la pro­vince chi­noise de Fou-Kien, par son annexion de la Corée et par ses pri­vi­lèges sur la Mand­chou­rie et la Mon­go­lie, la situa­tion du Japon est déjà au plus haut degré mena­çante pour la Chine.

En don­nant aujourd’­hui au Japon la pro­vince du Chan­toung, les Alliés lui ont livré la clef de tout le lit­to­ral nord de la Chine et ils ont mis Pékin sous une menace immé­diate, dans le cas d’une agres­sion japonaise.

Ne nous occu­pons pas de la ques­tion de savoir si le trai­té de 1915 est léga­le­ment défen­dable ; il est en tout cas injuste au point de vue du droit des nations de dis­po­ser de leur sort et au point de vue inter­na­tio­nal, il res­te­ra condam­né au même titre que les fameux trai­tés de Buca­rest et de Brest-Litovsk.

Cepen­dant, la Confé­rence de la paix a rati­fié des points essen­tiels du trai­té que le Japon avait réus­si à impo­ser à la nation voi­sine ; c’est contré cette rati­fi­ca­tion que nous devons pro­tes­ter au nom même des prin­cipes wil­so­niens qui ont été à la base des négo­cia­tions de la paix mon­diale et dans l’in­té­rêt inter­na­tio­nal des peuples.

On sait quelle tem­pête d’in­di­gna­tion les clauses du Trai­té de Ver­sailles, rela­tives à la Chine, ont sou­le­vé aux États-Unis.

La Com­mis­sion séna­to­riale avait déci­dé en août der­nier que le mot « Japon » devrait être rem­pla­cé par le mot « Chine » dans les articles 156, 157 et 158, ceux concer­nant le Chantoung.

La Com­mis­sion exi­geait. donc que l’ar­ticle 156 com­men­çât ainsi :

« L’Al­le­magne renonce, en faveur de la Chine, à tous ses droits, titres et pri­vi­lèges — concer­nant notam­ment le ter­ri­toire de Kiao-Tchéou, les che­mins de fer, les mines et les câbles sous-marins, — qu’elle a acquis, en ver­tu du trai­té pas­sé par elle avec la Chine, le 6 mars 1898, et de tous autres actes concer­nant la pro­vince du Chantoung. »

De même pour les autres articles se rap­por­tant aux reven­di­ca­tions pré­sen­tées par les délé­gués chi­nois dans leur mémoire de février 1919, la Com­mis­sion séna­to­riale amé­ri­caine pro­po­sait, pour plu­sieurs des droits ou pro­prié­tés que l’Al­le­magne a dû céder, que la ces­sion ait lieu en faveur de la Chine et non pas du Japon.

L’o­pi­nion amé­ri­caine réus­si­ra-t-elle à impo­ser sa volon­té ? Il est vrai que le rejet du Trai­té de Ver­sailles par le Sénat amé­ri­cain ou que tout chan­ge­ment de son texte annuel entraî­ne­rait des dif­fi­cul­tés inter­na­tio­nales insur­mon­tables. Trou­ve­ra-t-on un pis-aller ? Lais­se­ra-t-on au Japon le temps de res­ti­tuer sans plus le Chan­toung à la Chine, sans attendre une déci­sion nette sur ce point de la Confé­rence de la paix ?

En tout cas, il faut que le scan­dale cesse. Il faut écar­ter le dan­ger, déjà pré­vu comme immi­nent que la Chine sou­te­nue par les États-Unis et peut-être, dit-on, par l’An­gle­terre et les colo­nies anglaises du Paci­fique, déclarent la guerre au Japon impé­ria­liste et que la « paix inter­na­tio­nale et durable », qu’on a atten­due de la Confé­rence de Paris, soit com­pro­mise avant même que cette confé­rence ait ter­mi­né ses séances.

Notons bien qu’il s’a­git ici d’un pro­blème vital, non seule­ment pour la Chine ; mais aus­si pour les États-Unis, et dont la por­tée dépasse de loin toute influence per­son­nelle d’un Pré­sident Wil­son ou d’un séna­teur Lodge.

L’in­dus­trie amé­ri­caine, comme l’in­dus­trie anglaise, ont le plus haut inté­rêt à la libre entrée en Chine et sur tous les mar­chés de cet immense conti­nent d’A­sie où tout est à réor­ga­ni­ser et qui ren­ferme encore des tré­sors natu­rels incom­men­su­rables. « L’A­sie aux Japo­nais » est bien la der­nière des maximes que pou­vaient favo­ri­ser ou tolé­rer les grandes puis­sances capi­ta­listes. Et nous, qui ne jugeons pas les pro­blèmes du point de vue capi­ta­liste, mais du point de vue idéa­liste du droit des peuples à l’exis­tence libre, et de leur fra­ter­ni­sa­tion inter­na­tio­nale, nous devons avouer que cette fois, nos sym­pa­thies seront avec ceux qui pour­ront ensei­gner au gou­ver­ne­ment japo­nais que la force des armes, l’ar­ro­gance natio­nale et les ruses de la diplo­ma­tie ne suf­fisent plus à un État pour pou­voir domi­ner le monde et tyran­ni­ser les peuples voisins.

Chris­tian Cornélissen

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